Mort de Samuel Paty  : nous n’avons plus le droit de nous coucher

lundi 26 octobre 2020.
 

"Nous n’avons plus le droit de nous coucher. Mais quelques annonces gouvernementales ne suffiront pas. Il faut vraiment faire bloc. Enfin cesser de nous laisser intimider par ceux qui veulent nous imposer l’infamant stigmate du racisme ou de l’islamophobie. Affirmer fièrement que la France est cet unique pays où les religions n’imposent pas leur susceptibilité et que nous nous battrons pour préserver cet îlot de liberté qui sauve les non-croyants, mais aussi les croyants, de l’enfermement dans une communauté".

Arrêtons ! Arrêtons avec les « ils ne passeront pas », les « nous ferons bloc »… ! Arrêtons de nous payer de mots ! Voilà bientôt vingt ans qu’il n’y a plus de bloc et que l’obscurantisme, la bigoterie, la barbarie moyenâgeuse s’infiltrent par toutes les fissures. Les Territoires perdus de la République. Le livre a été publié en 2002. L’année de naissance de l’assassin de Samuel Paty. Et quand ce livre est sorti, ses auteurs ont été traités de racistes, accusés de monter en épingle des faits mineurs, sans importance… Et, ces dernières semaines encore, les accusations de racisme et d’islamophobie tentaient de réduire au silence ou d’assimiler à l’extrême droite identitaire ceux qui entendaient défendre notre conception française de la liberté de conscience.

Tout le problème est bien que, depuis vingt ans, nous ne faisons pas bloc. Un professeur fait un cours sur la liberté d’expression, il prend même, parce qu’il est tout sauf un provocateur, des précautions vis-à-vis des élèves qui pourraient être bousculés dans leurs convictions, et une part de sa hiérarchie considère en coulisse qu’il est « islamophobe » et préfère s’émouvoir de la plainte d’un pseudo-imam activiste fricotant avec l’extrême droite en même temps qu’avec les comités anti-islamophobie qu’affectionne l’extrême gauche. Voilà qui en dit long sur notre défaite. Samuel Paty n’est pas le seul. Combien d’autres ont subi le harcèlement de militants parfaitement organisés et se sont retrouvés isolés, montrés du doigt, menacés. Fallait-il cette horreur pour qu’enfin nous cessions de regarder ailleurs ?

Responsabilités

Il y aura bien sûr l’enquête, qui doit déterminer comment s’enchaînent les faits, depuis la cabale contre ce professeur jusqu’à l’entrée en scène d’un jeune Tchétchène accueilli avec ses parents au titre du droit d’asile. Mais une chose est sûre : ceux qui ont orchestré cette chasse à l’homme à coups de vidéos sur YouTube savaient très bien ce qu’ils faisaient. Ils ne sont pas « séparatistes », ils ne cherchent pas à s’extraire des lois de la République. Ils entendent imposer leur loi à la République et à l’ensemble des citoyens de ce pays. Et ils ne peuvent s’y employer que parce que nous avons reculé devant chacune de leurs attaques.

"Désormais, ils s’en prennent à l’école, parce qu’elle est l’outil de l’émancipation, de cette autre puissance incommensurable qu’est le savoir."

Ce n’est pas un hasard si ces gens s’en sont pris à un professeur. Au départ, il y avait eu des dessinateurs, parce que la puissance transgressive du rire, le vrai, celui qui vise le sacré, fait peur à tous les bigots et à tous les adeptes du totalitarisme religieux. Désormais, ils s’en prennent à l’école, parce qu’elle est l’outil de l’émancipation, de cette autre puissance incommensurable qu’est le savoir. Ce que ces gens détestent, c’est le cœur même du projet républicain : des hommes libres, que les savoirs universels dispensés par l’école ont délivrés des superstitions et des déterminismes, et qui s’assemblent en une communauté politique pour décider de leur destin. Ces gens veulent la bêtise, la peur et la soumission, pour contrôler leur « communauté » et étendre leur emprise. Et tout renoncement à la raison, toute concession faite à l’obscurantisme, toute fragilisation de la transmission des savoirs par l’école fut un tapis déroulé sous leurs pieds, une arme généreusement mise entre leurs mains.

Déni des uns, lâcheté des autres

Car ces gens progressent grâce au déni des uns, à la lâcheté des autres, à l’isolement de ceux qui résistent. Ils progressent par l’inversion de la culpabilité. Ainsi de Samuel Paty. « Mais finalement, n’a-t-il pas eu tort de montrer ces caricatures ? » Toujours la rhétorique de l’huile sur le feu. Certains en ont inventé une variante en exhumant la « Lettre aux instituteurs » de Jules Ferry, datée de 1883, dans laquelle le ministre demandait aux hussards noirs de « ne rien dire qui puisse choquer un père de famille ». Il leur enjoignait d’être particulièrement prudents en matière de religion. Il avait raison. Pour ne pas détourner certains parents de l’école républicaine. Pour gagner leur confiance. Faut-il y voir une invitation, aujourd’hui, à ne surtout pas aborder les sujets qui fâchent ? À ménager les susceptibilités ? Mais jusqu’où ? La phrase de Jules Ferry est celle-ci : « Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. » Le père auteur de la vidéo a-t-il quoi que ce soit à voir avec un « honnête homme » ? Jules Ferry édictait ces préceptes à un moment où la religion catholique était en recul. Il savait que la République avait gagné. Cette phrase est celle du vainqueur magnanime qui veut apaiser la société. Nous en sommes aux antipodes. La raison perd chaque jour du terrain. Et ceux qui se sentent « froissés » par un cours sur la liberté d’expression se sentiront bientôt « froissés » par un cours de sciences sur le Système solaire.

