Brexit : après dix mois de négociations, un accord à Noël, pour limiter la casse

mercredi 30 décembre 2020.
 

Après dix mois de négociations, Londres et Bruxelles ont annoncé un accord de libre-échange qui permet aux Britanniques de conserver l’accès au marché unique. Côté britannique, la pandémie semble avoir poussé au compromis.

Est-ce la brusque accélération de la pandémie au Royaume-Uni et l’apparition d’une nouvelle souche du SARS-CoV-2 qui ont convaincu Boris Johnson, dans les derniers instants, de lâcher du lest, pour ne pas rajouter du chaos au chaos ? Faut-il y voir le résultat d’un volontarisme jusque-là insoupçonné d’Ursula von der Leyen, la présidente allemande de la Commission européenne, désireuse de décrocher une première victoire politique d’importance depuis son arrivée, il y a un an ?

Boris Johnson et Ursula von der Leyen ont annoncé, jeudi 24 décembre, un accord sur la « future relation » qui liera le Royaume-Uni à l’Union européenne, à partir de 2021. Pressenti depuis mercredi soir, l’accord n’a été confirmé qu’en milieu d’après-midi, après de nouvelles complications liées, semble-t-il, au calcul du tonnage de différentes espèces de poissons que les Européens pourront encore pêcher, pendant un temps, dans les eaux britanniques.

« Les négociations ont été très difficiles, c’est un accord pour lequel il fallait se battre », a résumé Ursula von der Leyen, à Bruxelles. « Nous avons repris le contrôle de nos lois et de notre destin », s’est réjoui, depuis Londres, le premier ministre conservateur, qui s’est fait élire à une large majorité, en décembre 2019, avec la promesse de « mettre en œuvre le Brexit » (« Get Brexit done »).

Avant même l’aboutissement des discussions, le premier ministre conservateur avait fait circuler, jeudi matin, une étude interne, à la méthodologie douteuse, assurant que le Royaume-Uni avait décroché 28 victoires, encaissé 11 défaites et obtenu 26 autres compromis sans gagnants ni perdants, dans son bras de fer épique avec Bruxelles.

La validation de ce volumineux traité de libre-échange – Johnson a parlé d’un document de quelque 500 pages, sans les annexes, que les deux parties n’avaient pas encore rendu public jeudi en fin de journée – intervient après la conclusion d’un premier accord, sur les termes du retrait, qui avait permis aux Britanniques de quitter formellement l’UE au 31 janvier, après en avoir été membre pendant quarante-sept ans.

Le 11 décembre dernier, Johnson déclarait qu’il était « très, très probable que les négociations échouent », avant d’assurer, pas plus tard que lundi soir, qu’un retour aux règles de l’OMC, pour commercer avec l’Union européenne, lui semblait « très satisfaisant ». Le discours a, depuis, radicalement changé.

Jugeant sans doute que le moment était historique, des fantômes de la vie politique britannique ont donné signe de vie, peu après l’annonce du deal : David Cameron, l’ancien premier ministre par qui le Brexit est arrivé (c’est lui qui a organisé la tenue de la consultation, en 2016), a évoqué un « accord bienvenu », tandis que sa successeure, Theresa May, qui était sortie éreintée des négociations avec Bruxelles l’an dernier, parle d’un texte qui « fournit de la confiance au secteur économique et permettra aux échanges commerciaux de se poursuivre ». Premiers éléments de décryptage de l’accord.

Un accord de libre-échange négocié en un temps record

Si les négociations sur le Brexit ont parfois semblé interminables, à force de dates butoir sans cesse repoussées, elles n’ont finalement duré que dix mois, depuis mars. C’est très court, pour définir un accord de libre-échange aussi vaste entre deux très proches partenaires commerciaux (la moitié du commerce britannique passe par l’UE, soit environ 500 milliards d’euros par an). À comparer aux huit années de négociation (2009-2016) nécessaires pour accoucher du Ceta, l’accord de libre-échange UE-Canada, qui avait un temps fait figure de modèle dans les négociations pour Boris Johnson. Sans oublier que la pandémie a encore compliqué les négociations.

