Dans le Nord, la justice enquête sur un tir de LBD contre un promeneur

samedi 23 janvier 2021.
 

Depuis que les salles de sport sont fermées, Mohammed N. s’astreint à faire 10 000 pas par jour, « pour l’amaigrissement ». Cet Algérien de 43 ans, employé dans le bâtiment, vit dans un quartier prioritaire de Tourcoing (Nord) avec son épouse et leurs quatre enfants de deux, neuf, quatorze et seize ans. Une petite maison, dans une rue « tranquille ».

Avant l’entrée en vigueur du couvre-feu national, mi-décembre, il avait pris l’habitude d’aller marcher seul après le dîner, en fonction du nombre de pas qu’il lui restait à faire. Le soir du 21 novembre 2020, le confinement est encore en vigueur. Il remplit son attestation de promenade sur son téléphone et sort de chez lui à 21 h 20. Cent mètres plus loin, il est blessé au flanc droit par un tir de lanceur de balles de défense (LBD). Le parquet de Lille a ouvert une enquête.

Ce soir-là, explique Mohammed N. à Mediapart, il porte une doudoune bleu nuit, un jean et des baskets. En sortant, il remarque la présence d’un groupe de jeunes de « quinze-seize ans » sur le terrain de basket, dans sa rue, mais assure n’avoir entendu aucun pétard ni trouble particulier à ce moment-là. Au bout de cent mètres, il dit être tombé nez à nez avec « au moins sept policiers » portant « des casques et des boucliers », visiblement en intervention, massés à l’angle de sa rue.

« Ils m’ont crié de reculer », explique le père de famille, qui affirme avoir immédiatement fait demi-tour pour rentrer chez lui. Alors qu’il a déjà parcouru une trentaine de mètres, il voit « les petits jeunes envoyer des feux d’artifice » depuis le terrain de sport, en direction des policiers. « J’ai alors compris pourquoi ils étaient là. » Comme des pétards explosent près de lui, il s’arrête. « Les policiers derrière moi m’ont dit “Avance !” Je me suis retourné en disant que je n’avais rien fait, que j’avais mon attestation. » Mais les fonctionnaires lui font « peur » et il reprend sa route.

C’est à cet instant qu’une munition de LBD, tirée à une trentaine de mètres, le frappe au flanc droit, légèrement sur l’arrière. « Ça fait très mal, ça m’a tétanisé. » Pour lui, aucun doute n’est possible : « Ils m’ont visé. Les jeunes étaient plus loin, décalés vers la droite. Je n’arrivais pas à croire qu’on m’avait tiré dessus. Je ne sais même pas comment j’ai fait pour rentrer chez moi. »

Samia N., son épouse, a entendu les feux d’artifice et les détonations depuis la maison. Elle s’est approchée de la porte. Son mari arrive quelques secondes plus tard et lui montre l’endroit où il a été touché. Sur ses conseils, il appelle police-secours pour demander la marche à suivre. L’agent lui recommande de se rendre aux urgences, à moins de dix minutes en voiture. Seule sa femme a le permis de conduire : elle met son manteau pour l’accompagner.

Mais lorsque le couple ouvre la porte donnant sur la rue, les policiers se trouvent à quelques mètres, devant le portail. Ils leur intiment l’ordre de rentrer. Mohammed N. explique aux fonctionnaires qu’ils l’ont blessé et qu’il doit se rendre à l’hôpital. « Là, un des policiers m’a braqué avec le LBD et m’a dit : “Tu rentres, parce que la prochaine, elle sera dans ta gueule.” »

Samia, 38 ans, reconnaît s’être « énervée » en entendant cette menace. « Je leur ai dit : “Vous n’êtes pas bien, vous avez tiré sur un père de famille”. Ils n’ont pas répondu. » Craignant que l’agent ne « tire sur [sa] femme », Mohammed N. la ramène à l’intérieur.

Il compose à nouveau le 17, explique la situation à un agent agacé qui lui suggère d’appeler le 15 ou le 18. Le médecin du Samu lui confirme qu’il doit se rendre par ses propres moyens à l’hôpital et lui remet un numéro de dossier, « en cas de contrôle ». Quand Mohammed N. et sa femme sortent à nouveau, quelques minutes ont passé et les policiers sont partis. Ils se rendent sans encombre aux urgences, où un médecin écoute son récit, constate sa blessure et l’oriente vers le service de médecine légale en vue d’un dépôt de plainte.