Car nous sommes pris entre deux feux. D’un côté, une religion qui, partout dans le monde, se replie sur sa dimension la plus littérale et la plus archaïque, et, de l’autre, une globalisation culturelle qui impose contre notre histoire et notre organisation politique une organisation en communautés venue des États-Unis. Il n’est besoin que de lire la presse anglo-saxonne pour comprendre que la France est l’objet d’une déstabilisation volontaire. Le New York Times ou le Washington Post en les accusant de racisme dans des articles à la résonance internationale, met une cible dans le dos de ceux qui entendent faire perdurer la laïcité à la française.

Les activistes et associations qui organisent depuis des années des campagnes de harcèlement juridique contre des journalistes ou contre des professeurs ont très bien compris comment utiliser notre État de droit pour détruire peu à peu nos libertés. Une stratégie, celle des Frères musulmans, dont l’attitude des parents d’élèves du collège de Samuel Paty est un exemple chimiquement pur. Mais cette stratégie ne peut marcher que parce que des gens bien intentionnés confondent volontairement musulmans et islamistes pour jouer les grandes consciences en lutte contre le racisme. Elle ne peut marcher que parce que depuis des années la laïcité est combattue à la fois par les bigots archaïques et par les anti-universalistes contemporains.

Une alliée de poids : la bêtise crasse

Et tous, islamistes cyniques et fanatiques ou gentils adeptes du racisme compassionnel et du « il faut comprendre, c’est leur culture », ont une alliée de poids : la bêtise crasse. Or la bêtise progresse. Ce n’est pas un hasard si les adeptes des accommodements avec les religions sont les mêmes qui ont consciencieusement détruit toute possibilité pour l’école de transmettre des savoirs. Ce sont les mêmes qui ont fait de l’école ce lieu où l’on organise des « débats citoyens » dans lesquels la parole du professeur est une opinion parmi d’autres. Ce sont les mêmes qui ont aboli la structure et la progressivité des programmes et des méthodes qui permettaient à l’école de développer chez les élèves la logique et la rigueur. Aujourd’hui, une part croissante de la jeunesse ne comprend pas la différence entre la laïcité à la française et la tolérance anglo-saxonne, fondement des sociétés communautaristes. Aujourd’hui, la moitié des jeunes musulmans place les règles de l’islam au-dessus des lois de la République. Tel est le résultat d’une école qui n’apprend plus à distinguer croyance et vérité scientifique, opinion et savoir.

Nous avons accueilli sur notre sol des gens dont les convictions et le mode de pensée sont aux antipodes de ceux que nous avons hérités de l’humanisme et des Lumières, tout en nous privant de l’outil qui nous permettait de transmettre à leurs enfants cet héritage. Pis, certains ont théorisé le fait que nous n’avions pas à transmettre cet héritage au motif qu’il ne serait pas le leur, que l’imposer serait colonialiste. Nous avons donc fait en sorte que des Français ne se sentent aucunement citoyens de la République française. Nous le payons aujourd’hui.

Nous n’avons plus le droit de nous coucher

Nous n’avons plus le droit de nous coucher. Mais quelques annonces gouvernementales ne suffiront pas. Quoi, on va expulser des étrangers radicalisés ? Très bien. Pourquoi maintenant ? Étaient-ils moins dangereux il y a quinze jours ? L’enjeu, désormais, est de reprendre la main. D’abord, en n’ayant plus le moindre complexe à expulser de notre territoire les étrangers qui enfreindraient nos lois ou n’accepteraient pas nos principes. Ensuite, en utilisant réellement notre arsenal juridique pour réduire au silence les activistes qui répandent depuis des décennies leur idéologie auprès de nos concitoyens musulmans. Encore faut-il que les juges soient convaincus de leur rôle dans cette offensive. Tout comme il faut que chaque administration, en premier lieu celle de l’Éducation nationale, le soit. C’est un travail à long terme. Les professeurs lucides le disent : leurs pires censeurs sont dans les rectorats… ou parmi leurs collègues.

Nous réarmer, c’est aussi ne pas laisser aux religions le monopole du discours sur la religion. C’est imposer le savoir à côté de la croyance. L’année 2002 est aussi l’année du rapport de Régis Debray sur l’enseignement du fait religieux. Il y prônait une formation des professeurs. Elle est essentielle. Parce que enseigner la lente élaboration du texte du Coran, qui court sur deux siècles, est la meilleure manière d’expliquer aux élèves qu’ils peuvent le croire incréé mais savoir qu’il est une construction humaine.

Relevons-nous

Mais nous réarmer, c’est, en effet, faire bloc. Enfin faire bloc. Enfin cesser de nous laisser intimider par ceux qui veulent nous imposer l’infamant stigmate du racisme ou de l’islamophobie. Affirmer fièrement que la France est cet unique pays où les religions n’imposent pas leur susceptibilité et que nous nous battrons pour préserver cet îlot de liberté qui sauve les non-croyants, mais aussi les croyants, de l’enfermement dans une communauté.

Relevons-nous pour que plus jamais un professeur n’ait peur d’aborder un sujet dans sa classe, pour que plus jamais un jeune Français ne soit jeté dans les bras des intégristes et livré à l’ignorance, pour que plus jamais des gens qui détestent ce que nous sommes ne nous empêchent de transmettre l’humanisme, les Lumières, le rire désacralisant de Rabelais, la lucidité pleine de doute de Montaigne, la révolte de Voltaire contre le délire intégriste. De les transmettre à tous les futurs citoyens, quelles que soient leur origine et leur religion.


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