Agriculture et agro-alimentaire : une alimentation mortifère

mercredi 7 octobre 2020.
 

Il y a plus meurtrier que les drogues, le tabac ou l’alcool : l’alimentation. Plus d’1 décès sur 5 à l’échelle planétaire qui compte une cinquantaine de millions de disparus chaque année est imputable aux effets de la production alimentaire capitaliste. Parmi ces victimes, il faudrait aussi inclure les individus privés totalement ou partiellement de nourriture qui paient de leur intégrité physique et mentale ou de leur vie les conséquences d’un système économique global et calé sur le seul profit. L’ONU s’était fixé 2030 pour horizon afin d’en terminer avec la faim sur la planète. La tendance est pourtant inverse et en hausse depuis 4 ans : en 2019, 821 millions de personnes étaient en état de sous-alimentation contre 811 l’année précédente. 2 milliards d’individus sont pour leur part en insécurité alimentaire (dont 9% en Europe et en Amérique du Nord). Enfin, toujours selon l’ONU, le nombre de morts par famine - 25.000 par jour soit plus de 9 millions par an dont 4 millions d’enfants - pourrait croître dramatiquement des suites de l’épidémie de Covid-19. La population d’individus menacée de famine pourrait passer de 135 millions à 265 millions et occasionner une véritable « pandémie de la faim » dont les scores risquent de pulvériser ceux du Coronavirus.

Mais revenons à la première cause de décès mondial, les 11 millions de personnes en 2017 que le mode de production-consommation alimentaire a empoisonnés. Les responsables des maladies dites « modernes » sont connus : sucre et sodas, produits industriels hyper-transformés et sur-salés, pesticides, insecticides, métaux lourds, etc. Globalement, la population en état d’alimentation de mauvaise qualité est estimée à 3 milliards. Parmi ceux-ci, les diagnostics de risques de mort prématurée concernent 2,2 milliards d’individus en surpoids et 650 millions d’obèses. Une tendance qui devrait s’accentuer si l’on se réfère aux prévisions pour 2030 : 3,3 milliards d’obèses et en surpoids. En ce qui les concerne, 1/3 des Français seraient en surpoids et 15% obèses.

Le meilleur système économique possible selon ses thuriféraires est loin d’être convaincant : il intoxique voire prive de nourriture plus de la moitié de l’humanité. Et si la petite agriculture traditionnelle est encore le premier employeur planétaire avec 1,3 milliards de personnes - essentiellement dans les PMA (pays les moins avancés) -, elle est singulièrement mise sous pression. Ces pays sont depuis le milieu des années 1980 devenus importateurs nets de produits agricoles et le déficit de leur commerce agricole s’accroît à la suite des soutiens à la production intérieure des pays développés. L’avenir se projette, sauf résistances, dans les assiettes de l’agriculture industrielle et de l’agro-alimentaire.

Celles-ci pourraient, selon ses supporters, nourrir 12 milliards d’individus. Mais même si les actes suivaient, on voit de quelle manière ! Pour descendre à la station Cauchemar, il suffit par exemple de suivre la filière de l’élevage industriel. Dans l’Hexagone, on constate qu’entre 1998 et 2010, le nombre d’élevages de porcs et de poules pondeuses a chuté de 87%. Le nombre de porcs par exploitation a en revanche triplé et 70% des poules pondeuses sont élevées dans des installations qui en concentrent plus de 50.000. La Bretagne qui accueille la moitié des élevages porcins géants paie le prix fort de la pollution générée (nappes phréatiques et algues vertes). Les gouvernements successifs n’ont fait que réglementer en faveur de l’agrandissement de ces exploitations en repoussant les seuils nécessitant des autorisations. Quant aux traités de libre-échange entre l’Europe et les pays sud-américains du Mercosur, ils vont avoir pour effet d’augmenter de 63,7% les importations de bœuf et d’inciter les agriculteurs européens à s’aligner sur des normes encore moins-disantes, en terme de qualité et de soins.

Ce dernier aspect, civilisationnel, n’est pas à négliger. L’article L214-1 du Code rural datant de septembre 2000 s’est fait l’écho d’une sensibilité émergente : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. » Mais on constate périodiquement par des vidéos de lanceurs d’alerte que l’on est loin du compte. Est-il réaliste de croire que des élevages de dizaines milliers d’animaux, soumis à des impératifs de « prix compétitifs », puissent les traiter autrement que comme de simples ressources ? Déjà en 1906, l’écrivain américain socialiste, Upton Sinclair, publiait un roman autour des abattoirs géants de Chicago. « La jungle » portait bien son nom. Avant Taylor, les premières chaînes industrielles soumettaient les bêtes et les hommes à l’implacable logique du profit pervertissant le rapport au monde que pouvait entretenir les seconds à leurs conditions d’existence. Aujourd’hui, en France, 40% des écoliers ignorent la composition des chips, du jambon et des nuggets !

A la fin du siècle dernier, l’anthropologue Lévi-Strauss imaginait qu’un « jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants (…) inspirera sans doute la même répulsion (…) que les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains ». Une prise de conscience pas si improbable si l’on prend en compte le fait que l’on ne mange pas que des aliments mais aussi des valeurs. Or ce que peut la croyance dans le bénéfice d’une alimentation, la certitude dans sa nocivité matérielle et psychologique le peut certainement tout autant. Rappelons par exemple l’opération marketing du breakfast américain « traditionnel » : œufs + bacon. La campagne lancée en 1920 par l’inventeur des « relations publiques », Ed. Bernays, et financée par les industriels du secteur intègre ce petit déjeuner dans l’american way of life grâce à la caution d’un millier de médecins sollicités pour le légitimer…

Aujourd’hui la production mondiale de viande est prospère : 323 millions de tonnes en 2017 et une croissance estimée de 15% pour 2027. Les Français engloutissent pour leur part plus de 84 kg de viande par an et se partagent 1 milliard d’animaux dont 97% de volailles. Mais sera-t-il possible de négliger longtemps le poids de l’élevage qui monopolise 80% de l’ensemble des terres agricoles mondiales (à titre indicatif, il faut 6 mètres carrés pour produire un kilo de pommes de terre et de légumes contre 323 et 1078 litres d’eau pour un kilo de bœuf) ? Sera-t-il possible de continuer à ignorer la part de l’élevage dans les émissions annuelles mondiales de gaz à effets de serre, soit 15% (avant les transports, 14%) ? L’agriculture industrielle, l’agro-alimentaire, non seulement ne nourrissent pas leur homme, l’empoisonnent plus souvent qu’à l’occasion, physiquement et psychiquement, mais accélèrent le processus de réchauffement climatique qui dégrade à son tour le potentiel agricole. Pour reprendre le slogan thatchérien, « il n’y a pas d’alternative », en l’occurrence à un changement radical de cap vers une agriculture moins carnée, paysanne et écologique qui permette aux paysans de vivre de leur travail et à tout le monde de manger sainement et à sa faim.2

Jean-Luc Bertet


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