Azerbaïdjan contre Arménie : Le Caucase s’embrase

vendredi 9 octobre 2020.
 

Bakou et Erevan s’affrontent à nouveau pour le Nagorno-Karabagh, une province d’Azerbaïdjan très majoritairement peuplée d’Arméniens. L’absence de perspectives de négociations pourrait avoir poussé l’Azerbaïdjan à passer à l’offensive. Avec le soutien de la Turquie.

C’est déjà ce qu’un expert du Caucase appelle « une petite guerre » et non plus une succession d’escarmouches entre l’armée de l’Azerbaïdjan et celle de l’Arménie, comme il s’en produit très régulièrement depuis la dernière grande escalade militaire en date, dite « la guerre des quatre jours », en avril 2016. De la demi-douzaine de conflits territoriaux qui sont nés de l’éclatement de l’URSS, celui du Nagorno-Karabagh, plus connu sous le nom de Haut-Karabagh, est en effet celui qui a le plus fort potentiel explosif.

Parce que s’y mêlent la violence ethnique, des contentieux historiques et territoriaux vieux d’au moins un siècle, les ingérences de certaines puissances, en particulier la Turquie et la Russie, et le douloureux souvenir pour les Arméniens du génocide de 1915 perpétré par l’Empire ottoman – même si l’actuel conflit ne s’inscrit pas dans le cadre de cette histoire terrible.

Sur les images de propagande fournies par les deux pays, on voit des chars et des véhicules blindés en feu qui témoignent que les affrontements autour de l’enclave arménienne sont intenses, laissant craindre que le front du Nagorno-Karabagh ne redevienne, selon les mots du premier ministre arménien, Nikol Pachinian, une « guerre d’envergure aux conséquences imprévisibles ». Si l’Azerbaïdjan cache ses pertes militaires, celles du côté arménien s’élèvent déjà à plus de 60 soldats tués et des dizaines de blessés, selon le ministère de la défense de la République séparatiste. Par ailleurs, au moins onze civils ont trouvé la mort.

D’ores et déjà, Erevan a décrété « la mobilisation générale » et instauré « la loi martiale », ce qui n’était pas arrivé depuis 1990. Même tonalité guerrière du côté de l’Azerbaïdjan, dont le président Ilham Aliev a lui aussi décrété la loi martiale, ainsi qu’un couvre-feu à Bakou, dans d’autres grandes villes et près de la ligne de front.

Pour le moment, si l’on en croit une carte diffusée par l’armée turque qui montre l’avancée des troupes azerbaïdjanaises sur toute « la ligne de contact », c’est l’armée de Bakou qui semble avoir pris l’initiative de l’offensive. Elle a ainsi repris le contrôle de plusieurs villages. Araïk Haroutiounian, le président de la République séparatiste autoproclamée, a d’ailleurs reconnu que « des positions ont été perdues ».

Précédées par de terribles violences interethniques entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, notamment des pogroms anti-Arméniens à Soumgaït (30 civils tués) et Bakou (au moins 90 tués et 700 blessés), respectivement en février 1988 et en janvier 1990, soit avant même la dissolution de l’URSS, la guerre entre les deux ex-Républiques a vraiment commencé avec le départ de la région de l’armée soviétique. Principal enjeu du conflit : la possession du Nagorno-Karabagh, une province d’Azerbaïdjan peuplée majoritairement d’Arméniens, qui va se déclarer, après un vote de sa population, indépendante en 1991. Avec le soutien d’Erevan.

Le conflit durera jusqu’en 1994, avec deux grandes offensives arméniennes en 1992 et 1993, et, finalement, un cessez-le-feu. Il fera quelque 30 000 morts, 400 000 réfugiés arméniens d’Azerbaïdjan et 800 000 réfugiés azéris d’Arménie et du Karabagh. Les forces arméniennes ne font pas que s’emparer de l’enclave mais annexent en plus l’ensemble des terres situées entre celle-ci et l’Arménie.

Depuis, la petite République séparatiste, qui ne compte que 150 000 habitants sur 4 400 km2, qui n’a jamais été reconnue par la communauté internationale, pas même par l’Arménie, et dépend totalement pour sa survie de l’aide financière et militaire d’Erevan, vit sous ce régime de cessez-le-feu. Mais Bakou n’a jamais renoncé à reprendre le Nagorno-Karabagh et, d’abord, des terres limitrophes qui séparent l’enclave séparatiste de l’Arménie. La frontière entre les deux pays reste dès lors l’un des espaces les plus militarisés en Eurasie. Dans l’enclave arménienne, la population masculine est ainsi mobilisable à la minute et en permanence. Quant aux pourparlers de paix, ils n’ont jamais abouti.

