La complainte des « libéraux »

mardi 2 mars 2021.
 

Philippe Aghion sur France Inter ce matin, Agnès Verdier-Molinié sur France 5 hier soir, les thuriféraires du capitalisme sont de sortie. Sont-ils efficaces ?

Par YVES FAUCOUP

« Les riches en ont mis un peu de côté »

Philippe Aghion, qui fut l’un des rédacteurs du programme économique d’Emmanuel Macron, était une fois de plus l’invité de France Inter dans la matinale de ce 24 février [ici]. Il se plaint de la désindustrialisation de la France, à cause de son manque d’innovation, ne craignant pas quelques lapalissades et lieux communs, sa marque de fabrique : désormais, assène-t-il, on va moins voyager en avion et davantage recourir aux visio-conférences ! Il faut au moins être prof au Collège de France pour oser un tel constat. Il s’exprime, comme toujours, avec beaucoup d’hésitation dans la voix, ne finissant pas ses phrases, sautant du coq à l’âne, pédalant parfois même dans la choucroute, donnant l’impression qu’il ne sait pas bien où il va. A l’image, on le sent très agité, se balançant sur son siège, ignorant peut-être qu’il est filmé.

Il évolue au gré du vent, défendant des idées qu’il combattait jusqu’alors. On parle d’un revenu pour les jeunes ? Alors il se prononce pour un revenu universel sur le modèle danois (revenu d’insertion à 800 euros, pour dix heures de travail par semaine). Il ne cesse de répéter « je pense » et « je réfléchis avec des amis ». Interpellé sur une contribution exceptionnelle des plus riches, il concède que ce serait à envisager mais attention, one off, car notre spécialiste veille à assaisonner son propos de mots étranges pour faire instruit, sans les expliquer : « DARPA » puis « BARDA » (en réalité, vérification faite sur Internet, car il en a causé ailleurs, il s‘agit d’un mode de financements publics aux USA, le premier à l’époque de la Guerre froide, le second plus récent sur la recherche biologique). Une imposition Covid, pour une année : one off, en une fois. Mais attention, sans toucher à la fiscalité.

Il faut réformer l’État (comment ? on ne sait) et relancer la réforme des retraites… On se souvient qu’il a été un ardent défenseur de la retraite à points, « un système juste » disait-il (déjà sur cette radio), à la suédoise, qui s’équilibre. Aujourd’hui, il abandonne la réforme à points, car il a découvert que les enseignants étaient mal payés et qu’il faudrait « dix ans pour régler le problème » (ajoutant drôlement qu’il faut donc… « un quinquennat à soi tout seul »). Si les enseignants devaient voir leurs pensions baisser avec cette réforme, c’est bien la preuve qu’elle était injuste et néfaste pour tous, mais il ne fera pas amende honorable. Il bafouille, avec une formule pleine de délicatesse : « il faut accélérer Touraine » ! La loi Touraine (sous Hollande) prévoyant 43 ans de cotisations à l’échéance 2035, il suggère sans doute qu’il faut avancer l’échéance ou augmenter la durée. Donc pour reprendre le jargon en vigueur : une réforme « paramétrique ».

Pas peu fier, il considère que le Covid l’a confirmé dans ses certitudes : « croissance verte et plus inclusive » (ça ne mange pas de pain). Mais pas de relance par la consommation, car elle est redevenue normale pour la plupart des citoyens. Il admet que les riches sont devenus plus riches, mais simplement parce qu’ils ont économisé, « parce qu’ils ont mis un peu de côté ». Pour un peu, il nous confiait qu’ils en avaient mis dans leur bas de laine ou sous le matelas. Le chèque consommation n’est pas l’outil approprié pour relancer la croissance. Ah bin non, faut pas aider les gens, il faut juste davantage de travail. On croirait entendre du Verdier-Molinié.

