L’heure de nous-mêmes a sonné (Républiques, réunions non-mixte, offensive généralisée contre l’auto-organisation des dominé·es)

samedi 10 avril 2021.
 

La récente polémique sur le droit de se réunir exclusivement entre personnes concernées par une discrimination est la nouvelle étape d’une offensive généralisée contre l’auto-organisation des dominé·e·s. Que ce soit en raison de leur apparence, de leur croyance, de leur genre ou de leur condition. Démonstration.

« France, réveille-toi, songe à ta gloire » : le 7 janvier 1898, soit six jours avant la parution dans L’Aurore de son célèbre « J’accuse… ! » en défense du capitaine Alfred Dreyfus, Émile Zola publie une « Lettre à la France » où il conjure « tous les libres esprits, tous les cœurs larges » à se ressaisir face à la haine antisémite qui ruine la République. « France, si tu ne te méfies, tu vas à la dictature », lance-t-il avant d’énoncer ce constat : « La République est envahie par les réactionnaires de tous genres. Ils l’adorent d’un brusque et terrible amour. Ils l’embrassent pour l’étouffer. »

Nous pourrions dire la même chose au spectacle contemporain de républicains d’opérette ou d’occasion, de carton-pâte assurément, qui s’en réclament pour mieux la contredire. Leur République n’est plus qu’une terre aride où des mesures discriminatoires, des interdits et des préjugés, mettent en pièces sa devise : avec eux, plus de liberté (de croyance), plus d’égalité (des civilisations), plus de fraternité (des cultures). Leur offensive constante et obsessionnelle contre l’une des religions de notre pays, l’islam, et l’une des parties de son peuple, les musulmans, ainsi que, plus largement, contre toutes les expressions des minorités, diabolisées en séparatisme antinational, est en effet le cheval de Troie d’une dévitalisation de la République.

Car qu’est-ce que la République entendue comme horizon d’émancipation ? Rien d’autre que la promesse d’égalité. Une promesse active, toujours inachevée, toujours renouvelée, toujours réinventée. Nous naissons « libres et égaux en droits », sans distinction d’origine, de condition, de croyance, d’apparence, de sexe ou de genre… Mais il ne suffit pas que la Déclaration des droits de l’homme de 1789 l’ait abstraitement proclamé, dès son premier article, pour que ce principe devienne réalité concrète. L’égalité a toujours été un combat de celles et ceux qui en sont exclus contre les bénéficiaires qui en ont le privilège et entendent bien le garder.

La République authentique, c’est-à-dire démocratique et sociale comme le dit depuis 1945 notre Constitution, est un mouvement permanent où les luttes des sans-droits, des dominés, des opprimés, des exclus, des stigmatisés, des discriminés, etc., ne cessent d’élargir son horizon et d’approfondir son idéal. À l’inverse, une République sans adjectif, figée et immobilisée, repliée sur elle-même et fermée aux remises en cause, tourne le dos à l’égalité et, partant, se détruit elle-même. C’est cette République conservatrice et réactionnaire qui, dans le passé, a catégoriquement refusé l’égalité des droits aux ouvriers, aux femmes et aux colonisés, faisant droit aux inégalités de naissance et de condition pour justifier de réprimer les premiers, de dominer les secondes, de « barbariser » les troisièmes.

Obligée de se faire discrète durant un demi-siècle, après que sa perdition eut accompagné la catastrophe européenne et le désastre colonial, cette République anti-égalitaire est de retour, et plus que jamais à l’offensive. Sa cible est l’altérité sous toutes ses formes, c’est-à-dire le refus de céder au Grand Un du pouvoir et au Grand Même de l’identité. Non seulement elle ne supporte pas le pluriel et le divers, le dissident et l’opposant, mais surtout elle n’admet l’Autre qu’à condition qu’il se soumette à sa norme et à sa règle. La promotion en bouc émissaire du musulman (mais aussi du « décolonial », du « racisé », de l’« intersectionnel », de « l’islamo-gauchiste ») sert à cela : empêcher toute dissonance, différence ou divergence. C’est donc très logiquement qu’elle accompagne la répression des luttes sociales, la libération des violences policières, la diabolisation des gilets jaunes, la stigmatisation des révoltes juvéniles, la détestation des radicalités écologiques, etc.

