La préfecture de police de Paris a menti pour couvrir les tirs d’un policier sur des jeunes innocents

jeudi 3 décembre 2020.
 

Mediapart publie la vidéo de cette violente interpellation. (cliquer sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge).

Alors que Gérald Darmanin doit être auditionné lundi à l’Assemblée nationale sur l’action des forces de l’ordre, Mediapart publie une nouvelle vidéo témoignant d’une action incompréhensible. Six jeunes, n’ayant commis aucun délit, sont violemment interpellés par des policiers agissant en toute illégalité. L’un des agents tire deux fois, sans sommation, vers la tête du conducteur. La préfecture de police de Paris n’a pas suspendu ce policier affirmant que la justice avait conclu à la légitime défense. Ce qui est faux.

« Une voiture noire nous a coupé la route. » Des hommes en sont sortis, « j’ai vu deux armes pointées sur nous et, quelques secondes après, on a entendu les coups de feu. » Assis à l’arrière de la voiture, « j’ai baissé la tête, j’ai vu ma vie défiler car j’ai vu la vitre se briser », confie Hugo, 19 ans, l’un des passagers.

Son ami Paul, qui ce soir-là conduisait le véhicule, se souvient, lui aussi, de ces hommes armés qui lui criaient : « “Coupe le contact, coupe le contact, enculé !” J’étais terrorisé. J’ai enclenché la marche arrière, car j’ai cru qu’on allait se faire tuer. »

Cette nuit du 30 avril 2019 restera à jamais gravée dans la mémoire de Paul, d’Hugo et de quatre de leurs amis, âgés de 16 à 22 ans. À 2 heures du matin, dans le bois de Boulogne à Paris, arrêtée à un feu rouge, leur voiture est soudainement bloquée par trois véhicules. Huit hommes armés en sortent, les mettent en joue et l’un d’entre eux tire à deux reprises, visant notamment la tête de Paul.

Contrairement à ce que craignent ces jeunes gens, ces hommes ne sont pas des voyous, mais bien des policiers de la brigade anticriminalité (BAC) qui, parce qu’ils les suspectent d’un vol de sac à main, les interpellent sans le moindre signe d’identification, ni brassard ni gyrophare. Et, alors que la situation ne présente aucun danger, ils vont user de leur arme sans faire de sommation.

Aucune image de ces violences policières n’a circulé sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Et pour cause, les seuls enregistrements provenant des caméras de vidéosurveillance n’ont été transmis à Paul qu’en juin, après de nombreuses demandes, depuis mai 2019, de son avocat, Raphaël Kempf, auprès du parquet de Paris.

Enterrées alors même qu’elles prouvent que les policiers agissent en toute illégalité et que l’un d’entre eux fait usage de son arme sans que la situation ne le justifie, ces images « démentent la version des policiers qui m’ont accusé de violence. J’ai été poursuivi pour ça et relaxé seulement en novembre dernier. Par contre, le policier qui a tiré en me visant continue de se balader avec son arme. J’ai porté plainte, mais l’enquête est plus longue le concernant », constate Paul.

Plus d’un an après les faits, la préfecture de police de Paris n’a pris aucune mesure à l’encontre de ces policiers. L’auteur des tirs continue d’exercer. Contactée par Mediapart, la préfecture nous a communiqué une fausse information, déclarant, le 16 novembre, que « le parquet a conclu à la légitime défense », justifiant ainsi qu’« aucune procédure administrative n’a été diligentée à l’encontre du policier ayant fait usage de son arme de service ».

Pourtant, de source judiciaire, le parquet n’a rien conclu de tel. L’enquête ouverte en mai 2019 pour « violences par personne dépositaire de l’autorité publique » vient de se terminer et les policiers pourraient bien être poursuivis.

La préfecture de police nous a recontactés le 28 novembre, jour des Marches pour les libertés, légitimant cette fois l’absence de suspension des policiers par « la complexité juridique de cette affaire ». Une communication qui s’emmêle pour tenter de justifier qu’aucune mesure n’a été décidée par le préfet Didier Lallement à l’encontre de ces agents.

