Condamnation de Sarkozy : l’indignation salutaire de la rédaction du « Parisien »

mardi 9 mars 2021.
 

Unanimes, les personnels du quotidien protestent contre un éditorial s’appliquant à défendre Nicolas Sarkozy au lendemain de sa condamnation. Le geste retient d’autant plus l’attention que de nombreux médias, pratiquant un journalisme de connivence, ont l’habitude de faire le carré autour des puissants.

Par Laurent Mauduit

Dans l’univers de la presse française, qui est passée en large partie sous la tutelle des puissances d’argent, et qui souffre du même coup d’un manque cruel d’indépendance éditoriale – quand elle ne fait pas l’objet d’instrumentalisation, de manipulations ou de censures –, il faut saluer l’indignation de la rédaction du Parisien face à un éditorial de la direction du journal accablant la justice au lendemain de la condamnation de Nicolas Sarkozy – alors que ce journal est depuis 2015 la propriété du milliardaire Bernard Arnault, ami de Nicolas Sarkozy et témoin de son second mariage.

Il faut la saluer à un double titre. D’abord, elle vient confirmer que même dans les journaux croqués par des milliardaires, les journalistes peuvent, face à leur actionnaire, revendiquer le droit d’exercer librement leur métier, et d’informer honnêtement les citoyens qui les lisent, en déjouant les systèmes de connivence ou d’interférences que les directions de ces journaux ont mis en place. Enfin, la très vive réaction des personnels du Parisien vient souligner, en creux, l’état d’asservissement dans lequel se trouve une bonne part de la presse française où des éditoriaux aussi poisseux ont été écrits, mais sans que cela suscite la moindre réaction.

Cette nouvelle crise au sein du Parisien, c’est un éditorial du mardi 2 mars, signé par le directeur des rédactions du journal, Jean-Michel Salvator, qui l’a provoquée (voir le fac-similé ci-contre). Le même jour, à peine quelques heures plus tard, les organisations syndicales (SNJ, SNJ-CGT, SGJ-FO, SNPEP-FO, SGLCE-CGT), la Société des journalistes (SDJ) et le collectif des femmes du journal ont publié un communiqué commun pour se désolidariser « de ce texte dont la teneur ne correspond pas aux valeurs portées depuis 77 ans par le Parisien ». Formules sévères qui soulignent l’émotion de la rédaction et la gravité de la crise.

Pour mémoire, Le Parisien – du temps où il s’appelait Le Parisien libéré – a participé à la refondation de la presse à la Libération, voulue par le Conseil national de la résistance, en renaissant sous la forme d’une coopérative ouvrière, avant de connaître une lente et progressive normalisation, puis de tomber dans l’escarcelle du milliardaire Bernard Arnault.

Dans un texte très documenté (que l’on peut lire dans sa version intégrale sous l’onglet « Prolonger » associé à cet article), les signataires font de multiples griefs au directeur des rédactions. « Dans cet éditorial, qui accompagne un fait du jour sur la condamnation de Nicolas Sarkozy pour des faits de corruption et de trafic d’influence, Jean-Michel Salvator fustige “des décisions de justice” devenant, selon lui, “d’une sévérité accrue ou d’une intransigeance implacable”. Il n’appartient pas à notre journal de donner une opinion sur une décision de justice. Éclairer sur ses conséquences, oui. Le reste relève du commentaire », constatent-ils d’abord.

Et ils poursuivent : « Le directeur des rédactions minimise ensuite les faits reprochés à l’ancien président de la République : “Nicolas Sarkozy se voit reprocher d’avoir envisagé d’appuyer une promotion en faveur d’un magistrat (qui ne s’est pas faite).” Jean-Michel Salvator ne l’ignore pas : en matière de droit, il n’est pas nécessaire que l’avantage ait été accordé pour que le délit de corruption soit caractérisé. »

Les signataires font aussi cet autre constat : « Le directeur des rédactions fait ensuite maladroitement référence, avec indulgence, à la condamnation de Georges Tron, “pour agressions sexuelles à cinq ans de prison dont trois ferme”, en omettant la condamnation pour viol aggravé, crime passible de vingt ans d’emprisonnement et en l’occurrence décidée par une cour d’assises et un jury populaire. En plus d’omettre une partie de la réalité, le propos est contradictoire avec l’engagement affiché par la direction de la rédaction, dans la charte de l’égalité signée en novembre dernier, de “veiller particulièrement à utiliser le vocabulaire approprié lorsqu’elle traite des violences faites aux femmes”. »