« Modèle social de luxe »

Agnès Verdier-Molinié était justement l’invitée, hier, de Ce soir, le débat, animé par Karim Rissouli, sur France 5 [ici]. L’invité principal, Abdennour Bidar, philosophe, ayant défendu l’idée du revenu universel, celle qui a été présentée comme « essayiste libérale » dit son opposition, considérant qu’il existe déjà. Elle évalue en effet à 130 milliards d’euros la somme totale distribuée tous les ans en allocations sur critères de ressources. Et de lister le RSA, l’Allocation d’adulte handicapé, la prime de rentrée scolaire (son chiffre est exagéré, car la quasi-totalité des prestations sont versées par les CAF, soit 94,6 Md€ ; en bonne critique de toutes les dépenses d’assistance, elle a dû y joindre l’APA, pour les personnes âgées dépendantes et la PCH, compensation du handicap) : « une myriade d’aides qui coûtent hyper-cher à distribuer ». Elle propose non pas un revenu universel mais une allocation sociale unique, versée non pas par la CAF mais par Bercy. La France est le pays qui a la dépense sociale la plus élevée au monde, qui a un système qui taxe le plus et « un modèle social de luxe ». Elle explique nullement ce que serait son allocation unique, sa présentation et ce terme cherchent à laisser entendre que les gens cumuleraient indûment des allocations, il faut y mettre de l’ordre et n’en faire qu’une. C’est compliqué, alors simplifions : en réalité, ce projet, que portait François Fillon, est une usine à gaz, car si le système est actuellement complexe (en tout cas pour des commentateurs qui connaissent mal le sujet), c’est parce que les causes de pauvreté et de précarité sont multiples. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas améliorer le système, mais certainement pas sur les conseils d’une militante de l’ultra-libéralisme, antisocial par définition, affichant une haine viscérale envers le service public.

Après avoir fait mine d’être économiste (ce qu’elle n’est pas), elle se lâche et sort la totale : les fake news de l’extrême-droite, raciste envers les plus démunis. Selon elle, la fraude sociale serait de 20 milliards, la moitié aux cotisations (donc fraude patronale, ce qu’elle ne dit pas), la moitié aux prestations (de la part des allocataires). Or cette fraude aux prestations qu’elle invoque ne correspond à aucune statistique, mais il lui faut mettre en équivalence employeurs et allocataires. Car son mépris pour les allocataires est sans limite : alors même que les CAF ont mis en place des contrôles insupportables [voir plus loin], elle reproche aux contrôleurs de ne pas faire assez de contrôles, persuadée que les contrôleurs du ministère des finances seraient, eux, intraitables. Elle reprend à son compte la fable sur les cartes Vitale en sur-nombre.

Son absence d’empathie pour les personnes confrontées à la précarité sinon à la pauvreté est telle qu’elle déclare, ironique, à propos des chômeurs : « le seul objectif serait d’aller chercher une aide parce qu’on n’a pas de boulot ? » et, dans la même veine, à propos des jeunes : « avoir des aides toute leur vie, ce n’est pas enthousiasmant ». Donc, il vaut mieux avoir un boulot. C’est vrai, il est préférable d’être riche et bien portant que pauvre et malade.

Face à elle, Christophe Ramaux, économiste, une autre pointure. Il n’est pas pour le revenu universel, car certaines versions, dans la mesure où il serait versé à tous, atteignent 500 milliards : les plus précaires n’auront pas plus que ce qu’ils perçoivent aujourd’hui, c’est-à-dire très peu, une allocation de survie (ce qu’est le RSA pour une personne seule, autour de 500 euros). Il dénonce les calculs d’Agnès Verdier-Molinié qui ressasse le taux de la dépense publique (bientôt 63 % du PIB, avec la crise), alors qu’il ne s’agit pas d’une part du PIB (mais simplement d’une comparaison). Sur les 1200 milliards des dépenses dites sociales, 1/4 rémunère les fonctionnaires (et la proportion n’a pas bougé depuis 40 ans), le reste c’est la santé, les retraites. Et alors que son interlocutrice ne cessait de vanter l’Allemagne, il précise que les Allemands ont de faibles pensions, au point que beaucoup doivent se trouver un petit boulot.