Penser à droite, c’est se revendiquer d’un réel immuable et inchangeable, dont on se croit le garant ou le propriétaire. En ce sens, il est aussi une gauche de droite qui, régulièrement, se dresse contre les nouveautés portées par l’incessant combat pour l’égalité des droits. Ce que ces réactionnaires et conservateurs, quels que soient leurs atours, ne supportent pas, c’est l’auto-organisation des dominés, exploités, opprimés, discriminés, stigmatisés, etc. L’artificielle polémique contre des réunions exclusivement réservées à celles et ceux que concernent lesdites oppressions n’a d’autre but que de délégitimer et disqualifier ce mouvement où se renouvelle sans cesse l’exigence d’égalité. Non pas d’une égalité abstraite, édictée et gardée par celles et ceux qui en sont déjà les bénéficiaires, mais d’une égalité concrète, conquise et défendue par celles et ceux qui en sont exclus.

En ce sens, ce sont toujours des minorités qui font grandir les majorités, les obligeant à sortir de leur confort ou de leur aveuglement. Des minorités qui ne le sont pas forcément quantitativement mais qui le sont par construction sociale et idéologique. Il en fut ainsi, hier, des ouvriers et des femmes, comme il en est aujourd’hui des racisé·e·s, opprimés, discriminés ou stigmatisés à raison de leur origine, de leur culture, de leur religion, de leur apparence, de leur couleur de peau. Les gauches qui accompagnent, en la soutenant ou en s’abstenant, l’actuelle offensive réactionnaire tournent le dos à toute l’histoire des luttes émancipatrices où l’auto-organisation des concerné·e·s a successivement mis en cause des dominations de classe, de sexe et de race, qui cohabitent, se superposent et s’imbriquent.

Se souviennent-elles, ces gauches égarées, du « Manifeste des soixante » de 1864, première exigence d’une représentation des ouvriers par eux-mêmes, par les leurs et non plus par l’intermédiaires de bourgeois, aussi éclairés soient-ils ? Ils ne disaient pas autre chose que les discriminés d’aujourd’hui, ne comptant que sur leurs propres forces pour faire valoir leurs droits : « On a répété à satiété : il n’y a plus de classes ; depuis 1789, tous les Français sont égaux devant la loi. Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes ou arbitraires du capital […], il nous est bien difficile de croire à cette affirmation. […] Nous ne sommes pas représentés, et voilà pourquoi nous posons cette question des candidatures ouvrières. Nous savons qu’on ne dit pas candidatures industrielles, commerciales, militaires, journalistes, etc. ; mais la chose y est si le mot n’y est pas. Est-ce que la très grande majorité du Corps législatif n’est pas composée de grands propriétaires, industriels, commerçants, de généraux, de journalistes… ? »

Se souviennent-elles, ces gauches oublieuses, de « la Grande Marie », cette figure exceptionnelle du syndicalisme, l’institutrice Marie Guillot (1880-1934), féministe pionnière, fondatrice de la commission féminine de la CGT ? Dévouant sa vie à l’émancipation alors que les femmes étaient privées de tout droit politique, elle se heurta à la domination masculine au sein de la CGT et, afin d’y échapper et de la combattre, adhéra à une organisation non mixte, la Jeunesse laïque et féministe, qui avait été lancée en 1903. Anticipatrice des futurs « groupes femmes » du féminisme des années 1970, elle refusait de dissoudre la cause des femmes dans la lutte des classes : « Nous avons, nous, femmes, une double lutte à mener : lutte commune à tous les prolétaires contre l’asservissement économique, lutte particulière pour la conquête de nos droits d’êtres humains. » « Même bourgeois, ajoutait-elle, le féminisme a une valeur révolutionnaire, en redressant les femmes, en les poussant à faire reconnaître leurs droits par les hommes. »

Se souviennent-elles, ces gauches incultes, d’Aimé Césaire proclamant, avec Léopold Sédar Senghor, la « négritude », retournant en fierté le stigmate de la servitude, alors qu’il était encore député communiste ? Et du premier « Congrès international des écrivains et artistes noirs », organisé à Paris en septembre 1956 par Alioune Diop, le fondateur de la revue Présence africaine ? Recevant Senghor en 1976 à la Martinique, en sa mairie de Fort-de-France, Césaire revendiquait la négritude comme « la revitalisation de fraternités oubliées et la vaste solidarité de ceux que l’histoire violenta ». Face à une Europe qui « soliloque », contraignant les peuples qu’elle domine « à écouter passivement », « le dialogue, insistait-il, doit d’abord être avec nous-mêmes ».