Les signataires de ce communiqué tiennent donc « à réaffirmer les principes de notre métier : exposer des faits, permettre l’expression de points de vue contradictoires, analyser… et ne pas orienter de manière partisane des éléments factuels au service d’on ne sait quels intérêts ». En conclusion, les signataires demandent à être reçus par Jean-Michel Salvator. « Alors qu’une partie de la rédaction nous fait part d’un sentiment de défiance croissant, nous souhaitons lui demander des éclaircissements ainsi que des garanties sur le respect de l’intégrité du travail d’information de la rédaction. »

C’est donc là une prise de position énergique de la part des signataires. Et pour tout dire, inhabituelle dans l’univers de la presse parisienne car au fil de ces dernières années, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy puis sous celui de François Hollande, la normalisation économique de la presse s’est accélérée, sous les effets des rachats par des milliardaires boulimiques de tous les grands titres parisiens. De son côté, Emmanuel Macron a multiplié les lois limitant la liberté de la presse et le droit de savoir des citoyens (loi sur le secret des affaires, sur les fake news, etc.). Tant et si bien qu’on a davantage tenu la chronique, ces derniers temps, d’une presse entravée, plutôt que celle d’une presse assumant normalement sa fonction citoyenne.

Dans cet écosystème mortifère, la réaction des personnels du Parisien tranche donc avec les formes de journalisme couché que l’on a trop souvent la possibilité de déplorer. La colère qui couve parmi les personnels du Parisien, et tout particulièrement parmi les journalistes, est d’autant plus vive que l’éditorial qui a mis le feu aux poudres n’est pas le premier de cet acabit.

À l’automne dernier, il y avait ainsi eu un éditorial tournant en dérision la cuisine chinoise en des termes qui étaient restés en travers de la gorge de beaucoup de journalistes du Parisien, et dont Claude Askolovitch s’était indigné, dans sa revue de presse sur France Inter, avec verve : « Cette prose bizarrement trumpienne et culinairement xénophobe illustre que la folie peut saisir un grand journal populaire. »

Et puis, à la même époque, le 16 octobre, il y avait eu un autre éditorial s’inquiétant des perquisitions qui venaient d’avoir lieu aux domiciles et aux bureaux de plusieurs personnalités, dont le ministre de la santé Olivier Véran, dans le cadre de l’enquête judiciaire sur la gestion de la pandémie, éditorial qui suggérait que le temps de la justice n’était pas encore venu.

Pour beaucoup, au sein de la rédaction du Parisien, la coupe est pleine. Les signataires attendaient dans le courant de la journée de mercredi de savoir si le directeur des rédactions acceptait de les rencontrer, comme ils en avaient fait la demande. Mais, selon les nombreux témoignages que nous avons recueillis, il est peu probable que l’affaire en reste là. Beaucoup demandaient la tenue d’une assemblée générale ou le vote d’une motion de défiance à l’encontre de la direction de la rédaction. Au sein de la SDJ comme de certains syndicats de journalistes, en particulier le SNJ, l’idée a par ailleurs cheminé d’exiger la suppression de l’éditorial du journal, qui a transformé le Parisien en instrument de propagande, surfant sur le travail de la rédaction, mais en le dévoyant « au service d’on ne sait quels intérêts » – selon la formule allusive utilisée par les signataires. C’est-à-dire, pour parler clair, au service d’intérêts clairement identifiés, ceux du richissime actionnaire du journal et de ses amis politiques.

Aux dernières nouvelles, une réunion devrait avoir lieu jeudi 4 mars en milieu de journée, rassemblant l’intersyndicale, la SDJ, le collectif des femmes et Jean-Michel Salvator. Le SNJ comptait y demander l’arrêt de l’édito.

La prise de position claire et nette de la rédaction du Parisien retient d’autant plus l’attention qu’elle contraste avec le comportement d’une bonne partie de la presse mainstream.