« Certains [à l’instar de la cheffe du gouvernement écossais, Nicola Sturgeon – ndlr] m’avaient demandé un délai pour poursuivre les négociations. Mais battre le Covid est ma priorité. Je n’ai pas voulu encore renforcer l’incertitude », s’est expliqué Johnson, jeudi. Le conservateur estime qu’il a assuré l’essentiel : conserver l’accès au marché unique européen – pas de taxe sur l’essentiel des biens échangés entre les deux zones commerciales –, tout en « récupérant le contrôle » sur les frontières du pays, l’élaboration des lois ou encore la conclusion d’accords de libre-échange avec des pays tiers.

À Bruxelles, Michel Barnier, le chef de file des négociations pour la Commission européenne, a toutefois calmé l’enthousiasme de certains Britanniques : « Notre accord ne réplique pas les droits et avantages [des pays membres de l’UE – ndlr], il y aura de vrais changements au 1er janvier. » La libre circulation des Britanniques au sein de l’UE, ou encore des biens et des services, prendra fin : c’est le retour des contrôles douaniers. Les entreprises britanniques soucieuses d’exporter en Europe vont devoir remplir de nouveaux formulaires, par exemple des certificats sanitaires pour les produits agricoles – ce qui ne manque pas de sel, quand on se souvient des charges de certains partisans du Brexit, à commencer par Johnson, contre la « bureaucratie bruxelloise », durant la campagne de 2016, qu’il s’agissait de supprimer.

L’accord pose aussi les bases d’une nouvelle coopération en matière de sécurité, une dimension peu commentée jusqu’à présent et qui pourrait s’avérer sensible du point de vue de la protection des données. Ce volet pourrait faire l’objet de nombreuses questions lors de l’examen du texte au Parlement européen. D’autres critiques parlent d’un accord de libre-échange plutôt rachitique, pas si éloigné d’un no deal, notamment parce que le texte reste en retrait sur les échanges de services (alors que les trois quarts du PIB britannique proviennent du secteur tertiaire…).

Vers une entrée en vigueur avant le vote du Parlement européen ?

L’accord trouvé ce jeudi n’est pas, loin de là, la dernière étape. Le texte doit désormais recevoir le feu vert formel du Conseil européen (les dirigeants des 27), mais aussi du Parlement européen ou encore des députés britanniques. Les eurodéputés, eux, avaient déjà fait savoir qu’au-delà du 20 décembre ils n’auraient pas les moyens d’examiner sérieusement l’accord, en vue d’un vote en séance plénière à l’origine prévu aux alentours du 28 décembre.

Le texte va donc entrer en vigueur de manière provisoire au 1er janvier. Dans son communiqué, la Commission fixe la date butoir d’un vote au Parlement européen au 28 février 2021 – mais que se passerait-il si l’accord était rejeté ? Des observateurs plaidaient pour un scénario alternatif, qui n’a pas été retenu, mais qui avait le mérite de ménager le Parlement européen : la prolongation de quelques jours ou semaines de l’actuelle période de transition, le temps pour les eurodéputés – mais aussi pour les élus de la Chambre des communes à Londres – de se prononcer.

À l’incertitude du Parlement de Strasbourg s’ajoute une autre difficulté : il est probable que l’accord de libre-échange négocié soit un accord « mixte » dans le jargon bruxellois, c’est-à-dire qu’il recoupe des compétences liées exclusivement à l’UE, mais aussi qu’il statue dans des domaines de compétences propres aux États-nations. Dès lors, ce caractère « mixte » du texte obligerait aussi à une ratification par la quarantaine de chambres parlementaires (hautes et basses), à travers les États de l’UE, et au fil des années (c’est, par exemple, le cas pour le Ceta, l’accord UE-Canada, adopté à l’Assemblée nationale, mais toujours pas par le Sénat français).