Traumatisé, Paul, 22 ans, a eu une incapacité totale de travail (ITT) de quarante jours. Il a été contraint d’interrompre ses études, sujet à des « explosions impulsives », des « crises de pleurs » et des « ruminations centrées sur la peur qu’il a eue de mourir », selon l’expertise psychiatrique.

« La balle s’est logée dans la carrosserie à quelques centimètres à côté de ma tête, confie-t-il à Mediapart. J’ai cru mourir. »

Ce soir-là, Paul part avec cinq de ses amis « pour faire une virée dans Paris. On est allé au bois de Boulogne. Certains n’y étaient jamais allés et on s’était lancé des paris. C’était aussi idiot que ça ». Après avoir demandé des feuilles pour rouler des cigarettes à une prostituée, les six jeunes s’apprêtent à quitter le bois lorsqu’au niveau d’un feu rouge une voiture les dépasse et se met en travers de leur route.

« Deux hommes en sont sortis, une arme à la main. Je pensais que c’était des voyous qui nous braquaient pour nous voler. Ils ne nous ont jamais dit que c’étaient des policiers. » Lorsqu’ils se sont approchés des portières, « j’ai alors mis la marche arrière pour qu’on puisse se sauver parce que je pensais qu’on allait se faire tuer, poursuit-il. Là, j’ai heurté quelque chose en pensant à un arbre ou un trottoir ».

Il s’agit, en fait, d’un troisième véhicule de police banalisé. « Mais je ne l’avais pas vu. Mon attention était prise par les hommes qui nous menaçaient. Lorsque j’ai entendu le bruit des coups de feu, j’ai alors baissé la tête instantanément. »

Paul coupe alors le contact de sa voiture. « Un homme a ouvert ma portière et a essayé de me mettre dehors, mais j’avais la ceinture de sécurité. Il forçait en hurlant », explique-t-il. Choqué, c’est seulement « lorsque j’ai senti une menotte que j’ai réalisé que c’étaient des policiers. J’ai vu que mes amis n’étaient pas blessés. Je me suis dit que c’était bon, que je n’allais pas mourir ici ».

Mais le soulagement de Paul ne dure qu’un instant. Plaqué au sol par trois policiers, l’un d’entre eux lui tire « en arrière le bras, si fort qu’il m’a luxé l’épaule gauche. Je hurlais, mais il ne voulait rien entendre ». Sur le chemin du commissariat, « j’étais dans un état second, raconte-t-il. J’avais l’impression d’être en dehors de mon corps. Un moment de flottement pendant lequel je me refaisais la scène sans parvenir à comprendre ce déchainement de violence ».

Le jeune homme, perplexe, s’interroge : « Je ne sais pas si la couleur de ma peau a eu une incidence, se demande-t-il. Certains d’entre nous étant métis. Les policiers m’ont traité “d’enculé”, de “fils de pute”. »

Rapidement, les poursuites pour vol contre les six adolescents sont abandonnées. Cinq d’entre eux sont libérés, mais Paul voit sa garde à vue prolongée pour « violences volontaires sur personnes dépositaires de l’autorité publique, avec arme par destination sans incapacité totale de travail ».

Autrement dit, il se retrouve accusé d’avoir avec une arme par destination, en l’occurrence sa voiture, commis des violences, en heurtant le véhicule des policiers, sans qu’aucun n’en soit blessé.

Le parquet de Paris a maintenu les poursuites contre Paul, qui a été relaxé à l’issue de sa comparution, le 4 novembre, plus de dix-huit mois après les faits. Diffusées durant l’audience, les images de vidéosurveillance ont confirmé que les policiers, en toute illégalité, ne portaient aucun insigne permettant de les identifier et qu’il était donc parfaitement légitime pour Paul d’avoir dû reculer afin de fuir ce qu’il pensait être des braqueurs. « Pendant plus d’un an et demi, j’étais dans l’attente de ce jugement en étant à la place du coupable. Intérieurement, c’est révoltant », confie Paul, qui a dû interrompre sa formation.

