Covid-19 (France) : Vaccination, la grande pagaille

mercredi 27 janvier 2021.
 

Le gouvernement a ouvert en quelques jours la vaccination à près de 7 millions de personnes. Mais seul 1,5 million de doses a été livré, et beaucoup de personnes éligibles ne seront pas vaccinées avant plusieurs semaines. La frustration monte partout. Les annonces sur les retards de livraisons se multiplient.

Depuis vendredi soir, une femme, qui habite un petit village près d’Arras (Pas-de-Calais), tente d’obtenir un rendez-vous pour le vaccin de sa mère de 88 ans, qui vit seule, avec plusieurs problèmes de santé : « Elle ne comprend pas pourquoi sa voisine a un rendez-vous et pas elle. Elle me harcèle. Chez moi, la connexion n’est pas terrible, j’ai abandonné l’idée de passer par Internet. J’appelle le 0800 009 110, mais personne ne répond. Je suis allée à l’hôpital d’Arras, ils m’ont dit de me calmer, qu’ils ne peuvent rien faire. Pourquoi ouvrent-ils un numéro d’appel si personne ne répond ? On nous balade depuis trop longtemps, j’ai l’impression d’un complot », dit cette ancienne institutrice.

Dans le Lot-et-Garonne, un autre homme de 80 ans tente de prendre rendez-vous pour lui et sa femme de 77 ans, diabétique et handicapée depuis un accident vasculaire cérébral : « J’ai commencé à consulter les différents sites lundi à 8 h 20. J’avais 20 minutes de retard, il n’y avait plus aucune place dans le Lot-et-Garonne. Depuis, je tente de prendre rendez-vous par Internet plusieurs fois par jour, mais c’est impossible. Ils nous conseillent de chercher ailleurs, en Gironde, en Dordogne, mais je ne trouve rien. Je suis déçu, j’ai l’impression qu’on nous raconte n’importe quoi, que c’est la grande pagaille. »

Dans une grande ville de la région Centre, un ancien médecin de 78 ans a, lui, réussi à prendre rendez-vous, pour lui et sa femme, le lundi matin à 9 heures pile, quand ont été ouvertes les réservations dans sa ville. Il s’était au préalable renseigné sur le site du gouvernement Sante.fr. Il reconnaît être « excessivement rigoureux, comme un médecin. Des personnes plus âgées doivent avoir plus de mal ».

Dans le plan initial du gouvernement, la vaccination devait démarrer tranquillement, dans le courant du mois de janvier, dans les Ehpad, les résidences autonomie, les unités de soins de longue durée des hôpitaux, pour 700 000 personnes seulement, les plus fragiles face au virus, en raison de leur état de santé et de leur vie en collectivité. La vaccination de masse ne devait, elle, commencer qu’à la fin du mois de février, une fois que le stock de doses serait jugé suffisant pour vacciner en masse.

En sous-estimant l’attente du vaccin, le gouvernement a commis une erreur politique. Les doses restées inutilisées ont scandalisé. N’a-t-il pas commis une autre erreur, à l’inverse, en ouvrant trop largement la vaccination, suscitant une attente qu’il ne peut satisfaire ?

Depuis le 10 janvier, peuvent se faire vacciner tous les professionnels de santé, et depuis le 18 janvier tous les plus de 75 ans et toutes les personnes malades à très haut risque, comme les malades de cancer sous chimiothérapie ou les greffés. Cela représente près de 7 millions de personnes qui, pour la plupart, vont devoir patienter de longues semaines.

Car les doses ne sont pas disponibles. La France en a pour l’instant reçu 1,5 million, de quoi vacciner un peu plus de 700 000 personnes seulement en deux doses. Selon les contrats signés au mois de juin, 500 000 doses doivent être livrées chaque semaine par le laboratoire BioNTech/Pfizer. Moderna livre aussi des vaccins mais en de faibles quantités. Selon le calendrier de livraisons communiqué par le ministère aux établissements de santé, la France aura reçu, dans la semaine du 22 février, 4,69 millions de doses de vaccins Pfizer et 850 000 doses de vaccins Moderna. C’est-à-dire de quoi vacciner, avec deux doses, un peu plus de 2,5 millions de personnes seulement.

Et il y a une autre inconnue, sur les capacités de production du laboratoire : l’usine belge de Pfizer a été mise au ralenti cette semaine. La ministre déléguée à l’industrie Agnès Pannier-Runacher a annoncé lundi une baisse de 140 000 doses cette semaine, puis un retour au rythme de 520 000 livraisons hebdomadaires. « Nous rattraperons à la fin du premier trimestre le retard de cette semaine. […] Pfizer nous garantit quelque chose de quasiment indolore », a assuré la ministre.

