Quand le pouvoir mutile les gilets jaunes — le récit d’une famille

lundi 1er février 2021.
 

À l’hiver 2016, le candidat Macron appela à la Révolution ; à l’hiver 2018, le président Macron écrasa celle qui ne demandait qu’à éclore.

D’abord, le gouvernement a énucléé et défiguré les visages, mutilé et arraché les mains des protestataires. Cela se fit à grand bruit : on entendait dans la rue la détonation des tirs des forces de l’ordre, l’explosion des grenades chargées de TNT. Puis ce fut le silence. Les caméras sont parties et la violence a continué, à bas bruit cette fois. Non plus dans la rue mais au cœur des institutions : les hôpitaux, les assurances, la Sécurité sociale, la police, la Justice…

Dominique Rodtchenki-Pontonnier est la mère de Gabriel : apprenti chaudronnier sarthois de 21 ans, il a perdu l’usage de sa main droite durant l’acte II des gilets jaunes. Il était venu marcher contre « la misère » et la casse des services publics — c’était le samedi 24 novembre 2018. Un autre de ses fils, Florent, a été blessé à la jambe. Deux ans plus tard, elle nous raconte l’interminable combat quotidien de sa famille.

Je suis toujours coincée là-bas, boulevard Roosevelt. La vie continue d’avancer, mais je suis restée là où la mienne s’est brisée. Ma vie de femme, de mère, de famille a explosé en même temps que cette grenade. Aujourd’hui, dans ma tête, j’essaie encore de faire que cette GLI-F4 [grenade contenant 26 grammes de TNT, ndlr] n’arrive jamais, de prendre la place de Gabriel… À un moment, à l’hôpital, j’ai voulu me couper la main pour qu’il puisse prendre la mienne. Beaucoup de personnes me disent que j’ai changé. C’est vrai. Il y a des choses que je ne supporte plus. Le regard que les gens portent sur moi, aussi. Désormais, c’est de la survie, c’est faire semblant, c’est faire comme si… Faire bonne figure et se battre. Surtout pour Gabriel.

« Ma vie de femme, de mère, de famille a explosé en même temps que cette grenade. »

Il y a eu l’explosion. On a couru se mettre à l’abri. J’ai assis Gabriel, je lui ai dit que ce n’était pas grave, pour le rassurer, comme quand il était petit. Pendant ce temps, les autres garçons cherchaient du secours. Je pensais faire un garrot à Gabriel lorsqu’un street medic a ouvert son sac à dos. Son collègue à côté m’a demandé de lui faire confiance, car il était pompier. L’apparition d’un street medic, c’est vraiment comme l’arrivée du père Noël. Cet homme, je ne le remercierai jamais assez — il faut vraiment les remercier tous autant qu’ils sont. Il a réalisé les premiers soins et ensuite il m’a dit d’emmener Gabriel à l’hôpital : sa vie était en jeu. Dans la rue, nous étions sous une pluie de lacrymogènes. Un enfer. Le temps s’était comme arrêté, nous étions dans une sorte de brouillard, je ne sentais même plus les gaz. C’est un état où tu te dissocies de ton corps. Il fonctionne, mais tu n’es plus en toi, tu n’as pas vraiment conscience de ce qui se déroule devant toi. Tout est rapide et en même temps ralenti à l’extrême, tu rentres dans une autre dimension. Ton cerveau perçoit tout par un autre prisme, les éléments les plus insignifiants, le moindre détail… Il fait le tri, priorise, hiérarchise en un fragment de seconde. Tout ce qui est superflu (le son, les lacrymos, les gens…) est écarté, mis de côté, ne fait plus partie de ton monde. C’est difficile à expliquer, tu es entre deux eaux, entre le cauchemar, la réalité et encore une autre chose. Je ne peux donner que cette image : mes deux pieds ensevelis boulevard Roosevelt. Je ne sais pas si je suis vraiment sortie de cet état. J’ai l’impression d’être enfermée dans ce tableau de Munch, bloquée dans ce « cri » et en même temps dans le tableau de Picasso, Guernica, complètement disloquée.

No man’s land

Le temps que j’arrive, Gabriel était déjà aux urgences à l’hôpital Georges Pompidou. Florent, mon autre fils, était le premier à l’avoir rejoint. Il avait traversé tout Paris en trottinette avec des éclats de grenades dans les jambes. On n’avait pas remarqué, on était tous obnubilés par Gabriel et sa main — tout ce qui était à côté n’avait plus d’importance. À un moment, j’ai demandé à Florent de relever son pantalon pour voir ses jambes car il avait du mal à marcher. Là, j’ai vu dans quel état catastrophique ses jambes étaient. J’étais écartelée entre mes deux fils, et chacun me renvoyait à l’autre. Et puis il y a eu cette interminable attente avant que Gabriel passe au bloc. Durant tout ce temps, sa main pissait le sang. Je jonglais entre mes deux enfants auscultés dans différents services, le téléphone pour tenir informé mon mari, mon autre fils mais aussi ma fille, mon gendre, sans oublier ma nièce et mon neveu. Gabriel est enfin entré au bloc. On nous a dit que ce serait long. On a attendu. On a attendu aux urgences au beau milieu des gens. Là, un clochard a perdu son pantalon. Je l’ai aidé à se rhabiller et à trouver un fauteuil roulant pour qu’il puisse au moins s’asseoir.