« Quand j’ai vu les impacts de balles sur la voiture, je me suis effondré. » Toujours suivi par un psychologue pour « des crises de stress et de colère », Paul travaille aujourd’hui comme serveur « en attendant de se réorienter et pour payer les frais d’avocat. Tout s’est écroulé, dans mes études et au sein de ma famille, où la relation avec ma mère s’est tendue ».

« Elle est institutrice et mon père travaille dans la sécurité pour le Sénat, précise-t-il. J’ai déjà été contrôlé pour ma couleur de peau, mais je n’ai pas vraiment ressenti de colère contre la police. Depuis ce 30 avril, la peur de mourir et le comportement du policier qui porte plainte contre moi m’ont révolté. »

Il attend aujourd’hui avec impatience que le policier soit jugé. Et ne comprend pas qu’en attendant il ne soit pas suspendu. « La balle est passée à quelques centimètres de ma tête. Et ce policier est toujours armé et continue de travailler. On attend quoi ? Qu’il tue quelqu’un ? »

Les procès-verbaux rédigés la nuit des faits par ces policiers, à la suite de l’interpellation, ainsi que leurs auditions dans le cadre de l’enquête ouverte pour vol, que Mediapart a pu consulter, révèlent une multitude d’infractions commises par ces agents. Le 30 avril 2019, dans des véhicules banalisés, trois équipages de la brigade anticriminalité (de Boulogne, des XVIe et XVIIe arrondissements) tournent autour du bois de Boulogne et entendent un « appel de police secours indiquant un vol de sac à main, […] le seul signalement que nous avions, c’était que l’un des deux était de type africain et le numéro d’immatriculation [correspondant à celui du véhicule des six jeunes] », explique le major Patrick O., chargé de l’interpellation.

ls repèrent alors la voiture. Mais, poursuit-il, avec « le manque d’éclairage, nous étions dans l’impossibilité de déterminer le nombre d’individus à bord du véhicule ». Ils décident de les interpeller, mais, auparavant, contactent par téléphone la victime afin de s’assurer de sa plainte. « Elle ne voulait pas déposer plainte, regrette le chef du dispositif. Mais je l’ai convaincue en lui disant que nous avions des individus en surveillance. Je lui ai dit que nous allions les contrôler et que je la rappellerai pour m’assurer que ce sont bien les deux individus. »

Sans cette plainte, il n’y aurait pas eu « d’interpellation inutile », concède-t-il. D’autant que, selon un autre policier, ils ne disposaient d’aucune description concernant, par exemple, le sac – aucun d’entre eux n’ayant cru bon de se renseigner auprès de la victime.

« Je tiens à préciser que nous n’avions ni gyrophare ni brassard de police, lance, sans complexe, le major Patrick O. L’action a pris le dessus sur le réflexe de sortir son brassard. »

« L’action », c’est bien cela qui semble animer ces policiers ce soir-là. Oubliant leur fonction, ils ont agi dans l’irrespect du code de la sécurité intérieure (CSI), code juridique qui réglemente notamment toute opération de police. Il rend obligatoire le port du brassard, les sommations et délimite l’usage des armes.

Ainsi que le stipule l’article 435-1 du CSI, dans l’exercice de leur fonction, les agents de la police « peuvent faire usage de leur arme revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité ». Et cela, dans plusieurs cas : s’il y a atteinte à leur vie, à leur intégrité physique contre eux ou autrui, si, à la suite de deux sommations, ils ne peuvent défendre autrement un lieu ou des personnes, en cas de fuite des personnes suspectées, pour immobiliser leur véhicule ou pour empêcher la réitération d’un meurtre.

Or, ce soir-là, aucune de ces obligations n’est respectée et les agents ne font face à aucune des situations nécessitant l’usage d’une arme. La confusion est telle que les policiers eux-mêmes ne savent pas qui a tiré. Le chef du dispositif explique que lorsque « les deux coups de feu [sont] entendus, espacés de quelques secondes », il ne savait pas « s’il s’agissait d’un collègue qui avait tiré ou un des passagers du véhicule ». Et pour cause, « à [sa] connaissance », aucune sommation n’a été faite avant les tirs.