Seulement, l’ARS Grand Est vient d’annoncer des reports de rendez-vous et des fermetures de centres de vaccination en raison de « diminutions de livraisons des vaccins Pfizer sur les deux prochaines semaines » [1]. De son côté, l’Agence régionale de santé assure pouvoir tenir ses engagements de vaccinations sauf « surbooking » de la part de mairies ou d’hôpitaux.

Seul espoir d’une accélération : la livraison courant février du vaccin AstraZeneca, sur lequel l’Agence européenne du médicament doit se prononcer fin janvier. Selon les documents officiels que nous avons pu consulter, 5 millions de doses sont prévues dans les contrats dès le mois de février, puis 9 millions en mars, 13 millions en avril, etc. Ce vaccin classique, peu cher et facile à produire, ne pose pas de problèmes de conservation. Mais il est aussi moins efficace que les vaccins ARN : selon l’étude clinique réalisée sur 23 000 personnes, il protège entre 62 et 90 % contre les formes graves. Personne ne sait encore s’il sera retenu pour vacciner les personnes les plus âgées, en raison de doutes sur son efficacité sur cette population.

Hier, mercredi 20 janvier, la France a vacciné près de 700 000 personnes, la plupart ayant reçu une seule dose. 800 000 doses dorment toujours dans les frigos. Mais une bonne partie est en réalité « sanctuarisée » pour vacciner les personnes âgées en Ehpad. Au 18 janvier, seuls 110 000 résidents d’Ehpad étaient vaccinés, loin de la cible de 700 000 personnes. Toutefois, la vaccination va s’accélérer dans la semaine : en Île-de-France par exemple, « 300 des 700 Ehpad de la région vaccinent cette semaine, » assure l’Agence régionale de santé.

Le secteur médico-social assume ce délai : « Nous avions besoin de ce temps de pédagogie, explique le docteur Gaël Durel, président de l’Association nationale des médecins coordonnateurs en Ehpad. La plupart des médecins ont joué le jeu et vu leurs patients. Ils doivent aussi déterminer, au cas par cas, quel est le bénéfice de la vaccination pour les personnes âgées en fin de vie. Dans 20 % des cas, on a eu des situations difficiles, chronophages à gérer, de résidents ne pouvant pas donner leur consentement, dont les familles étaient divisées. » Au bout du compte, alors qu’une majorité de résidents étaient au départ opposés à la vaccination, « 80 à 90 % ont donné leur accord, s’étonne le docteur Durel. Parmi les soignants, 2 % étaient favorables à la vaccination au départ, aujourd’hui ils sont 60 %, c’est impressionnant. Le manque a créé l’envie ». La vaccination des professionnels de santé ralentie

Dans les hôpitaux, les premières réserves des soignants ont été levées. « La consigne était de vacciner vite, d’utiliser les doses, explique une infectiologue d’un hôpital parisien. Beaucoup de médecins ont voulu donner l’exemple. Quand un chef de service se vaccine, le reste du service suit. Seulement, on n’a plus assez de doses ».

Avec l’ouverture de la vaccination aux plus de 75 ans, les doses se tarissent dans les hôpitaux. Le plus grand groupe hospitalier de France, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), bénéficiait au départ de 15 000 doses par semaine. Il n’en a aujourd’hui plus que « 6 500, explique le gériatre Christophe Trivalle, qui supervise la vaccination dans son groupe hospitalier. Tous les rendez-vous sont saturés. On est en train de réduire fortement les premières vaccinations pour pouvoir assurer la deuxième dose ».

Dans les hôpitaux, l’engouement a été tel que la priorisation n’a pas toujours été respectée. À l’AP-HP, « 30 % des professionnels de santé qui ont été vaccinés ont moins de 50 ans, explique le docteur Trivalle. Dans certains établissements, ce taux monte à 50 %. On doute que tous aient des facteurs de risque justifiant la vaccination ». La possibilité de vacciner des moins de 50 ans à la fin d’une journée avec les doses restantes d’un flacon ouvert, pour ne pas les gâcher, ne suffit pas non plus à expliquer ce taux. « Certains soignants ont voulu faire vacciner leurs familles. Les jeunes médecins, internes ou externes, sont très demandeurs, parfois plus que des soignants de plus de 50 ans », s’étonne le docteur Trivalle. Il s’interroge aussi sur l’opportunité de vacciner tout de suite les soignants qui ont eu le Covid pendant la première vague : « On a des données sur une immunité acquise pendant au moins 8 mois », rappelle-t-il.

Faute de doses en nombre suffisant, la priorisation des plus de 50 ans paraît désormais mieux suivie dans les hôpitaux. À l’AP-HP, le directeur général Martin Hirsch s’est même « énervé très fort », rapportent plusieurs personnes.

Il y a de quoi. Une fracture sociale et territoriale se dessine dans l’accès à la vaccination. De nombreuses personnes âgées très fragiles sont encore très loin de pouvoir y accéder.

