Qu’est-il arrivé aux “printemps arabes” ?

jeudi 14 janvier 2021.
 

Il y a dix ans, en Tunisie, un vendeur de fruits s’immolait par le feu. Un geste qui a marqué le début de grandes manifestations et la chute de plusieurs dictatures au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Mais avec la liberté sont aussi venus le chaos, puis les désillusions, raconte cette journaliste tunisienne dans la revue britannique Prospect.

par FOROUDI Layli

Un jour d’octobre 2020, un groupe de manifestants masqués et brandissant des pancartes s’est rassemblé devant le Parlement tunisien pour s’opposer à un décret-loi risquant de normaliser l’ingérence politique dans les médias. Mahdi Jlassi, président du Syndicat national des journalistes tunisiens, a critiqué ce projet au motif que le financement opaque des médias tunisiens menace la sécurité du pays et la liberté d’expression. “Nous n’accepterons pas le chaos”, m’a-t-il affirmé. Cette pression a abouti au retrait du projet d’amendement.

Au même moment à l’intérieur du bâtiment, Abir Moussi, dirigeante du Parti destourien libre, organisait un sit-in pour dénoncer les violences faites aux femmes parlementaires, espérant perturber le déroulement des débats. Abir Moussi, qui gagne en popularité en Tunisie, est une apologiste de l’ancien dictateur Zine El-Abidine Ben Ali, déchu en 2010 lors des prémices de ce qui est devenu le “printemps arabe”.

Mohamed Bouazizi, l’homme qui a tout déclenché

Le chaos est une description possible de la vie politique tunisienne, à moins que le terme ne soit plutôt “liberté” ? Les deux hypothèses sont plausibles. Tous ces débats et désaccords contrastent avec le pays tel qu’il existait jusqu’en 2010, quand tous les commerces et bâtiments affichaient un portrait de Ben Ali, qui emprisonnait et harcelait les opposants tout en organisant des élections où il revendiquait 90 % des voix.

Le tumulte tunisien incarne pourtant la tranquillité par rapport à l’instabilité qui consume le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord depuis l’avènement, il y a dix ans, de mouvements populaires d’opposition aux régimes autoritaires. Le “printemps arabe” a commencé en Tunisie en décembre 2010 quand un marchand de fruits, Mohamed Bouazizi, s’est immolé par le feu – il dénonçait ses mauvaises conditions de vie et les humiliations qu’il subissait quotidiennement. Cet acte a déclenché des manifestations de grande ampleur non seulement en Tunisie, mais dans toute la région. Les populations sont descendues dans la rue et des dictateurs autrefois inamovibles ont été évincés. Depuis, la Tunisie a organisé des élections démocratiques et a échappé à la guerre, à la répression et aux massacres qui ont englouti d’autres pays arabes.

Egypte, Syrie, Libye, Yémen… partout le chaos

En Égypte, le dictateur Hosni Moubarak a quitté ses fonctions en février 2011, mais il a vite été remplacé par un dirigeant encore plus brutal, Abdel Fattah Al-Sissi, lors d’un coup d’État militaire en 2013, malgré l’élection d’un président islamiste en 2012. Depuis la chute de Mouammar Kadhafi, la Libye est en proie à une guerre civile entre autorités rivales dans l’Est et l’Ouest, chacune soutenue par des puissances internationales. La Libye subit la terreur de Daech, de l’intervention militaire étrangère et de son président, Bachar El-Assad, qui a recouru à des armes chimiques contre son peuple pour rester au pouvoir. Les Yéménites se sont révoltés au nom de la dignité, mais l’inverse s’est produit : une guerre sans fin a déjà fait plus de 100 000 morts et rend deux tiers de la population dépendante de l’aide humanitaire pour se nourrir.

Mais il est peut-être prématuré de supposer que tout est perdu. En prison sous le régime fasciste italien en 1930, Antonio Gramsci a décrit le concept de crise comme une sorte de purgatoire entre un système qui s’effrite et son remplacement en devenir. L’entre-deux, écrit-il, est le temps des monstres.

Olfa Lamloum, une politologue qui vit à Tunis, explique ainsi :

“Les mobilisations de 2010-2011 ont amorcé un long cycle d’instabilité : ce grand séisme régional suscite encore des répliques. Nous l’avons observé avec la seconde vague de révolutions et mobilisations au Soudan, en Algérie ou encore au Liban, qui ont été interrompues par le Covid-19. C’est une situation en clair-obscur qui associe révolution et contre-révolution.”

