De leader nationaliste à héros libéral, qui est vraiment Alexei Navalny ?

vendredi 28 octobre 2022.
 

Des manifestations de masse ont eu lieu ces derniers jours à Moscou, et d’autres grandes villes de Russie, pour protester notamment contre l’arrestation de l’opposant Alexeï Navalny. Nous vous proposons l’analyse, initialement publié par Jacobin, du journaliste Alexey Sakhnine. Proche du leader du Front de Gauche russe Sergueï Oudalstov, qu’il représentait à la conférence sur le Lawfare organisée aux Amfis de la France Insoumise en 2019 –

Sergueï Oudalstov, que Jean-Luc Mélenchon a soutenu lors de son emprisonnement de plus de quatre années, a l’interdiction de quitter le territoire russe – Alexey Sakhnine revient sur les raisons du succès, mais aussi les limites de l’entreprise d’Alexeï Navalany. Ce dernier sait utiliser et incarner la colère réelle du peuple russe contre un régime économiquement libéral et autoritaire, contre les inégalités massives et la corruption etc. Autant de motifs de colère qu’on observe aux quatre coins du monde. Pour autant, son parcours ultranationaliste, longtemps aux côtés de l’extrême droite, et l’absence de propositions sérieuses pour lutter contre les inégalités économiques et sociales ne peut être passé sous silence. Ce qui n’enlève rien au droit fondamental qui est le sien de pouvoir critiquer le régime russe sans être emprisonné.

Cet article a été publié dans Jacobin le 31 janvier 2021. Il a été rédigé par Alexey Sakhnin. La traduction que nous vous offrons a été réalisée par Pierre Nachet.

Source d’origine : https://jacobinmag.com/2021/01/alex...

L’arrestation du leader de l’opposition russe Alexei Navalny a déclenché des manifestations massives contre l’autoritarisme de Vladimir Poutine. Le travail journalistique de Navalny a mis en évidence le copinage entre les élites russes – mais ses oscillations caméléoniennes entre libéralisme et nationalisme anti-immigration montrent qu’il n’est pas le champion de la classe ouvrière russe.

En 2020, alors que des mouvements massifs de contestation avaient éclaté dans plus de quarante pays, la Russie de Vladimir Poutine ressemblait à un îlot de stabilité. Mais le dimanche 23 janvier de l’année 2021, le pays a connu ses plus grandes manifestations depuis des décennies, organisées par l’équipe du leader de l’opposition : Alexei Navalny.

Navalny avait passé cinq mois en Allemagne pour être soigné d’un empoisonnement qu’il attribue aux autorités russes. Lorsqu’il a annoncé son retour dans son pays le 17 janvier – ce qui a permis aux autorités russes de l’arrêter – il s’est à nouveau présenté comme l’adversaire le plus important de Poutine. Mais les manifestations actuelles ne font qu’alimenter une crise politique plus large, dont l’issue est loin d’être claire.

Qui est Navalny ?

Comme la plupart des politiciens russes actuels, la vision du monde de Navalny s’est forgée sous la suprématie totale de l’idéologie libérale de droite. En 2000, il rejoint le parti libéral Yabloko. À l’époque, il était, de son propre aveu, un néolibéral classique, soutenant un régime de faibles dépenses publiques, de privatisations, de réduction des protections sociales, de « gouvernement minimal » et de liberté totale pour les entreprises.

Cependant, Navalny s’est vite rendu compte qu’une politique purement libérale avait peu de chances de réussir en Russie. Pour la plupart des gens, cette idéologie a été discréditée par les réformes radicales des années 1990. Elle symbolisait la pauvreté, l’injustice, l’inégalité, l’humiliation et le vol. Et après que l’idéologie libérale pro-occidentale ait perdu tant de prestige aux yeux de la population, elle a également cessé d’intéresser la classe dirigeante. Suivant l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les fonctionnaires, les politiciens et les oligarques russes se sont tous proclamés patriotes et véritables héritiers de l’État russe, tandis que les partis libéraux se sont révélés inutiles pour la population.