À l’évidence, la condamnation, lundi 1er mars, de Nicolas Sarkozy à trois ans de prison dont un ferme pour corruption et trafic d’influence dans l’affaire dite « Paul Bismuth » est en effet un événement historique dans la vie politique et judiciaire française. Dans l’histoire de la Ve République, c’est la première fois qu’un ancien chef d’État est condamné pour des faits aussi graves. Le seul précédent est celui de Jacques Chirac, mais ce dernier, longtemps protégé par son statut de chef de l’État, ne fut condamné que trente ans après les délits qui avaient été retenus contre lui.

En toute logique, la presse pouvait donc être encline à souligner qu’il s’agissait d’un événement exceptionnel, méritant réflexion. C’est ce que mon confrère Fabrice Arfi a fait, en dressant ces constats : « Il faut prendre la mesure de l’événement qui s’est produit avec la condamnation de Sarkozy dans l’affaire “Bismuth”. La France est un pays malade de sa corruption et les affaires nous tendent un miroir dont il va bien falloir un jour affronter le reflet. »

« L’abominable vénalité de la presse française »

Et si on lit la presse internationale, au lendemain de la condamnation de Nicolas Sarkozy, on a tôt fait de remarquer que c’est la même réaction de beaucoup de journalistes étrangers : ils ont invité leurs lecteurs à réfléchir sur ce que cette condamnation révélait de la France et de sa démocratie. Sous le titre « Nicolas Sarkozy condamné, la démocratie renforcée », Courrier international pointe ainsi l’éditorial du quotidien espagnol El Païs, qui salue « la condamnation exemplaire » de l’ancien chef de l’État : « Personne n’est au-dessus des lois. C’est le principal message envoyé par la justice française avec la condamnation pour corruption et trafic d’influence de Nicolas Sarkozy, président de la République de 2007 à 2012 ».

Cette exception française, qui fait que le chef de l’État, jouissant d’un statut d’irresponsabilité pénale, est au-dessus des lois, est soulignée par de nombreuses autres publications étrangères. Témoin la Süddeutsche Zeitung qui, toujours selon Courrier international, a relevé que cette condamnation était une révolution dans une France « monarchique » et élitiste. Ici, affirme le journal de Munich, la politique « repose sur la personnalité du président de la République, qui doit être à la fois une figure lumineuse et un père attentionné pour ses concitoyens ». Et d’ajouter : « L’idée que cette conception invite à toutes sortes d’abus, qu’elle repose sur la force de caractère individuelle qui peut donc être corruptible, appartient au contrat implicite que les électeurs passent tous les cinq ans avec leur président-monarque. » Et le journaliste conclut en faisant observer que tous les présidents français font l’objet de soupçons, mais dans le cas de Nicolas Sarkozy, « qui aimait à peu près autant les magouilles qu’il redoutait la lumière [sur ces mêmes magouilles] », ce pacte a franchement raté.

La plupart des grands titres de la presse internationale ont donc cherché à comprendre ce que la condamnation de Nicolas Sarkozy disait de l’état de la démocratie française, de la corruption qui pouvait la miner, ou du présidentialisme qui l’anémiait.

Mais, en France, rien de tel ! De très nombreux médias, pour la plupart aux mains des milliardaires – mais pas tous –, se sont au contraire acharnés contre la justice pour protéger le mieux possible Nicolas Sarkozy.

Comme il n’est pas possible, ici, de faire une revue de presse exhaustive des éditoriaux vengeurs contre les magistrats qui ont fleuri ces derniers jours, contentons-nous d’en relever quelques-uns : on aura de toute façon tôt fait de vérifier qu’ils sont tous à l’unisson et ratiocinent les mêmes éléments de langage en défense de l’ex-chef de l’État.

Témoin par exemple, le journaliste Nicolas Beytout, qui fait le 2 mars l’éditorial politique du matin sur Europe 1 (radio qui est la propriété de Arnaud Lagardère, lui aussi proche ami de Nicolas Sarkozy). « Pour être respectée, la justice ne doit pas être suspectée. Or, dans la condamnation de Nicolas Sarkozy, tout est suspect », assène-t-il. Or, comme le chroniqueur est par ailleurs le directeur du journal L’Opinion (financé massivement par une autre famille de milliardaires, celle des Bettencourt), les lecteurs de ce journal ont le droit le même matin à une variation sur le même thème dans ce quotidien : « Il faut craindre d’être puissant face aux juges », cherche-t-il à faire croire.