Pour tenter de mettre fin au conflit, l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) a pourtant créé dès 1992 une structure, appelée Groupe de Minsk, composée de 11 États. « Mais ce groupe, résume l’écrivain et spécialiste du Caucase Jean-Louis Gouraud, a fait, depuis lors, la preuve éclatante de sa totale inefficacité. Étant coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie, les chances d’aboutir à une solution étaient faibles, les États-Unis étant totalement indifférents au sujet, la France impuissante et les Russes peu désireux de dégeler un conflit dont, à intervalles réguliers, ils se sont servis : tantôt pour convaincre l’Arménie d’adhérer à l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective, dont l’Arménie est membre fondateur, en 2002, avec la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan), une structure politico-militaire dirigée par Moscou censée contrebalancer l’OTAN, tantôt pour rappeler à l’Azerbaïdjan son état de dépendance lorsque cet dernier cherche à prendre ses distances avec l’ancienne puissance tutélaire et à rééquilibrer ses relations au profit des deux autres encombrantes puissances qui l’entourent, l’Iran et la Turquie. »

« Le Nagorny-Karabagh fait donc partie de ces fameux conflits gelés dont la persistance ne s’explique que parce qu’elle arrange, au fond, ceux-là même qui auraient les moyens de les régler, ajoute Jean-Louis Gouraud. Car Moscou a les moyens d’imposer des négociations de paix aux deux parties. Mais, pour servir ses propres intérêts, il a préféré garder cette plaie ouverte sur son flanc. Quel gâchis ! Les ressources considérables de l’Azerbaïdjan et l’habileté à commercer des Arméniens auraient pu transformer la région en un havre de prospérité économique. »

Si la position de la Russie a pu être favorable dans le passé à Bakou, si elle a même livré quantité d’armes aux deux belligérants pour le plus grand profit de son complexe militaro-industriel, elle penche aujourd’hui plutôt du côté d’Erevan, avec la présence d’une base et de gardes-frontière russes sur son territoire et un accord militaire liant les deux pays. D’où une relation de plus en plus asymétrique entre Erevan et Moscou, le gouvernement de Bakou voyant dans le parrain russe son assurance sur la vie. Mais le Kremlin ne joue jamais ouvertement franc-jeu quand il s’agit du Caucase. Et l’on sait qu’il a mal pris l’emprisonnement de l’ancien président (pro-russe) Robert Kotcharian et, d’une façon générale, le succès de la « révolution de velours » du printemps 2018.

Cette asymétrie existe beaucoup moins entre l’Azerbaïdjan, qui a établi une première République dès 1918, et la Turquie, même si les deux pays ont aussi des accords militaires et ont mené ensemble d’importantes manœuvres militaires en août, les plus grandes jamais organisées entre les deux pays.

Dès dimanche, Ankara s’est d’ailleurs engagé ouvertement aux côtés de Bakou : le ministre de la défense turc a affirmé qu’Ankara allait soutenir l’Azerbaïdjan « avec tous ses moyens » et le président Recep Tayyip Erdogan a promis d’aider ses « frères azerbaïdjanais ». « On ne peut pas dire que cette nouvelle escalade a été provoquée par la Turquie mais, les pourparlers étant bloqués, celle-ci a indéniablement contribué à ce que l’Azerbaïdjan prenne une position plus dure », analyse l’expert Sergei Markedonov dans une contribution à l’institut de recherche Carnegie Moscow Center.

Mais l’Azerbaïdjan n’est pas pour autant sous la coupe d’Ankara. Il a ainsi noué d’excellentes relations avec la Géorgie – l’oléoduc qui lui permet d’exporter le pétrole extrait de la mer Caspienne jusqu’au port turc de Ceyhan sur la Méditerranée passe par le territoire géorgien – et les États-Unis. Il a même diversifié ces dernières années ses approvisionnements en armes en devenant un allié d’Israël, qu’il fournit en pétrole et dont il reçoit notamment des systèmes de défense sophistiqués, dont des drones et des missiles – en 2016, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a affirmé que son pays avait signé un contrat de 5 milliards de dollars avec Tel Aviv, ce qui a suscité l’indignation du président arménien.

De son côté, Erevan a les meilleures relations qui soient avec Téhéran, qui a offert sa médiation – laquelle devrait être refusée par Bakou.

Déjà, en juillet, de violents accrochages avaient opposé les deux pays. Ils n’avaient pas pour autant débouché sur une reprise sérieuse des discussions, à la grande déception de Bakou, d’autant plus que la population du pays se manifeste pour exiger la récupération des terres perdues. Auparavant, souligne le Carnegie Moscow Center, « la “révolution de velours” de 2018, qui a porté au pouvoir Nikol Pachinian, avait aussi nourri les espoirs des dirigeants azerbaïdjanais du fait que le nouveau premier ministre n’avait aucun lien avec le Nagorno-Karabagh et, au contraire, avait déclaré la guerre au “clan dit du Karabagh” » et qu’une « ouverture était donc possible » pour résoudre le conflit. C’est le contraire qui s’est produit : Pachinian est devenu très pro-Karabagh, encore plus que son prédécesseur.

L’offensive actuelle serait donc la conséquence de la désillusion de Bakou, laquelle aurait renforcé le clan des faucons. « Il s’agit probablement d’une bataille pour s’emparer de petites parcelles de territoires, sans grande importance, qui permettront une déclaration symbolique de “victoire” et une victoire plus réelle sur le plan intérieur », précise encore Sergei Markedonov, du Carnegie Moscow Center. « Cette stratégie peut sembler infaillible en théorie, poursuit-il, mais, en pratique, placer la barre plus haut dans un conflit peut faire qu’il devienne très difficile d’y mettre fin. L’absence de discussions devient critique. Si le pendule du Karabagh n’est pas réparé très vite et si son balancier ne passe pas des généraux aux diplomates, il peut devenir irréparable. Et alors les perspectives d’une autre guerre régionale ne seront plus un simple scénario envisagé par les experts. »


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