e moment, même s’il peut paraître tout aussi sordide qu’anecdotique, m’a permis de me décentrer, de sortir de toute l’horreur que nous vivions et de relativiser. Car si j’étais venue à Paris, c’était aussi pour cette raison : je n’ai jamais supporté de voir des gens en souffrance dans la rue. Je ne supporte plus de voir ou de faire semblant de ne pas connaître cette situation. Comme si tout ça était normal et acceptable. Au bout d’un moment, l’accueil nous a dit de partir, de dégager… On nous a littéralement mis à la porte. On s’est retrouvés là, des Sarthois perdus dans Paris. Sans maison, sans ton refuge, tu es perdu. Il n’y a aucun espace où tu peux te reposer. Marvin, le cousin de Gabriel, a cherché partout une chambre d’hôtel, et Maëlys de quoi manger. On était seuls, il n’y avait aucune prise en charge. Seuls au monde. Et ça a perduré après cette soirée : aujourd’hui, nous nous sentons encore seuls au monde.

L’hôtel, c’était notre espace de repli où personne ne pouvait nous mettre à la porte. Nous n’avons pas réussi à dormir de la nuit. On ne nous donnait pas de nouvelles, j’ai rappelé l’hôpital toute la nuit et puis au matin. Alors j’ai appris que Gabriel, après 11 heures d’opération, avait été mis dans un coma artificiel. Il devait repasser au bloc pour une deuxième intervention d’environ 9 heures. On a décidé tous ensemble de rentrer au Mans, d’autant que mon mari — qui n’était pas venu à la manifestation — s’occupait seul de nos petits-enfants à la maison. On est repartis avec Florent aussi car il n’avait pas été pris en charge par le personnel soignant. Ils lui ont dit que ses blessures n’étaient pas graves : 15 jours plus tard, il sera opéré des deux pieds… C’est comme pour l’urgentiste qui a pris Gabriel à l’entrée des urgences ; il avait noté « explosion par pétard  ». Je pense que le corps médical ne connaît vraiment pas ce genre de blessures. Et comment il aurait pu, si ce n’est en connaissant l’histoire de la mort de Rémi Fraisse ou en ayant travaillé sur un théâtre de guerre ? Tout comme nous, ils ne savent pas ce qu’est une GLI-F4, que ça pénètre, déchire et mutile les chairs. Ils n’ont pas pris conscience de la réalité de la situation — plus par méconnaissance que par mauvaises intentions.

Sur le trajet du retour, personne n’a ouvert la bouche. On était emmurés dans notre silence. Comme momifiés. Pétrifiés dans l’horreur de ce qu’on venait de vivre, de ce qu’on vivait. À la maison, j’ai juste pris une douche et je suis repartie avec mon mari à l’hôpital. Gabriel ne pouvait pas être seul à son réveil. On a pris notre autre fils, Kévin, qui voulait venir. Arrivés à l’hôpital, on ne savait pas où était Gabriel. On a fait tous les étages, du sous-sol au plafond, pour retrouver notre enfant. Et, au détour d’un couloir, nous avons croisé deux aides-soignantes. Elles déplaçaient un brancard. On leur a demandé où était le service de réanimation, elles nous ont indiqué le chemin et, en les remerciant, on s’aperçoit que c’était notre Gabriel, là, allongé dans le lit. Je me rappelle avoir réagi comme si j’avais retrouvé mon fils perdu pendant des années. Les infirmières n’ont pas compris. Kévin, lui, il a failli tomber dans les pommes. Il ne voulait pas, ne pouvait pas réaliser ce qui était arrivé à son petit frère. On a vu le corps médical, ils nous ont dit qu’il avait été opéré à deux reprises. Pour le moment, ils ne pouvaient rien dire sur sa main, mais les dégâts ne s’arrêtaient pas là. Il y avait de nombreuses blessures au visage et au niveau des jambes. Ils ne pouvaient faire aucun pronostic. La seule chose qu’on savait, c’est qu’il était trop abîmé et devait rester en réanimation.