Il s’insurge sur le fait que dans un pays qui parle démocratie et valeurs républicaines, le seul secteur qui y échappe c’est l’entreprise. Il en appelle à une société qui saurait faire correspondre la masse de travail nécessaire avec les millions de personnes à la recherche d’un emploi. Abdennour Bidar était de bonne volonté, mais un peu perdu quand l’ultra-libérale de choc lui a demandé comment il comptait financer son revenu universel. Pas facile d’être philosophe et économiste. Heureusement que Christophe Ramaux était là, membre des Économistes atterrés. On se demande pourquoi les promoteurs de l’émission avaient souhaité que, pour ce débat, la directrice de l’IFRAP soit présente alors qu’elle est de tous les plateaux de télé quand on a besoin de quelqu’un pour défendre le capitalisme pur et dur. Peut-être pour prouver leur ouverture d’esprit… à moins que ce soit tactique, car AVM est si caricaturale que ses prestations sont peut-être contre-productives. D’ailleurs, il me semble bien que C dans l’air, qui défend les principes du libéralisme économique, ne l’invite plus, alors qu’elle y avait son rond de serviette.

. Dans la soirée de ce 24 février, Elisabeth Borne, ministre du travail, et Ambroise Méjean, délégué général des Jeunes avec Macron, ont cru devoir publier une tribune dans Le Monde pour affirmer haut et fort que "la réponse à la précarité des jeunes n’est pas le RSA". Avec une dose de mépris avec cette formule sur le "reflexe pavlovien" qui consiste à réclamer ce RSA-jeunes. On croirait entendre Verdier-Molinié : ils écrivent qu’ils ne peuvent se résoudre "de proposer à notre jeunesse une simple allocation comme perspective". Ils préfèrent une extension de la Garantie jeunes (créée sous Hollande), qu’ils qualifient d’universelle, qui accompagne les bénéficiaires vers l’emploi, alors qu’un allocataire du RSA sur deux ne bénéficie pas d’un tel accompagnement personnalisé. Or telle est bien la loi sur le RSA : si les autorités publiques ne font pas respecter cette loi, qui garantit qu’elles la feront respecter pour les jeunes ? Par ailleurs, il y a urgence. Pas sûre que cette tribune apportera une réponse aux 16 représentants d’organisations de jeunesse qui dénonçaient dans le même journal, le 1er décembre dernier, comme une "exception injustifiable" le fait que les "jeunes, durement touchés par les conséquences de la pandémie de Covid-19, ne peuvent bénéficier de la solidarité nationale avant 25 ans".

L’enfer des contrôles

Le Monde a publié un article sur l’ « enfer des contrôles » que subissent les bénéficiaires du RSA. Des exemples sont donnés de personnes radiées par la CAF, sur simple information d’un rendez-vous raté à Pôle emploi, de nombreux fichiers étant connectés (fisc, Pôle emploi, CAF). Un témoignage rapporte qu’un agent de la CAF épluchait les relevés de compte bancaire, demandant des explications sur certaines dépenses. La CAF récupère des indus, près de 900 millions d’euros/an (dont 1/3 seulement relèvent d’une fraude, les autres sont des erreurs, parfois de la Caisse elle-même). Les Départements sont également mis en cause dans cet article, des commissions étudiant la situations d’allocataires en leur présence pour se justifier, se transformant en « véritable tribunal », dit un militant d’une association en faveur de la justice sociale. Des travailleurs sociaux y participent, référents devenu juges, ce qui pose problème.

L’article, très documenté, me semble ne pas assez montrer du doigt la propagande efficace de tout une droite et extrême-droite et de certaines médias qui stigmatisent sans cesse d’éventuels fraudeurs (comme AVM ou Charles Prats), la Cour des comptes allant aussi dans ce sens : du coup, les CAF font du zèle. Et les présidents des Départements veulent réduire leurs dépenses sociales, étant insuffisamment soutenus par l’État. L’article fait également l’impasse sur le "non-recours", qui est la conséquence de cet enfer des contrôles : beaucoup ne demandent plus une prestation à laquelle ils ont droit, de crainte d’être sans cesse inquiétés.

. article du Monde : « L’entretien avec l’agent de la CAF a été une humiliation » : les bénéficiaires du RSA dans l’enfer des contrôles

. depuis 10 ans, j’ai régulièrement écrit sur les abus des contrôles, insécurisant les allocataires et dénoncé le discours humiliant sur l’assistanat ; un de mes derniers textes sur le sujet : Fraude sociale, suite.


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