En rentrant chez lui, Mohammed N. fait quelques recherches sur Internet et découvre l’existence de la plate-forme de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), à laquelle il adresse un signalement. Dès le lundi, l’IGPN le recontacte pour demander des précisions, puis l’informe qu’un service de police lillois prendra le relais.

Le 24 novembre, l’unité médico-judiciaire du CHU de Lille relève une ecchymose de 22 cm sur 9,5 cm, « compatible avec les faits allégués », et lui attribue trois jours d’incapacité temporaire de travail (ITT). Elle constate aussi ses « troubles du sommeil », son « angoisse » et son « incompréhension » de ce qui lui est arrivé.

« Je me sentais humilié, raconte Mohammed N. Je tremblais, je pleurais. Moi, le gars de 43 ans qui n’a jamais eu de problème avec personne, je me retrouve du jour au lendemain une cible de la police, on me tire dessus. Je n’avais plus envie de sortir de chez moi. »

À la suite de son signalement sur la plate-forme de l’IGPN, le parquet de Lille a ouvert une enquête préliminaire pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique, confiée à la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) du Nord. Convoqué pour une audition le 4 janvier, Mohammed N. a livré sa version des faits aux policiers lillois.

En parallèle de l’enquête pénale, la Direction générale de la police nationale (DGPN) confirme avoir ouvert une enquête administrative, pouvant déboucher sur des poursuites disciplinaires. Ni le parquet, ni la DGPN n’ont souhaité préciser à quelle unité appartiennent les policiers intervenant ce soir-là.

D’après les informations de Mediapart, ces fonctionnaires déployés pour remédier à des violences urbaines ont justifié leur tir par la présence d’un « individu vêtu de noir » à l’attitude « menaçante », qui s’avançait vers eux en dissimulant ses mains.

Un policier armé d’un LBD à Paris, le 25 septembre 2020. © Marie Magnin / Hans Lucas via AFP Un policier armé d’un LBD à Paris, le 25 septembre 2020. © Marie Magnin / Hans Lucas via AFP Arrivé en France en 2003, Mohammed N. précise avoir travaillé comme agent de sécurité et connu « des policiers par leur prénom » dans ce cadre. Il n’est « jamais entré dans un commissariat », sauf quand on lui a volé son vélo.

« Avant, je donnais toujours raison à la police, j’avais une confiance totale. Je me disais : ce sont des représentants de la loi, des gens formés et choisis, n’importe qui ne peut pas être policier. Puisque je ne fais rien de mal, pourquoi la police viendrait m’embêter ? » De son côté, son épouse ne comprend toujours pas : « Ils auraient au moins pu venir s’excuser, ou dire qu’ils l’ont pris pour l’un des jeunes. »

Pour la première fois, Mohammed N. a peur pour ses enfants. « Papa poule », il précise que sa femme et lui leur interdisent de traîner dehors et les ont « toujours mis dans des écoles privées ». « Mais j’ai un fils de 16 ans qui fait adulte, il est grand, baraqué. Quand il sort du lycée, il fait noir dehors. J’ai peur qu’il tombe sur des gens comme la personne qui m’a tiré dessus. »

« Ma conviction est que c’est un tir gratuit sur un père de famille sans antécédents, exempt de tout reproche et nullement menaçant envers les forces de police, affirme Patrick Lambert, l’avocat qui défend Mohammed N. La simple localisation de l’impact du projectile de LBD questionne, puisqu’elle se situe sur le flanc arrière droit. J’ai sollicité une confrontation avec le fonctionnaire identifié, afin que chacun puisse donner sa version. »

Quelques jours après les faits, un voisin de Mohammed N., qu’il ne connaissait pas, s’est manifesté auprès de lui. Il a vu toute la scène et se dit prêt à témoigner. Les enquêteurs de Lille l’ont également sollicité pour qu’il livre sa déposition.

Selon une instruction de 2017 destinée aux policiers et gendarmes, le LBD vise en priorité à « dissuader ou neutraliser une personne violente et / ou dangereuse » dans le cadre de la légitime défense. Elle ajoute ceci : « Après un tir et en cas d’interpellation, et dès que l’environnement opérationnel le permet, il convient de s’assurer aussitôt de l’état de santé de la personne et de la garder sous une surveillance permanente. Quelle que soit la zone corporelle atteinte, un examen médical doit être pratiqué dans les meilleurs délais et un certificat médical descriptif doit être délivré par le praticien. » Malgré la « menace » qu’il semblait représenter, les policiers n’ont pas jugé bon d’interpeller Mohammed N. ce soir-là. Ni de s’enquérir de son état de santé.


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