La Tunisie a adopté une nouvelle Constitution en 2014 et son Quartet du dialogue national, composé d’organisations de la société civile, a obtenu un prix Nobel de la paix l’année suivante. Mais les conditions de vie se dégradent et le gouvernement ne parvient pas à tenir les promesses de la révolution sur le plan économique. Nombre de Tunisiens sont fatigués de crier dans le vide. Le cynisme est ambiant. La participation aux élections ne cesse de reculer. “Ils nous laissent ouvrir la bouche, mais ils se bouchent les oreilles”, voilà ce que j’entends souvent.

Kamel Ghribi, un barbier de 35 ans de la périphérie nord de Tunis, se fiche pas mal de ce qui se passe au Parlement.

“L’État ? Quel État ? C’est chacun pour soi, le gouvernement ne fait rien.”

Son client acquiesce. Depuis la réouverture après trois mois de confinement dû au Covid-19, les barbiers ont moitié moins de clients. Pendant le confinement, le gouvernement a prévu un versement mensuel de 200 dinars (environ 60 euros) mais beaucoup, y compris Kamel Ghribi, ne l’ont jamais reçu.

Le Covid-19 comme facteur aggravant de la crise

La pandémie a aggravé une crise sociale qui existait déjà en Tunisie. Depuis la révolution, Kamel Ghribi gagne moins d’argent et le coût de la vie a fortement augmenté ; il a aussi moins d’amis à qui en parler, car ils ont tous émigré en Europe en traversant la Méditerranée. “Les politiciens sont les seuls à avoir tiré profit de la révolution, pas la population”, affirme-t-il.

Son salon se trouve dans la grand-rue de la municipalité modeste d’Ettadhamen, l’un des principaux théâtres de la confrontation entre manifestants et policiers en janvier 2011. La police a tiré à balles réelles et utilisé tant de gaz lacrymogène que ce produit s’est infiltré dans les maisons malgré les portes fermées, se rappelle Emna, une commerçante de 64 ans qui s’était barricadée dans son magasin avec son mari pendant que des manifestants incendiaient le commissariat non loin.

Lokman Radadi, 31 ans, faisait partie des premiers qui sont descendus dans la rue pour s’opposer à la police de Ben Ali. Il a été blessé alors qu’il jetait des cailloux. La balle a explosé dans sa jambe après avoir traversé le cou d’un ami, qui n’a pas survécu. Dans le cadre de la justice transitionnelle, 204 plaintes, dont celle de Lokman Radadi, vont enfin être entendues par des tribunaux spéciaux. L’affaire de sa mère doit aussi passer au tribunal. Elle a été dénudée, accrochée par les pieds et passée à tabac dans le bâtiment du ministère de l’Intérieur. Son mari, membre du mouvement islamiste Ennahda, a été torturé à mort sous l’ancien régime.

Entraves à la justice et taux de chômage record

Ça n’aurait plus lieu aujourd’hui, mais Lokman Radadi n’en est pas moins amer. Les responsables politiques “nous laissent constamment dans l’expectative, on observe partout ce vague espoir. Mais aucun espoir ne s’est matérialisé : je veux que les coupables soient sanctionnés, que la vérité éclate.” De plus, alors que “les gens voulaient travailler” en 2011, “le taux de chômage n’a jamais été si élevé”.

Depuis la création des tribunaux spéciaux en 2018, l’ensemble des 204 dossiers reste en attente. Khayem Chemli, d’Avocats sans frontières, à Tunis, souligne :

“Il n’y a eu aucun soutien politique depuis leur création. Certains tentent de les éliminer par des projets de loi, et les forces de sécurité choisissent le boycott. Elles se contentent de ne pas venir.”

L’entrave politique à la justice transitionnelle – présidée par l’Instance vérité et dignité – a commencé dès 2014. Le pays était alors gouverné par une coalition composée d’Ennahda et de Nidaa Tounes, un parti laïque qui rassemblait des progressistes et des personnalités de l’ancien régime (ce partenariat était assez inattendu, dans la mesure où Nidaa Tounes avait été créé pour faire barrage à Ennahda). Son dirigeant, jusqu’à son décès en 2019, était Béji Caïd Essebsi, qui a aussi été président de la Tunisie les cinq dernières années de sa vie. Il n’a jamais officiellement reconnu le rapport final de l’instance, qui contenait des accusations à son encontre, du temps où il était directeur de la sécurité nationale et ministre de l’Intérieur, dans les années 1960. Le ministère de l’Intérieur n’a pas encore mis à disposition ses archives.

