Turquie : Nûdem Durak, une voix sous les verrous

lundi 1er mars 2021.
 

Alors que la mobilisation étudiante s’intensifie face au pouvoir d’Erdogan, alors que plus de 700 arrestations ont eu lieu dans les milieux pro-kurdes, les écrivains Joseph Andras et Kaoutar Harchi nous parlent de Nûdem Durak, en prison depuis six ans pour avoir... chanté.

AU PIED DU MUR. « La neige tombe sur nos montagnes / Nos montagnes deviennent blanches. » La voix qui prononce ces paroles est douce et confiante. Elle oscille entre quelques notes graves et d’autres plus aiguës. La voix s’arrête sur une syllabe, se précipite sur la suivante, certaine de chaque mouvement d’inflexion, de chaque effort de retenue. De l’amplitude du souffle naît la mélodie : par l’entremêlement de sonorités libres qui, jusqu’à nous, se fraient un chemin. Et nous voilà atteints.

Mais pas de chant sans Nûdem qui chante.

Nûdem Durak, souvenons-nous d’elle, frêle et longiligne, qui déambulait dans les rues de son village, au Sud-Est de la Turquie. Sa mère, son père, étaient là, appuyés contre le chambranle de la porte de la modeste maison familiale. Ils voyaient Nûdem venir vers eux et leur cœur, à n’en pas douter, s’emballait : leur fille, bientôt, les saluerait, les embrasserait avant de les serrer, tous deux, contre elle. Puis elle franchirait le seuil de la maison, s’installerait au centre de la pièce commune, à même le sol, et, se saisissant de sa guitare, mêlerait la musique au plaisir d’être ensemble.

Une simple guitare de bois clair que Nûdem a longtemps cru ne jamais pouvoir s’offrir. Que c’est cher une guitare, n’est-ce pas ? C’était sans compter sa mère qui, voyant croître chez sa fille les appels insistants de la création, a vendu, un matin, sa propre alliance. Alors, son instrument sous le bras, Nûdem n’a plus fait que chanter. Nûdem est montée sur scène. Nûdem a fondé son groupe de musique, Koma Sorxwin. Nûdem a transmis à de jeunes élèves d’un centre culturel la musique traditionnelle de son peuple. Nûdem a entamé la préparation d’un album.

Autour d’elle, de jeunes femmes et de jeunes hommes se sont réunis pour chanter d’une même voix la beauté des montagnes blanchies par l’hiver. Chanter la terre, ses mémoires ancestrales et meurtries par l’Histoire. Chanter le sang versé de tous ceux, de toutes celles qui ont espéré que ces montagnes, que cette terre, que les Kurdes, un jour soient libérés du joug des gouvernements turcs successifs.

Enfermée depuis six ans, Nûdem, pour avoir chanté et soutenu, sans arme sinon sa seule voix, la résistance, la lutte, l’égalité entre les sexes et la justice sociale. C’est-à-dire, dans les mots du pouvoir, le « terrorisme ». Car c’est bien à cela qu’on le reconnaît, le pouvoir : il empoigne l’alphabet et le fiche sens dessus dessous : bientôt, le pouvoir décrétera la nuit quand sous nos yeux s’étendra le jour – et nous la verrons, la nuit.

« Nous célébrons la paix / Ne pleure pas, mon peuple / Même s’ils me mettent en prison / C’est là notre vraie couleur ». Voici ce que Nûdem entonnait quelque temps avant d’y être jetée. Enfermée depuis six ans, Nûdem, pour avoir chanté et soutenu, sans arme sinon sa seule voix, la résistance, la lutte, l’égalité entre les sexes et la justice sociale. C’est-à-dire, dans les mots du pouvoir, le « terrorisme ». Car c’est bien à cela qu’on le reconnaît, le pouvoir : il empoigne l’alphabet et le fiche sens dessus dessous : bientôt, le pouvoir décrétera la nuit quand sous nos yeux s’étendra le jour – et nous la verrons, la nuit.

« Nûdem a essayé de garder notre langue vivante. Tout le monde l’aime à Cizre [1]. Elle est un phénomène ici, a raconté sa sœur Firdevs, en 2015. Elle aurait pu aller en Europe et dans d’autres pays, mais elle ne voulait pas quitter le Kurdistan. »

Six ans, donc. Six ans, déjà. Sur dix-neuf – c’est que la chanteuse est astreinte au cachot jusqu’en 2034. Rien que de très banal, dans la Turquie d’Erdoğan : Nûdem Durak n’est qu’une captive parmi tant d’autres. Il faudrait dès lors parler de chacun, de chacune, épeler les noms un à un, conter les moindres récits, décrire l’entier des familles ; il faudrait ne condamner aucun condamné à l’ombre qui l’étreint déjà. Seulement voilà : il arrive qu’un individu, soudain mis en lumière, donne à saisir l’ensemble qu’il a fait sien. Les gros chiffres nous glissent dessus : les listes révèlent la dictature mais peinent à agripper les cœurs. Donc à dresser les corps. Alors disons Nûdem Durak pour dire d’un même élan tous les détenus : l’écrivain Ahmet Altan, le journaliste Nedim Türfent, l’ancienne élue Leyla Güven, les militants du HDP, les étudiants homosexuels ou encore les dirigeants politiques Selahattin Demirtaş et Abdullah Öcalan. Disons Nûdem Durak pour dire « le cri des prisons » qu’évoque la sociologue féministe en exil Pınar Selek : celui des dizaines de milliers de prisonniers politiques en Turquie, et partout ailleurs.

À l’heure qu’il est, Nûdem se trouve dans une cellule de la ville de Bayburt, non loin de la mer Noire. Elle y compte les mois et les années aux côtés de ses camarades. D’elles, nous ne savons rien – alors, parfois, nous imaginons leurs discussions, leur colère et leurs éclats de rire. Celles qui ont été libérées nous racontent, toutes, la personne qu’elle est : sa force. Sa guitare a été brisée par les employés de la prison mais la jeune femme lit, écrit et chante. « Nûdem dit être obligée de se raccrocher à la vie car elle a des rêves à accomplir. Elle nous dit être très fatiguée mais elle ajoute qu’elle doit lutter », nous confie son frère. Avant d’ajouter : « Tant que le gouvernement reste en place, ça semble compliqué qu’elle sorte avant car il n’y a ici ni justice, ni honneur. Les juges sont corrompus. »

À l’heure qu’il est, tandis que le régime turc appelle à « normaliser » ses relations avec son homologue français, la jeunesse d’Istanbul manifeste en lançant à la face du pouvoir et de sa police : « Nous ne baisserons pas les yeux ! »

Bien sûr, d’aucuns iront répétant que là n’est pas notre affaire. Entre 2009 et 2019, un rapport du ministère des Armées a indiqué que les industriels français ont reçu, de la Turquie, l’équivalent de 594,5 millions d’euros de commandes de matériel militaire. Comme citoyens français, nous voici donc requis ; comme internationalistes, nous n’ignorons pas les nations mais savons que rien ne les qualifie pour étouffer la voix des justes.

« Redressons nos corps froids du sol / Dans la poitrine de la terre rouge / Soyons l’écho des chants de nos mères / Libres pareilles à des chansons », nous écrit la prisonnière kurde sur une feuille de papier. Portons-la hors les murs, cette liberté.

Joseph Andras et Kaoutar Harchi


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