Qu’elles soient sociales, sexuelles, raciales, les dominations ne cèdent que par la mobilisation de celles et ceux qui les subissent. Ne pas l’entendre, c’est leur barrer la route, les entraver, les refuser. Enfermés dans leur bonne conscience, celle de n’avoir jamais vécu une discrimination, de ne s’être jamais vu comme intrus dans les regards des autres, de ne pas se rendre compte du privilège que leur accorde leur apparence, on entend ainsi des politiques, des intellectuels et des journalistes de tous bords s’indigner d’un retour du mot race par l’utilisation militante du vocable « racisé ».

Les races n’existent pas, ânonnent-ils, donnant ainsi la main à l’extrême droite qui s’empresse de dénoncer un « racisme des antiracistes » pour mieux abattre l’exigence d’égalité. Pas de races bien sûr, mais du racisme à l’évidence. Il ne suffit pas d’enlever le mot, y compris de la Constitution, pour supprimer le fait. Le racisme construit, dans la vie quotidienne et par des pratiques institutionnelles, une assignation à l’origine, à l’apparence, à la couleur, à l’identité : c’est cela être racisé·e. Une réalité concrètement vécue par une large partie de notre peuple issue de la longue projection de la France sur le monde, par la conquête, l’esclavage, la colonisation, qui fit sa richesse et sa puissance.

L’actualité de la question noire et de la question musulmane dans la France d’aujourd’hui est celle, persistante, de la question coloniale, toujours en souffrance, jamais soldée. Tout comme les États-Unis doivent encore affronter le passé esclavagiste qui les a construits, la France devra bien finir par affronter la question coloniale qui verrouille son imaginaire politique. Non seulement elle y véhicule un racisme persistant, léguant le préjugé de cultures, civilisations, religions, etc., supérieures à d’autres, mais de plus elle prolonge la prétention à un universalisme dominateur dont la nation française serait propriétaire par essence. Or il n’y a d’universel que dans le partage et la relation : ne pas faire à d’autres ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fasse.

Un mois après le premier Congrès des écrivains noirs, Aimé Césaire rompait avec le Parti communiste français par une lettre adressée à son secrétaire général, Maurice Thorez, le 24 octobre 1956. Introduisant la brochure de Présence africaine qui la diffusa, Alioune Diop souligne qu’avec ce texte, Césaire « disqualifie l’Occident en tant que directeur des consciences et de l’histoire ». C’est en effet l’affirmation d’un humanisme réellement universel, où aucune part de l’humanité ne s’accorde le privilège de l’édicter et de le posséder. Un universel construit dans les résistances à tout ce qui blesse l’humanité, à raison de son origine, de son genre, de sa couleur – de sa classe, de son sexe, de sa race.

L’auteur du célèbre Discours sur le colonialisme y dénonce le « fraternalisme » de cette gauche française qui, à l’adresse des colonisés – en somme des Noirs, des Arabes, des musulmans, des Africains, des Asiatiques, des Antillais, des Guyanais, des Réunionnais, des Kanak, etc. – « vous prend par la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès ». « Or, assène Césaire, c’est précisément ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus. »

Et c’est alors qu’il proclame ceci, qui restera toujours d’actualité tant qu’il y aura des citadelles d’inégalité et d’injustice à faire tomber : « C’est assez dire que, pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de conscience ou à la casuistique des autres. L’heure de nous-mêmes a sonné. Et ce que je viens de dire des nègres n’est pas valable que pour les nègres. »

C’est cette heure de nous-mêmes qu’inventent, solidairement, toutes les jeunesses aujourd’hui mobilisées, dans notre pays, face au racisme, à l’islamophobie, à l’antisémitisme, à la négrophobie, à la xénophobie, aux violences sexistes et sexuelles, à l’homophobie, aux répressions policières, aux injustices sociales, aux inégalités sanitaires, aux contrôles au faciès, aux persécutions des migrants, à l’urgence climatique… Il n’est pas d’autre chemin d’émancipation et d’universel que celui de ces causes communes où se réinvente l’espérance. Où s’ébauchent les nouvelles constellations qui, un jour ou l’autre, chasseront la nuit des dominations, ces astres morts.

Edwy Plenel


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