« Il faut identifier toutes les personnes isolées, qui ont du mal à se déplacer, et trouver des solutions pour les amener jusqu’au centre de vaccination », explique Jean-Marc Lucien, le président de l’ADMR de Meurthe-et-Moselle, qui salarie 2 000 aides à domicile, auprès notamment de personnes âgées dépendantes. Il ne se fait cependant aucune illusion : « Cela va être long, prendre deux à trois mois. » Les aides à domicile de plus de 50 ans ont aussi accès à la vaccination. Elle a été facile dans un premier temps, se complique aujourd’hui. Jean-Marc Lucien le comprend : « La priorité doit être donnée aux plus fragiles, à nos personnes âgées. »

Aux quatre coins du pays, des politiques ruent dans les brancards. « Que le gouvernement dise la vérité ! Qu’on ne recommence pas la même histoire qu’avec les masques ou les tests », s’est énervée la maire socialiste de Lille, Martine Aubry. « Ma conviction, a-t-elle poursuivi, c’est qu’on est vraiment en pénurie de vaccins. » Le maire LR de Cannes, David Lisnard, a dénoncé la baisse du nombre de vaccins journaliers pour sa ville, de 300 à 166, oubliant de préciser que son département, en raison de la situation épidémique, a bénéficié de doses supplémentaires de vaccins Moderna la semaine dernière. « 10 000 personnes sont pré-inscrites pour se faire vacciner, il faudra 4 mois au rythme actuel pour se faire vacciner », explique le cabinet du maire.

« Le gouvernement fait du stop-and-go. Début janvier, il ne fallait rien faire. Puis il a fallu monter des centres de vaccination en catastrophe. On a pris les rendez-vous, mais on n’a pas les doses. Certains nous reprochent aujourd’hui d’avoir créé trop de centres et pris trop de rendez-vous. Et on se retrouve face à la grogne des habitants », résume le maire socialiste de Douai (Nord), Frédéric Chéreau, au nom de l’association des maires de France.

« On a demandé aux maires d’ouvrir des centres capables de vacciner, à terme, entre 1 300 et 7 800 personnes par semaine. Certains maires ont compris qu’ils recevraient tout de suite autant de doses, ce qui n’est pas le cas. On a pourtant l’impression d’avoir été clairs, la plupart des maires l’ont d’ailleurs compris », tacle l’ARS Île-de-France. Elle assure que les doses sont réparties entre les régions et les villes « en fonction du nombre de soignants et de personnes âgées ». Le directeur général de l’Agence régionale de santé, Aurélien Rousseau, fait une entorse à cette règle pour la Seine-Saint-Denis, « dont la population est jeune, compte peu de professionnels de santé, mais a payé un lourd tribut au Covid ».

« Des réunions sont organisées toutes les semaines, les élus sont parfaitement au courant des doses disponibles », rappelle Claude Leicher, médecin généraliste. Il est à la tête de la Fédération des communautés professionnelles territoriales de santé, dans lesquelles sont associés les professionnels de santé libéraux, et qui montent de nombreux centres de vaccination. « On ouvre la vaccination à des millions de personnes alors que les doses ne sont pas là. Le plan de départ, une lente montée en charge, était le bon. Il faut que la France revienne sur terre : les vaccins manquent partout, qu’ils arrivent si tôt est déjà un miracle. Je suis profondément énervé par l’attitude des politiciens et des médias. »

« Est-ce que le gouvernement n’a pas créé le manque pour susciter l’envie ? », s’interroge Issam Bouafi. Il est syndicaliste Sud pour Teleperformance, l’entreprise choisie par le gouvernement pour gérer les appels au 0800 009 110. Lundi, Teleperformance a reçu 370 000 appels. « Je ne suis pas tendre avec mon entreprise, mais j’estime que, pour une fois, les choses ont été bien faites. Le problème, c’est que la logistique n’est pas complète : il n’y a pas de vaccins au bout, donc pas de rendez-vous. Aujourd’hui, nos conseilleurs n’ont rien à leur répondre. »

Un salarié de Teleperformance, mobilisé sur cette mission, confirme : « Aujourd’hui, il y a 3-4 créneaux qui s’ouvrent, chaque jour, dans quelques centres de vaccination. La plupart des centres ont arrêté les rendez-vous au 21 février. La situation est la plus tendue à Nice, à Toulouse et dans la région parisienne. Beaucoup de personnes, souvent très âgées, appellent et rappellent, et on ne peut leur proposer, au mieux, que des rendez-vous à des kilomètres de chez eux. Heureusement, ils restent gentils, ils comprennent que nous ne sommes pas responsables. »

Caroline Coq-Chodorge

• MEDIAPART. 21 janvier 2021 :


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