Le ton est donné ; et d’un titre à l’autre, dans la presse écrite ou radio-télévisée, on entend presque partout le même refrain. « Ce jugement insensé me donne sacrément envie de voter Sarko », lâche Élisabeth Lévy, la chroniqueuse de droite radicale de Sud Radio.

En régions, beaucoup de titres sont sur la même longueur d’onde. Ainsi Le Télégramme, dont l’éditorial fait presque sourire, tant il pousse loin le bouchon : « Premier président de la République sous la Ve à être condamné à de la prison ferme, Nicolas Sarkozy n’a même pas eu besoin de se victimiser : la sentence a été accueillie, et pas seulement à droite, par un concert d’indignations sur cette politisation extrême de la justice […]. L’ancien Président a fait appel mais cet acharnement judiciaire pourrait le remettre en selle. » Ah oui ? Vraiment ?

Et dans cette liste, il faudrait tout autant ajouter le service public, qui ne s’est guère distingué. Tandis que Le Figaro s’est empressé – mais dans son cas, c’était prévisible – de donner la parole à Nicolas Sarkozy pour organiser sa défense, France Inter a choisi pour décrypter la condamnation d’inviter… l’avocate de Nicolas Sarkozy, Me Jacqueline Laffont. De la sorte, les auditeurs du service public ont été fortement éclairés sur les enjeux démocratiques de l’affaire.

On observera certes que cette tendance d’une partie de la presse française à faire le carré autour des puissants, pour assurer leur défense, n’est pas nouvelle. Aux lendemains des premières révélations de Mediapart sur le compte caché de Jérôme Cahuzac en Suisse, qui ne se souvient par exemple de ces médias qui ont fait notre procès, réclamant « des preuves, des preuves, des preuves ! » – alors qu’elles étaient sous leurs yeux – ou de cette manchette du Journal du dimanche propageant une fake news : « Cahuzac blanchi ! » Qui ne se souvient aussi des médias qui ont fait le procès de Mediapart dans l’affaire des financements libyens de la campagne de Nicolas Sarkozy, alors qu’aucune révélation de Mediapart n’a jamais été démentie.

Le procès contre Mediapart, définitivement perdu par le directeur des rédactions du JDD et de Paris-Match (voir le billet de blog d’Edwy Plenel), est le dernier rebondissement en date de cette longue histoire : derrière une défaite judiciaire, il y a une défaite d’une certaine forme de journalisme…

Et cette habitude de certains titres ou médias de dérouler le tapis rouge ne profite pas qu’aux dirigeants politiques. Même s’il est affaibli du fait de la maladie, Bernard Tapie a toujours son rond de serviette dans d’innombrables médias, et on ne compte plus le nombre de fois où il a été invité au journal de France 2, notamment par Laurent Delahousse – sans qu’on lui pose la moindre question sur le magot qu’il a obtenu de manière frauduleuse et dont il n’a toujours pas rendu à l’État le moindre centime, cinq ans après sa condamnation.

Carlos Ghosn profite de la même indulgence ou du même système de journalisme de complaisance. En fuite au Liban, voulant échapper à la justice nippone comme à la justice française, il est toujours le chouchou de nombreux médias. Ainsi, il y a quelques mois, la journaliste de France Inter Léa Salamé choisit de faire le voyage à Beyrouth pour donner la parole au patron déchu, plutôt qu’à ceux susceptibles de dévoiler les dérives de sa présidence à la tête de Renault.

C’est en cela que la réaction des journalistes du Parisien est salubre. Car, du second Empire à aujourd’hui, il y a souvent eu, en France, des systèmes de connivence entre la presse et les pouvoirs, politiques et financiers. La consanguinité a souvent été ici plus forte qu’ailleurs. Un célèbre émissaire russe, Arthur Raffalovitch, chargé par le tsar avant la guerre de 1914 de corrompre la presse française pour qu’elle dise du bien du régime et de ses emprunts, avait même eu une formule célèbre, pour dénoncer « l’abominable vénalité de la presse française » – j’avais rappelé cette histoire dans ce billet de blog. Mais, dans l’histoire de la presse française, il y a souvent eu aussi des sursauts.

Si l’indignation de la rédaction du Parisien pouvait faire tache d’huile, ce serait pour le moins heureux. Car en ces temps incertains et dangereux, c’est une évidence que les citoyens ont plus que jamais besoin d’une presse libre et honnête. Tous les actes de résistance ou de rébellion méritent à ce titre d’être salués…


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