AstraZeneca : c’est quoi le problème ?

lundi 19 avril 2021.
 

Cafouillage de communication, approximation scientifique, conflit larvé entre labos, revanche du Brexit ? Le vaccin AstraZeneca n’en finit pas de défrayer la chronique, accentuant à chaque fois la défiance envers la vaccination. Mais pourquoi ça coince ?

« La moitié du service ne veut pas se faire vacciner. Et l’autre moitié, on a eu une dose d’AstraZeneca puis on nous a dit que la deuxième était suspendue jusqu’à nouvel ordre. Mais ce qui fait polémique, c’est ceux qui ne veulent pas, pas ceux qui ne peuvent pas… » Ce témoignage est celui d’une infirmière girondine. Ils sont nombreux, comme elle, à avoir été vaccinés avec le vaccin suédo-britannique AstraZeneca avant que, mi-mars, la France – comme de nombreux pays européens – ne suspende puis n’interdise ce vaccin aux moins de 55 ans.

« On a eu une grosse pression pour se faire vacciner rapidement. Limite les discours étaient culpabilisant pour ceux qui ne voulaient pas y aller tout de suite. Tout ça pour qu’un mois après, ce vaccin soit retiré », abonde un autre soignant du CHU de Bordeaux. Annick Picard, infirmière à l’hôpital Saint-Louis et syndiquée CGT, déplore elle un autre grain de sable dans la stratégie vaccinale : « Au début, on a voulu vacciner trop vite et, du coup, on n’avait plus assez de personnels valides, à cause des effets secondaires. On a du transférer des patients vers d’autres hôpitaux ! » Leur colère n’a d’égal que leur désarroi.

Depuis, ils sont dans le flou le plus total. Suspendus aux avis de la Haute Autorité de Santé (HAS) et de l’Agence Nationale de sécurité du médicament (ANSM). « Les consignes changent tout le temps, poursuit notre soignant bordelais. Pour la deuxième injection, il fallait prendre rendez-vous entre 9 et 12 semaines après. Puis on a reçu un mail nous disant qu’il vaut mieux décaler sur la douzième semaine… »

Au CHU de Bordeaux, début avril, plus de 3500 professionnels avaient déjà reçu leur première injection d’AstraZeneca. Seulement 125 ont 55 ans ou plus… Dans un mail daté du 2 avril, que Regards a pu consulter, la direction leur assure que « la première dose de vaccin reçue vous apporte d’ores et déjà une protection ; en effet, l’efficacité vis-à-vis des formes symptomatiques de la Covid-19 atteint 76% trois semaines après la première dose et se maintient à ce niveau au moins pendant trois mois ». On gagne du temps en attendant de voir. Mais de voir quoi exactement ?

Principe de précaution et pyramide inversée

En France, selon l’HAS, 533.300 personnes de moins de 55 ans ont déjà reçu une première dose du vaccin AstraZeneca. Ça en fait du monde en suspens ! Au total, près de 3 millions de doses de ce vaccin ont été administrées. Selon les données du European Centre for Disease Prevention and Control – qui indique le nombre de doses de vaccin distribuées à chaque État européen ainsi que le nombre de doses que ceux-ci ont déjà administré –, la France dispose encore de 1,5 million de doses d’AstraZeneca.

Le problème avec ce vaccin-là, c’est qu’il provoquerait des thromboses, parfois mortelles. La balance bénéfice/risque a penché en faveur de la précaution. « Un principe de précaution aveugle », « une erreur médicale et scientifique », s’emporte Frédéric Adnet, chef des urgences du CHU de Bobigny, sur franceinfo et sur BFM. Même son de cloche au CHU de Bordeaux, où Mathieu Molimard, chef de service de pharmacologie médicale, s’agace auprès de Marianne : « Suspendre pendant quinze jours la vaccination, ça veut dire qu’il y aura des centaines de morts liés à l’application du principe de précaution. Le principe de précaution est peut-être plus dangereux que le risque qu’il veut faire éviter. » C’est un débat sans fin qui démontre la méconnaissance d’une notion scientifique pourtant clef : les ordres de grandeur. Selon l’Agence européenne des médicaments, ce serait trente cas de thrombose parmi environ cinq millions de personnes vaccinées au niveau européen, une proportion qui n’est pas plus importante que dans la population générale où ce sont une à deux personnes sur mille qui sont victimes de thrombose veineuse chaque année...

Certes. Mais quand on a dit ça, on n’a pas réglé le problème.

Que faire des jeunes primo-vaccinés AstraZeneca ?

Le 9 avril, le CHU de Bordeaux envoie un second mail : « L’administration d’une seule dose de ce vaccin étant insuffisante pour garantir une protection durablement efficace, la HAS recommande aujourd’hui pour les personnes de moins de 55 ans de compléter le schéma vaccinal avec un vaccin à ARNm (Pfizer ou Moderna) dans un délai de 12 semaines après la première injection. » Problème résolu ? Pas si simple. Comme l’écrit le CHU : « Certains points sont encore en suspens ».