L’officier de police judiciaire (OPJ) tente de comprendre les raisons de ces tirs et questionne alors l’agent de la BAC sur la dangerosité des jeunes. La réponse est, en soi, un aveu d’illégalité du recours à la force : « Il n’y avait aucun élément qui nous laissait supposer que les individus pouvaient être dangereux. »

Un autre policier avoue d’ailleurs avoir lui-même fait « un bond en arrière » lorsque son collègue a tiré le premier coup de feu. « Je suis KO, dit-il, je ne réalise pas trop ce qu’il se passe lorsqu’un second coup de feu part. Sous l’impact, un collègue a chuté et j’ai eu aussi un mouvement de recul en réponse à l’impact. J’ai vu le conducteur recroquevillé sur lui-même. »

Auditionné, le policier auteur des deux tirs, Alexis B., tente de les légitimer en prétextant que les jeunes représentaient un danger lorsque leur véhicule a reculé. « Le conducteur a effectué une marche arrière et nous a percutés, je sors et je saisis mon arme et la dirige en direction du véhicule et je fais feu. »

Pour le second tir, il dit avoir « vu la détermination du conducteur, pensant qu’il allait faire une marche avant ». Aucune marche avant n’a été faite, comme l’atteste la vidéo. Sans avoir « visé, je pointe en direction du danger pour protéger les collègues, donc un tir de riposte », qui a été dirigé vers la vitre du conducteur, passant à quelques centimètres de sa tête. Selon lui, il aurait lancé avant de tirer : « Police, police ! »

À l’issue de son audition, outre sa plainte contre Paul pour des violences avec arme par destination, il se plaint « de douleurs aux cervicales », mais « ne souhaite pas aller voir un médecin de l’unité médico-judiciaire ».

Après l’interpellation, le sac n’a pas été retrouvé. Les policiers n’ont d’ailleurs effectué « aucune fouille, ni visite des environs » pour tenter de le récupérer. La plainte pour vol a donc été retirée.

En revanche, le parquet de Paris a décidé de poursuivre Paul pour violences. Et cela, sans exiger d’expertise balistique. Il a fallu que l’avocat de Paul, Raphaël Kempf, en fasse la demande en signalant que « la balle n’a effleuré que de très peu la tête du conducteur ainsi que celle du passager arrière gauche, ce qui évidemment est constitutif de faits extrêmement graves ».

L’enquête a, en outre, été émaillée de nombreux manquements, avec des auditions à décharge des policiers et une retranscription des images de vidéosurveillance parcellaire. Paul n’a d’ailleurs pu avoir accès à ces enregistrements que plus d’an après les faits. « Et cela, après de nombreuses relances. Or, ces images témoignent la violence et l’illégitimité de cette interpellation et démentent la version des policiers », précise l’avocat de Paul, Raphaël Kempf, auprès de Mediapart.

« Ces poursuites décidées par le procureur à l’encontre de Paul visaient à couvrir les violences policières », déplore-t-il. « C’est seulement le 4 novembre que Paul a été relaxé » et l’État a dû verser à Paul 1 000 euros à titre de dédommagement. Par ailleurs, le parquet a annoncé, durant l’audience, que des poursuites seraient engagées à l’encontre des policiers.

« Ce jeune homme a cru mourir et, pendant plus d’un an, a vécu avec la peur d’une peine de prison. Tandis que le policier qui lui tire dessus, à quelques centimètres de sa tête, ne fait l’objet d’aucune garde à vue, d’aucune suspension, d’aucune mesure pour le mettre à l’écart, alors qu’il représente un danger », dénonce Raphaël Kempf, qui regrette que les policiers soient des « justiciables privilégiés. Un traitement qui contribue à leur impunité et leur donne le sentiment d’être au-dessus des lois, avec toutes les dérives que cela induit ».

Il se dit néanmoins « heureux d’apprendre que l’enquête de l’Inspection générale de la police nationale est terminée » et espère que le parquet de Paris va désormais ouvrir une information judiciaire, obligatoire en matière criminelle. « On est dans une situation de tentative d’homicide volontaire avec un policier qui tire en visant le conducteur de la voiture. Quant aux autres agents, ils peuvent se voir reprocher des violences volontaires en réunion contre ces jeunes », conclut-il.


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