Ce processus n’est pas qu’un simple calendrier technique et fastidieux : il pose la question de la légitimité démocratique d’un texte négocié dans une opacité quasi totale depuis mars dernier. Au-delà des conférences de presse clôturant chaque « round » de négociations depuis mars, Michel Barnier a fait l’effort, au fil des mois, de tenir au courant de l’avancée des travaux le groupe resserré d’eurodéputés chargés du Brexit (dont, côté français, Nathalie Loiseau, élue LREM). Mais ce travail reste limité et tous les groupes politiques n’y sont pas représentés. Surtout, l’écrasante majorité des 705 eurodéputés n’a toujours pas lu le début d’un chapitre de l’accord…

« Le Parlement est mal traité dans cette affaire, il y a besoin d’une plus grande transparence », regrettait, mi-décembre, l’eurodéputée socialiste Sylvie Guillaume, tandis que François-Xavier Bellamy (LR) constatait, au même moment, que « l’opacité est grande de la part de la Commission européenne, malheureusement, et l’on n’arrive pas à savoir vraiment ce qui est en train de se passer ». « Le Parlement européen n’est pas une chambre d’estampillage, réagit de son côté l’eurodéputé écologiste belge Philippe Lamberts. Les procédures régulières et le respect du contrôle démocratique sont incontournables. »

Il reste à voir si les eurodéputés vont oser encore retarder l’épuisant processus du Brexit, au nom de l’impératif démocratique d’un examen sérieux de l’accord.

À Londres, un vote des députés d’ici la fin de l’année

Depuis mercredi soir, Boris Johnson a pris la peine d’appeler des députés de la majorité à Londres pour les informer des grandes lignes de l’accord et les rassurer sur le résultat de la négociation. Une séance extraordinaire de la Chambre des communes, dominée par les conservateurs, devrait se tenir le 31 décembre, a prévenu Boris Johnson.

L’attitude des élus de l’ERG, le groupe parlementaire constitué de conservateurs brexiters et eurosceptiques, sera décisive : ils ont annoncé, dès mercredi soir, que leurs experts allaient se lancer dans une évaluation détaillée des garanties de l’accord pour « protéger la souveraineté du Royaume-Uni », afin de décider de leur vote.

L’affaire pourrait se corser, surtout si, en parallèle, des « sources françaises » se répandent dans la presse européenne pour expliquer que Johnson a consenti d’« énormes concessions » sur le chapitre de la pêche. Si l’ancien patron du UKIP et ex-eurodéputé Nigel Farage s’inquiétait déjà, dans l’un de ses tweets mercredi soir, d’une « trahison sur la pêche », il s’est aussi félicité jeudi : « La guerre est terminée » – le message de Farage devrait rassurer Johnson sur ses chances de bâtir une large majorité à Westminster, la semaine prochaine.

La position du Parti travailliste, la formation de Keir Starmer, leader de l’opposition, sera bien sûr également scrutée de près, entre abstention et vote positif. Starmer a convoqué une réunion d’urgence du parti, afin de fixer la position du Labour en amont du vote. D’après le Daily Telegraph, il va défendre le soutien à l’accord. La numéro deux du Labour restait prudente jeudi matin, avant l’annonce de ce « maigre accord [qui] aura des effets largement négatifs sur le PIB ».

Quant à Nicola Sturgeon, la cheffe du gouvernement indépendantiste écossais, elle a évoqué un accord aux conséquences « désastreuses » pour les agriculteurs écossais, les pommes de terre cultivées notamment en Écosse ne figurant pas explicitement parmi les produits exemptés de taxes à l’exportation.

L’exécutif de Johnson sera-t-il vraiment contraint de respecter le texte ?

Il faut se souvenir de l’épisode de septembre dernier qui avait braqué les Européens : Londres avait rendu public un projet de loi qui remettait en cause le protocole lié à la frontière avec l’Irlande du Nord, pourtant négocié avec l’UE quelques mois plus tôt, et qui constituait l’un des piliers de l’accord de divorce finalement adopté en tout début d’année… Londres a fini, début décembre, par retirer les clauses problématiques du texte et s’entendre avec la Commission pour la sauvegarde du protocole.

Que vaut la parole de Johnson, dans ce contexte ? Comment s’assurer de l’application de ces engagements ? Ce fut l’un des points durs de la négociation, de mettre en place un mécanisme qui permette à l’Europe d’agir rapidement si Londres ne respecte pas ses engagements. D’autant que les Britanniques sont parvenus à supprimer toute référence à la Cour de justice de l’UE dans ce chapitre, pour ne pas affaiblir leur souveraineté − une victoire pour Johnson, là où Theresa May, sa prédécesseure, n’avait rien obtenu.