Dans son avis, la HAS rappelle d’abord qu’« il n’y a pas d’augmentation du risque global d’événements thromboemboliques chez les personnes vaccinées par le vaccin AstraZeneca et que les avantages de ce vaccin dans la lutte contre la Covid-19 continuent de l’emporter sur le risque d’effets indésirables », mais qu’il existe « un lien possible entre l’administration du vaccin et la survenue de cas atypiques de thromboses de localisations inhabituelles concomitantes à une thrombocytopénie, en particulier 7 cas de coagulations intravasculaires disséminées (CIVD) et 18 cas de thromboses vasculaires cérébrales (TVC) sur environ 20 millions de personnes vaccinées par ce vaccin ». Il est bon de rappeler que pour cette même HAS, en février, le vaccin AstraZeneca était parfait pour vacciner en priorité les soignants, notamment les plus jeunes d’entre eux…

Résultats des courses : les personnes de moins de 55 ans ayant reçu une première dose d’AstraZeneca se verront administrer une deuxième dose de Pfizer ou Moderna. Pourtant, comme on lit dans Le Monde : « L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a estimé qu’il n’y avait pas de "données adéquates pour dire si c’est quelque chose qui peut être fait". Les experts de l’OMS ont donc conclu "que l’interchangeabilité des vaccins n’[était] pas quelque chose qu’ils pouvaient recommander à ce stade". » La science au doigt mouillé… Il se pourrait que ce « cocktail » de vaccins soit plus efficace que deux doses d’un même vaccin. Même si « les données sont encore limitées mais encourageantes », note l’HAS. Il se pourrait aussi que cela ne suffise pas à pleinement les vacciner. Dans ce cas, il faudrait leur administrer une deuxième dose du deuxième vaccin (la troisième au total, donc). En d’autres termes, pour l’instant, on ne sait pas grand chose. Soit le cocktail marche, et allelujah !, soit il ne marche pas et cela reviendrait à reprendre la vaccination des personnes concernées à zéro. Un gâchis immense de temps et de doses. D’autant plus qu’on parle ici de soignants, public qualifié de prioritaire parce que largement exposés à des personnes fragiles.

Reste qu’il faut maintenant l’accord des soignants (et des autres) pour suivre ce nouveau protocole. La défiance était déjà grande, l’on va sûrement laisser de nouvelles personnes sur le bord du chemin. Outre-Manche, RAS ?

Dans l’avis de la HAS, on apprend aussi que « les autorités britanniques soulignent que la balance bénéfice/risque reste positive et n’ont pas mis en place de restrictions d’administration de ce vaccin. » Pourquoi diable les Anglais s’en sortiraient-ils sans polémique ni fiasco ?

Au Royaume-Uni, où l’on vaccine à grande échelle à l’AstraZeneca : sur plus de 18 millions de doses administrées [1], on ne recense « que » 30 cas de thromboses et sept décès – on en dénombrerait quatre en France. On pourrait considérer ce chiffre comme élevé. Après tout, ces gens ne devaient peut-être pas mourir d’une thrombose à ce moment-là de leur vie ! Mais le Covid est là. Et il tue. Comme le dit le professeur Jean-François Timsit : « C’est à mettre en perspective avec les vies sauvées [...] Il faut savoir que si vous vaccinez 100.000 personnes de plus de 50 ans aujourd’hui plutôt que demain, vous avez 15 morts de moins. » Choisir, c’est renoncer.

In fine, le Royaume-Uni a restreint lui aussi les injections d’AstraZeneca… aux plus de 30 ans. Difficile de percevoir pour le moment les raisons de cette polémique. Les possibles causes sont multiples : basse concurrence industrielle, bras-de-fer entre Londres et Bruxelles, audace provocatrice de Boris Johnson (qui, à l’instar d’un Emmanuel Macron, joue des milliers de vies sur un coup de poker), etc., etc. L’histoire dira. À ce propos, on apprend ce 14 avril du quotidien italien La Stampa que la Commission européenne ne devrait pas renouveler l’année prochaine ses contrats avec AstraZeneca...

En attendant, la question prioritaire en France est : faut-il rendre le vaccin obligatoire pour les soignants ? Peut-être que oui. En sous-titre, il faut comprendre que la question se posera à l’ensemble de la population un jour : faut-il rendre le vaccin obligatoire ? Là encore, peut-être que oui. Et si on voyait ça plus tard ? Quand la machine à vacciner sera capable de suivre la machine à polémiquer. Annick Picard ne peut que regretter la « grosse réticence des professionnels vis-à-vis de la vaccination, pas seulement d’AstraZeneca. » Pour autant, « il ne faut pas oublier que beaucoup de soignants ont attrapé le virus, sans que le ministère ne divulgue les chiffres, et que ce n’est toujours pas considéré comme maladie professionnelle ! » Après tout, on n’est plus à un fiasco près...

Loïc Le Clerc

Notes

[1] Bilan en date du 24 mars.


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