Une trêve politique précaire

La coalition parlementaire des alliés improbables s’est formée dès 2013, deux ans seulement après le début de la révolution, et elle a réussi à apaiser la tension entre les islamistes et les laïques. À l’époque, les Tunisiens avaient une vision de leur pays influencée par la révolution islamiste et le second coup d’État militaire en Égypte. Les Tunisiens ne voulaient pas voir la même chose se produire chez eux. Malgré les éloges internationaux et bien que ce soit sans doute préférable à une confrontation, cette trêve politique précaire “est à l’origine de nombre de nos maux actuels”, souligne Selim Kharrat, président d’Al-Bawsala, organe de surveillance parlementaire.

“Ce célèbre consensus favorisait le statu quo et s’est soldé par une régression, surtout en ce qui concerne la justice transitionnelle, à cause de l’adoption d’une loi sur la réconciliation nationale”, explique-t-il au sujet d’une amnistie de 2017 pour les fonctionnaires accusés de corruption sous l’ancien régime. Malgré une élection démocratique, il y avait au sein de Nidaa Tounes de nombreuses personnes ayant des comptes à rendre sur leur rôle dans l’ancien régime, et il n’était pas dans l’intérêt d’Ennahda de juger des affaires relatives à l’autre membre de la coalition au pouvoir.

“Même le mot ‘révolution’ est impopulaire, car la population n’en a rien tiré”, explique Halim Meddeb, avocat et militant de la société civile, même s’il n’est pas d’accord avec ce constat. Toutefois, après des années d’opposition active au régime de Ben Ali, Meddeb fait aujourd’hui le choix de l’abstention. Il se demande si la stabilité relative de la Tunisie n’a pas ouvert la voie à une inertie débilitante :

“Nous avions l’eau courante, nous n’avions pas de coupures d’électricité – mais ça n’a pas favorisé le changement.”

En novembre 2019, j’ai attendu les résultats des élections législatives dans un café avec Nader Mathlouthi, un ingénieur de 34 ans, non loin du siège d’Ennahda, dans son quartier du Kram Ouest. Nous avons entendu quelques cris de joie par les fenêtres ouvertes quand ils ont gagné. Mais ça n’a pas été une victoire écrasante : Ennahda n’a obtenu que 20 % des voix, contre 37 % en 2011.

Les déçus du parti Ennahda

Le vote de Nader Mathlouthi fait partie de ceux que le parti a perdus : “Nous pensions qu’[Ennahda] ferait tomber le système mais ils n’ont rien changé et se sont rapidement fait une place au sein de ce système”, m’a-t-il expliqué ce jour-là, après que lui et de nombreux amis avaient voté pour la Coalition de la dignité, plus conservatrice, dans l’espoir que cette nouvelle formation islamiste et nationaliste – qui a présenté des candidats opposés à l’ancien régime – “ressorte les slogans de la révolution et nous donne la main sur nos ressources. Ils sont antisystème et opposés à la mafia qui dirige le pays. Ils vont faire le grand ménage.”

Le président Kaïs Saïed, un homme du peuple ?

Les élections peuvent être interprétées comme une révolte populaire contre les compromis désordonnés, il faut bien l’admettre, des premiers dirigeants démocratiques de la Tunisie. La Coalition de la dignité fait partie d’une nouvelle classe émergente de figures antisystème. Le grand gagnant de 2019 a été le président Kaïs Saïed, un professeur de droit aux valeurs sociales conservatrices et sans affiliation à un parti. Malgré son air de robot, il a remporté 73 % des voix contre Nabil Karoui, un homme d’affaires laïque accusé de corruption.

L’image d’“homme du peuple” dont bénéficie Saïed a été renforcée par ses visites régulières dans un café de son quartier modeste de Mnihla – au début, il a même refusé d’emménager au palais présidentiel.

Parallèlement, certains membres de longue date d’Ennahda se sentent abattus. “Les gens ont voté pour Ennahda en réaction, parce que c’était le principal ennemi de Ben Ali et qu’ils pensaient que les membres de ce parti étaient pieux, analyse Lotfi Zitoun, qui faisait encore partie de ses dirigeants lors de notre entretien, mais qui a pris ses distances depuis. Dès qu’ils ont appris à connaître Ennahda, ils ont vu que ce parti n’avait aucun projet pour la Tunisie, qu’ils mentaient et entravaient les interdits religieux, comme tous les politiciens.” Il ajoute qu’Ennahda est revenu à un discours religieux lors des dernières élections, après avoir officiellement séparé le prêche de la politique en 2016. “C’est le genre de choses qui renforcent l’idée qu’Ennahda n’a pas de principes et n’est pas sincère”, explique-t-il, préférant ne pas me répondre quand je lui ai demandé si lui-même était de cet avis.