Navalny a rapidement trouvé une nouvelle niche idéologique. À la fin des années 2000, il se déclare nationaliste. Il participe aux Marches Russes d’extrême droite, fait la guerre à « l’immigration clandestine » et lance même la campagne « Stop Feeding the Caucasus » (en français : « Arrêtez de nourrir le Caucase ») contre les subventions gouvernementales aux régions autonomes pauvres et peuplées de minorités ethniques dans le sud du pays. C’était une époque où les sentiments de droite étaient très répandus et où la jeunesse urbaine sympathisait massivement avec les groupes d’extrême droite. Pour Navalny, il était certain que ce vent allait gonfler ses voiles – et d’une certaine manière, cela a fonctionné.

Mais Navalny ne s’est pas perdu parmi les petits « führers » nationalistes. Il a trouvé un créneau spécial qui a fait de lui un héros bien au-delà des frontières de la sous-culture de droite radicale. Il est devenu le principal combattant contre la corruption en Russie. Il achetait de petites quantités d’actions de grandes entreprises publiques et avait ainsi accès à leurs documents. Sur cette base, il a mené et publié des enquêtes très médiatisées. Nombre d’entre elles étaient des travaux journalistiques brillants – bien que certains critiques aient soupçonné Navalny d’être simplement impliqué dans des « guerres médiatiques » entre groupes financiers et industriels rivaux, recevant des « ordres » de leur part ainsi que des informations qui compromettaient leurs concurrents.

En tout cas, le raisonnement libéral selon lequel la corruption est la cause de l’inefficacité de l’État a valu à Navalny la sympathie de la classe moyenne, mais aussi des cadres supérieurs et des hommes d’affaires qui considéraient la corruption comme un obstacle majeur à leur propre succès. Beaucoup se sont abonnés au blog de Navalny, lui envoyant de de plus en plus de dons en argent.

Entre 2011 et 2013, la Russie a été secouée par un mouvement de contestation massif contre le truquage des élections législatives et l’autoritarisme grandissant, symbolisé par le retour de Poutine à la présidence. Navalny y a participé – mais n’a pas réussi à le diriger. Il a obtenu le soutien de la classe moyenne dans la capitale et les grandes villes. Mais la classe ouvrière, et la population pauvre dans son ensemble, ne lui faisait pas confiance. Ils sont restés indifférents à son programme de lutte contre la corruption, considérant que la corruption ne représentait qu’une des techniques pour enrichir l’élite et non le fondement des inégalités de classe.

En effet, il s’est avéré que les valeurs de gauche avaient encore une certaine influence en Russie. Lors de ces manifestations, des milliers de personnes ont manifesté sous les drapeaux rouges, et le leader du Front de gauche, Sergueï Udaltsov, est devenu l’un des hommes politiques les plus populaires de Russie. Le plus proche collaborateur de Navalny, Leonid Volkov, a déclaré dans une interview qu’il était nécessaire de convaincre l’élite russe qu’une victoire de l’opposition serait meilleure pour elle qu’un gouvernement Poutine corrompu. Mais pour ce faire, il fallait se débarrasser de ses alliés de gauche, qui effrayaient les grandes entreprises.

Navalny a donc divisé la coalition de l’opposition et lorsque les dirigeants de gauche ont été jetés en prison, il a refusé d’intervenir en leur faveur.

De Trump à Sanders ?

Navalny a tiré une leçon importante des mouvements de contestation de 2011-2013 : ce n’est pas le populisme nationaliste de droite, mais bien le populisme social de gauche qui apporte une réelle popularité au sein de la population. Et bien qu’il ait souvent été comparé à Donald Trump, il s’est de plus en plus tourné vers un agenda social.

Il se met à parcourir le pays et réclame une augmentation des pensions et des salaires des fonctionnaires. Le programme du « Parti du progrès », qu’il a créé au milieu des années 2010, avait aussi appelé à relever l’âge de la retraite. Mais lorsque cette mesure impopulaire a été reprise par le gouvernement Poutine, Navalny a commencé à organiser des rassemblements contre celle-ci.