Interrogée sur ce point jeudi, Ursula von der Leyen a assuré que « des mesures fortes pourront désormais être prises » et a confirmé la création d’un mécanisme de règlement des différends. En résumé, si le Royaume-Uni ne respecte pas, par exemple, ses engagements sur la pêche, les Européens pourraient taxer en représailles ses exportations européennes d’automobiles (« cross retaliation », dans l’accord). Des règles pour empêcher du dumping social et fiscal aux portes de l’Europe ?

Depuis la victoire du Brexit, le scénario fait frissonner les 27 : que Londres se transforme en « Singapour-sur-Tamise », en jouant à la baisse sur les réglementations et la fiscalité, afin d’attirer davantage de capitaux étrangers. À court terme, ce risque semble plutôt surévalué, notamment parce que Boris Johnson, en partie sous la pression de la pandémie, défend désormais la vision d’un État plutôt interventionniste (nationalisations, prêts garantis à 100 % par l’État, etc.).

Quoi qu’il en soit, les Européens estiment avoir obtenu gain de cause sur le level playing field. L’accord sur ce chapitré-clé de la négociation était déjà intervenu mi-décembre. Londres s’est d’abord engagé à ne pas défaire les normes sociales, sanitaires ou environnementales, telles que le pays les applique au 31 décembre 2020. Ces standards pourraient être actualisés, tous les cinq ans. Surtout, en cas de non-respect par l’une des deux parties, le mécanisme d’arbitrage déjà évoqué prévoit le déclenchement de sanctions. Johnson, lui, assure que ce dispositif permet tout de même « le droit de diverger » – ce que certains élus britanniques appellent désormais la « clause de liberté ».

Que se passera-t-il si des entreprises britanniques touchent davantage d’aides publiques que leurs concurrentes sur le continent, au point de provoquer une distorsion de concurrence ? Les 27 réclamaient depuis des mois un contrôle a priori des aides d’État britanniques, condition indispensable, selon eux, pour l’accès au marché unique européen. D’après plusieurs fuites de presse, le texte final parle d’un contrôle a posteriori, en théorie tout aussi strict. Difficile, à ce stade, de voir si Londres a remporté ici un point qui pourrait s’avérer décisif.

Des concessions britanniques sur la pêche ?

Ce fut l’un des dossiers les plus compliqués des dernières semaines, même si son poids économique global reste marginal (la pêche des bateaux européens dans les eaux britanniques s’élève à 650 millions d’euros chaque année). D’un côté, les Britanniques réclamaient le droit exclusif à pêcher dans leurs eaux – manière pour eux de récupérer, là encore, leur souveraineté post-Brexit. De l’autre, plusieurs pays européens, dont la France, l’Irlande et le Danemark, s’inquiétaient du manque à gagner pour « leurs » pêcheurs, alors que les eaux britanniques sont très poissonneuses.

Voici le résumé de la bataille, toujours selon Boris Johnson, ce jeudi : « L’UE a d’abord réclamé une période de transition de quatorze ans, le Royaume-Uni a dit trois ans, on a fini à cinq ans et demi. C’est une période de transition raisonnable. » L’affaire est un peu plus compliquée : l’UE s’engage à réduire de 25 % ce qu’elle pêche actuellement dans les eaux britanniques, au cours des cinq années et demie (contre une baisse de 35 % réclamée par Londres et de 15 à 18 % par les Européens – finalement, c’est un recul très relatif de la position britannique qualifié mercredi soir d’« énormes concessions » par un négociateur français…).

Au terme de la transition, ce ne sera pas encore la fin de l’histoire : les deux parties discuteront chaque année pour fixer le nouveau volume de pêche autorisé, selon les espèces de poissons. S’il semble logique que le Royaume-Uni, sorti de l’UE, récupère le contrôle entier de ses eaux, les Européens savent qu’ils détiennent un solide moyen de pression sur Londres : l’essentiel des débouchés de la pêche britannique se trouvent sur le continent…

Ludovic Lamant


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