Un pays gangréné par la corruption

Pendant la campagne présidentielle de 2019, l’homme d’affaires Nabil Karoui a évoqué la “menace islamiste” pour se différencier de Saïed, mais ça n’a pas pris. Pour l’écrasante majorité des électeurs, la tension fondamentale n’oppose pas l’islam et la modernité, mais l’honnêteté et la corruption. “Les principales revendications des Tunisiens sont d’ordre social et économique, ils n’ont pas le temps de se soucier des questions identitaires”, souligne Selim Kharrat, d’Al-Bawsala. Ce type de “polarisation contribue à tendre l’atmosphère, mais ce n’est pas le cœur du débat”.

Pendant l’investiture du nouveau Premier ministre sans étiquette Hichem Mechichi, en septembre 2020, un député lui a présenté un livre intitulé “Colonialisme intérieur et inégalités de développement” [inédit en français]. Son auteur, Salhi Sghaier, doute que le nouveau chef du gouvernement le lira :

“Je ne crois pas qu’il ait lu un livre ces quinze dernières années, sauf peut-être un code… le code de l’agriculture. Mais pas un livre.”

C’est bien dommage. Cet historien a fait partie des premiers à soulever le problème que pose l’économie dite de rentiers en Tunisie, où une douzaine de familles contrôlent le monde des affaires. “Les gens se moquaient de moi, me disaient que j’exagérais, que je voyais des complots partout”, raconte-t-il. Mais aujourd’hui, le sujet est abordé à la télévision et Salhi Sghaier est contacté par des responsables politiques qui souhaitent obtenir ses conseils. “On a coupé la tête et un peu plus, dit-il au sujet de l’éviction de Ben Ali, mais rien n’a été fait dans le domaine socio-économique.”

Après le 14 janvier 2011, quelques membres de la famille de Ben Ali sont allés en prison, mais la plupart des hommes d’affaires n’ont fait que gagner en puissance. La corruption qui caractérisait la dictature reste débridée. En 2017, le neveu de Ben Ali, Imed Trabelsi, qui a été incarcéré en 2011, a témoigné en vidéoconférence depuis sa cellule lors d’une audience publique sur la corruption :

“Il y a eu une révolution, mais rien n’a changé à ma connaissance. Selon mes sources, le système [de corruption] reste opérationnel.”

Et, si l’on en croit l’atmosphère dans la rue, le besoin de se mobiliser ne faiblit pas. Plus de 1 600 manifestations – spontanées ou organisées – ont eu lieu en Tunisie durant l’automne 2020. Les politiques inspirent de moins en moins confiance.

Une transition qui pourrait durer des années

Au sujet du monde arabe dans son ensemble, analyse la politologue Olfa Lamloum, “nous sommes encore dans une phase de composition et recomposition politique qui va durer des années”. Et de fait, à la suite de nouvelles manifestations en 2019 en Algérie, au Liban et en Irak, des Premiers ministres et des présidents ont été démis de leurs fonctions. Aujourd’hui, en raison du Covid-19, ces pays subissent des taux encore plus élevés de chômage et de pauvreté, et comme le note Olfa Lamloum, personne ne sait à quoi mènera la pandémie. Dans certaines régions, les mouvements se sont essoufflés pendant les périodes de confinement, mais des manifestations ont eu lieu pendant la pandémie en Libye, ravagée par la guerre, et en Égypte, sous le joug d’un régime répressif.

Mais c’est en Tunisie que sont nés les soulèvements du “printemps arabe” et c’est pour l’instant le seul pays ayant instauré un régime un tant soit peu démocratique après avoir limogé son dictateur. Les Tunisiens ne sont pas opprimés par un régime militaire ou anéantis par la guerre, mais ils n’échappent pas à la corruption et à la pauvreté qui avaient déclenché la révolution.

La colère est bien là. Aujourd’hui, elle est aussi teintée de désespoir. Il existe de nouveaux moyens démocratiques d’exprimer ce mécontentement, mais ils paraissent de plus en plus inutiles à la population. J’ai repris contact avec quelques-uns des électeurs enthousiastes que j’avais rencontrés fin 2019. Souha Boughanmi, étudiante en droit, qui était une fervente sympathisante du président Kaïs Saïed, confie qu’elle a arrêté de suivre la politique :

“On ne comprend rien à part le Covid-19 actuellement.”

Nader Mathlouthi, avec qui j’avais regardé les résultats des élections en 2019, ne soutient plus aucun responsable politique, ni même le parti pour lequel il a voté il y a un an, car “personne n’a tenu ses promesses. [Tous] servent leurs intérêts.” Il espère encore l’avènement de ce qu’il appelle une révolution.

Layli Foroudi


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