L’hôpital, à vif

À Pompidou, il faut le dire, ça a été compliqué. Cet hôpital est une véritable usine, il y a 300 ou 400 chambres. C’est inhumain. Arrivé depuis déjà trois jours, Gabriel n’avait toujours pas été opéré du visage, il était terriblement gonflé. Passe le professeur Lantieri, spécialiste des greffes de visage en France. Quand il a vu l’état de Gabriel, il était outré. « Une situation inadmissible », il a dit. Gabriel a dû subir une intervention du visage dans son lit car il n’y avait pas de bloc opératoire libre. C’est assez étonnant comme pratique, pour un hôpital qui a une renommée européenne. Un bout de plastique et de fer issu de la grenade, gros comme une pièce de monnaie, était incrusté au milieu de son front. Son visage était complètement tuméfié, il gonflait de jour en jour. Cette intervention a été réalisée sans anesthésie particulière — même s’il était sous morphine, il a souffert. Gabriel s’est senti tout de suite mieux et son visage a dégonflé. Au sein de l’hôpital, il y a eu une sorte de bataille entre les services. Gabriel avait été pris en charge pour sa main, donc par l’orthopédie : du coup, ils n’ont pas pris sa jambe ni son visage en compte. C’était un va-et-vient permanent entre les blocs. Et comme l’hôpital manque de place, on ne savait jamais quand il devait se faire opérer. Alors Gabriel ne mangeait plus, ne buvait plus. Plus d’une fois, on ne lui a pas apporté de quoi manger, et sinon, le plus souvent, c’était froid. Il fallait que je descende au rez-de-chaussée pour faire chauffer sa nourriture. Dans ces moments, il faut apprendre à se taire, sinon la prise en charge de Gabriel aurait pu en pâtir.

« La seule personne qui a pris du temps, c’est un aide-soignant afghan. Il a aidé Gabriel. "J’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une grenade peut faire", il a dit. »

Gabriel a subi l’interrogatoire d’une infirmière. Elle pensait qu’il avait ramassé la grenade. Pour elle, il était comme coupable. « Mais pourquoi tu as voulu ramasser cette grenade ? Ce n’est pas très malin !  » Je lui ai demandé de prendre une bouteille d’eau dans sa main pour qu’elle comprenne que s’il avait pris la grenade, il n’aurait plus de main ! Un midi, alors que je coupais la nourriture de Gabriel, cette infirmière m’a dit qu’il fallait que Gabriel apprenne à se débrouiller seul, que je ne serais pas toujours là. Un autre jour, elle est entrée dans la chambre pour réaliser les soins et a décrété que Gabriel était assez fort pour ne pas avoir d’anesthésiant. Un autre jour encore, j’ai vu l’état de la hanche et du dos de mon fils. J’ai failli tomber dans les pommes. C’était comme avoir une vue réelle de l’anatomie du corps humain : il n’y avait pas de peau sur ses muscles, je voyais un écorché vif. Cette image m’est restée, elle me hante encore. J’ai dû gentiment m’énerver pour avoir un matelas contre les escarres, vu qu’il commençait à en avoir sur tout le bas du dos, jusqu’au haut des cuisses. Il ne pouvait plus rester couché, il souffrait et ça commençait à sentir. Une infection. Au bout de trois jours, le matelas est arrivé et, après 12 heures à traîner dans le couloir, j’ai décidé de l’installer moi-même pour qu’il se passe enfin quelque chose.

À Paris, on a vécu des choses qui n’étaient pas normales. Mais ce n’est pas du fait des soignants. Ça aussi, c’est une des raisons pour lesquelles je me suis rendue à Paris : le service public est dilapidé. À force de compresser les effectifs, encore et encore, ils en viennent à ne plus faire attention aux patients. Les personnes en charge de sa toilette ont tellement de patients et sont tellement pressées que la toilette était plus ou moins bien faite. Gabriel avait son bras immobilisé, alors, au niveau des aisselles, ils n’y passaient jamais. Une mycose s’était installée. Quand je m’en suis rendue compte, j’ai dû passer délicatement un tissu assez fin et mouillé pour le nettoyer. Pour vous dire son état de saleté, quand il est descendu au bloc pour sa deuxième opération du visage, les infirmiers ont eu tellement pitié de lui — car ils ne lui avaient jamais lavé la tête ni les cheveux — qu’ils l’ont lavé avant l’opération. Cette situation a vraiment marqué Gabriel : se laver les cheveux, c’est devenu obsessionnel pour lui. La seule personne qui a pris du temps, c’est un aide-soignant afghan. Il a pris sur sa journée et il a sûrement dû courir derrière. Il a aidé Gabriel à se lever, à prendre une douche. « J’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une grenade peut faire », il a dit. Cet homme a été extraordinaire. Il a permis à Gabriel de relever la tête, il lui a rendu un peu de sa dignité.

Notre lecteur est parvenu ici à la moitié de cet article qui doit faire date dans la mémoire historique en ce qui concerne la répression dictatoriale des Gilets Jaunes.

Pour lire le reste du texte, cliquer sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message