La tactique sociale-populiste a fonctionné et le nombre de partisans de Navalny a augmenté. En mars 2020, Navalny a même affirmé qu’il avait « soutenu Bernie Sanders » lors des primaires démocrates américaines. Cela a suscité l’indignation de ses alliés de droite, mais a servi d’alibi à tous les autres car dans toute la Russie, l’opinion publique s’est sensiblement déplacée vers la gauche.

Dans le même temps, Navalny a changé de langage pour décrire la corruption. Désormais, il parle moins de l’inefficacité de l’État que de l’inégalité sociale. Il compare le luxe des oligarques et des responsables politiques russes à la pauvreté des gens ordinaires.

Le public est beaucoup plus large qu’auparavant : les enquêtes de Navalny ont déjà enregistré des millions de vues sur Internet. Le dernier film de Navalny, sorti le 20 janvier, a établi un nouveau record : en une semaine, il a enregistré plus de 91 millions de vues.

Il y a pourtant très peu de nouveautés dans le film qui est construit sur une compilation de faits et de théories bien connus. En 2010, des militants écologistes avaient déjà trouvé le palais de Poutine, d’une valeur de 1,5 milliard de dollars, construit sur les côtes de la mer Noire. Mais le succès est toujours garanti par la pertinence du problème des inégalités et injustices de classes. Avec ce film, Navalny ne s’adresse pas tant à ses partisans traditionnels (pour eux, tout est déjà clair), mais plutôt à la majorité autrefois pro-Poutine.

La stratégie de Navalny

Navalny est confronté à une tâche redoutable. Luttant pour obtenir la sympathie de la majorité, il est aussi important pour lui de ne pas s’aliéner la classe dirigeante.

Lors de son séjour dans un service hospitalier allemand, Navalny a reçu la visite d’Angela Merkel. L’oligarchie russe est confrontée à de graves difficultés en raison de la guerre froide avec l’Occident et des sanctions économiques croissantes. Les grandes entreprises et le sommet de la bureaucratie ne manqueront pas le signal qui leur est envoyé. À leurs yeux, Navalny est en train de devenir une figure grâce à laquelle l’escalade du conflit avec l’Occident peut être arrêtée, voire inversée.

Le Kremlin a toujours soupçonné que Navalny bénéficiait du soutien tacite d’une partie de l’élite. En 2012, les correspondances de certains chefs de l’opposition libérale ont été publiées, et elles parlaient du possible financement de Navalny par un groupe d’éminents oligarques.

Chaque nouvelle enquête menée par Navalny alimente des soupçons similaires. Qui peut donc lui fournir autant de faits et de documents exclusifs ? Le film sur le palais de Poutine dévoile de nombreux détails intimes de la vie des élites russes. Alors, comment cet opposant a-t-il réussi à s’introduire dans la luxueuse chambre du président ? Ou encore le salon à narguilé avec une barre pour faire du strip-tease, dont les écoliers discutent maintenant sur les réseaux sociaux ? Peu importe que cela ait un fondement réel : cela a un impact concret qui nourrit la suspicion et contribue à une fracture jusqu’au sommet du gouvernement.

Il est également important pour Navalny que sa critique de l’inégalité sociale ne retourne pas l’establishment contre lui. C’est pourquoi il veille à ce que son populisme social ne dépasse pas les bornes. Ainsi, une critique acerbe du luxe de l’entourage de Poutine ne le conduit pas pour autant vers des revendications sociales radicales. Navalny s’oppose à la révision des résultats de la vague de privatisations criminelle des années 1990 ou à la redistribution du revenu national en faveur des travailleurs. Il accepte tout au plus une petite « indemnité » que certains oligarques devraient payer pour légitimer les biens saisis dans les années 1990.

Pour avoir une idée de ce que cela implique, il est intéressant de noter qu’une mesure similaire avait été prise par Tony Blair en Grande-Bretagne en 1997. La taxe dite « Windfall Tax » a touché les propriétaires d’entreprises privatisées dans les années 1980 (notamment la British Airports Authority, British Gas, British Telecom, British Energy, Centrica). Cette mesure a cimenté les résultats des politiques néolibérales de Margaret Thatcher et a légitimé la redistribution radicale de la propriété et du pouvoir vers les plus riches. En Russie, Vladimir Poutine a été le premier à suggérer la mise en place d’une politique similaire en 2012, mais ces politiques n’ont jamais vu le jour. Aujourd’hui, l’idée a été reprise par son plus fervent critique, Alexei Navalny.

L’inégalité restera donc intacte. Parmi les points du programme d’Alexei Navalny sur les « tribunaux équitables » et les libertés politiques, il y a aussi un point sur de futures privatisations. Et c’est exactement ce qui risquerait d’éloigner la plupart des Russes de lui si ce point était mis en avant. Par conséquent, la tâche de Navalny et de ses partisans est de remplacer la discussion sur les réformes par une discussion sur la personnalité du dirigeant lui-même. Ensuite, la confrontation entre les différentes idéologies, de gauche et de droite, socialistes et libérales, sera remplacée par une confrontation entre une « coalition de stagnation » et une « coalition de changement ».

Et c’est là que le talent, le flair politique et le courage personnel entrent en jeu. Le retour de Navalny en Russie a été une opération élaborée, bien qu’aventureuse, tel un drame hollywoodien. L’archétype du héros, rescapé d’une mort imminente, revient vers son peuple avec « Victory » (le nom de la compagnie aérienne à bas prix russe, dont l’avion transportant Navalny a volé jusqu’à l’aéroport de Moscou). Il est immédiatement saisi par les gardes du souverain injuste, le privant de sa liberté, comme ils l’ont refusé à la Russie elle-même. Bien sûr, le héros tombe immédiatement sous les feux de la rampe – et de la lutte politique.

En septembre 2021, la Russie sera confrontée à des élections parlementaires. Elles sont essentielles pour le gouvernement – si Poutine doit continuer à être président après 2024, il a besoin d’un parlement qui lui sera loyal. C’est pourquoi les autorités ont tout fait pour empêcher la participation des critiques radicaux du régime, dont Navalny et ses partisans. Seuls les partis et les candidats fidèles sont autorisés à participer, c’est-à-dire ceux qui ne contesteront pas les fondements de l’ordre sociopolitique existant, ni même les résultats du vote officiellement annoncés (même si cela signifie leur propre défaite).

Même les dirigeants du parti communiste sont généralement prêts à jouer ce jeu. Comme il est impossible de prendre le pouvoir lors des élections, la lutte doit être menée ailleurs. Par le spectacle de son retour, Navalny résout ce problème spécifique.

Avant d’être emmené dans une cellule de prison, il a dépensé son capital médiatique en encourageant ses partisans à descendre dans la rue. L’intrigue de la campagne électorale telle qu’elle a été écrite par le Kremlin a été interrompue.

Désormais, plus personne ne s’intéresse aux partis parlementaires et leurs programmes. Toute la lutte dans les rues est associée à Navalny. Après vingt ans de stagnation, tout espoir de changement est maintenant apposé à son nom – sans qu’il y ait de place pour discuter de la direction de ce changement.

C’est une situation idéale pour qu’un coup d’État ait lieu. Il pourrait même être mené avec l’aide et le soutien de la plupart de la population – mais sans avoir à leur rendre des comptes, comme lors de la chute de l’URSS ou pendant les « révolutions de couleur » dans les pays post-soviétiques.

Ces événements ont laissé un bilan de ruine sociale, de désindustrialisation, d’explosion des inégalités et de réaction culturelle. Et le résultat a été la déception sans fin des travailleurs, qui se sont sentis utilisés et trahis.


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