Les autocrates gagnent du terrain, mais les peuples résistent

jeudi 29 avril 2021.
 

Un rapport universitaire pointe une nouvelle année de recul de la démocratie libérale. Si les régimes deviennent globalement plus autoritaires dans le monde, le terreau de mobilisations démocratiques de masse n’a pas disparu.

En 2020, 68 % de la population mondiale vivait dans des régimes autoritaires. Et 34 % dans des pays où le degré d’autoritarisme, tous types de régimes confondus, s’est récemment aggravé.

Ces chiffres sont issus du dernier rapport annuel du projet V-Dem (pour Varieties of Democracy), conduit par une équipe de chercheurs hébergée à l’université de Göteborg, en Suède. À travers l’expertise de plus de 3 000 correspondants dans le monde, ces universitaires accumulent des données pour mesurer la qualité de la démocratie, ou la façon dont elle déniée, dans plus de 200 pays. Si les « codages » auxquels donnent lieu ces données sont toujours critiquables, la démarche est intéressante en raison de sa finesse et de ses usages.

Les artisans du V-Dem partent en effet d’une définition complexe de la démocratie, au-delà de la simple tenue d’élections (tout en restant dans une conception libérale-représentative, justement contestée par les plus critiques du rituel électoral). Ils désagrègent les composantes d’une démocratie selon les libertés et l’égalité dont les citoyens jouissent, que ce soit face à l’État, au moment de la sélection des gouvernants, en termes socio-économiques, ou en opportunités de participation active à la vie politique.

Les scores obtenus pour chacune de ces composantes permettent ensuite de classer les régimes existants, et de distinguer entre « démocraties libérales », « démocraties électorales », « autocraties électorales » et « autocraties fermées ». Si ces étiquettes ont leur part d’artificialité, et des frontières qui ne sauraient être considérées comme étanches, elles permettent d’objectiver des avancées ou des reculs, à l’échelle de pays, de régions ou du monde entier, et cela sur le temps long. L’exercice conduit à mieux repérer les tendances à la démocratisation ou à l’« autocratisation », la façon dont elles se déroulent et les événements auxquels elles sont liées (lire aussi notre article sur l’état des démocraties depuis 1989).

Quelles sont donc les principales conclusions de la dernière livraison du V-Dem, qui intègrent les résultats de 2020 ? Tout d’abord, confirmation est faite d’une vague d’autocratisations en cours, qui tend à s’accélérer. Le monde reste toujours plus démocratique que dans les années 1970 ou 1980, mais « les droits et libertés démocratiques du citoyen moyen en 2020 sont similaires au niveau trouvé en 1990 », alors que leur progression s’était poursuivie durant les vingt années suivantes. L’Amérique latine, l’Asie-Pacifique, l’Asie centrale ainsi que l’Europe centrale et orientale ont été les principaux théâtres des reculs enregistrés.

Tandis que les régimes autoritaires les plus durs ont cessé de diminuer en nombre, les autocraties électorales sont désormais le type de régime le plus répandu sur la planète. Et depuis l’arrivée de l’Inde dans cette catégorie, la population concernée a évidemment bondi (ce que ne permet pas d’appréhender le seul comptage des États ainsi labellisés). D’après les calculs du V-Dem, ce seraient désormais 43 % des individus dans le monde qui vivraient dans des autocraties électorales, autrement dit des régimes à pluralisme limité, biaisé, sans État de droit digne de ce nom. À l’inverse, seuls 14 % de la population mondiale, répartis dans une trentaine d’États, vivraient dans une démocratie authentiquement libérale.

Répartition des États (à gauche) et de la population mondiale (à droite) selon le type de régime © Capture d’écran du rapport V-Dem 2020 Répartition des États (à gauche) et de la population mondiale (à droite) selon le type de régime © Capture d’écran du rapport V-Dem 2020

À cet égard, mais aussi parce qu’elle a longtemps été décrite comme « la plus grande démocratie du monde » par le nombre de citoyens concernés, le déclassement de l’Inde est un des résultats les plus spectaculaires du rapport. « L’essentiel du déclin s’est produit après la victoire du BJP [de l’actuel Premier ministre Narendra Modi – ndlr] et la promotion d’un agenda nationaliste hindou », écrivent Shreeya Pilai et Staffan I. Lindberg dans le rapport V-Dem.

Leur appréciation est corroborée par des analyses de plus en plus nombreuses, qui détaillent crûment les modalités d’une dégradation accélérée des libertés et des conditions de la compétition politique. Pour la chercheuse norvégienne Eviane Leidig, le nationalisme hindou incarné par Modi a tous les attributs d’un « extrémisme de droite » que beaucoup de chercheurs occidentaux ont longtemps été réticents à prendre en compte, le rabattant sur la religion alors que cette idéologie viserait bien, en fait, à « créer un État ethno-nationaliste ».

De fait, c’est un État « ethnique, absolu et opaque » que décrivent les chercheurs Madhav Kosla et Milan Vaishnav dans une contribution au Journal of Democracy, en montrant à chaque fois la responsabilité spécifique (mais pas unique) du BJP dans l’édification d’une citoyenneté à plusieurs vitesses, la destruction des contre-pouvoirs et l’asphyxie financière des oppositions. Si les élections en tant que telles restent libres, écrit ailleurs Vaishnav, c’est « le rétrécissement de l’espace démocratique entre chacune d’entre elles » qui est en cause.

Le cas indien illustre une certaine récurrence des processus d’autocratisation. Ceux-ci se produisent rarement à travers un démantèlement direct des institutions formelles de la démocratie représentative. Le plus souvent, « les médias et les libertés académiques, ainsi que la société civile, sont réprimées en premier, expliquent les auteurs du rapport V-Dem. En parallèle, les dirigeants engagent souvent une polarisation du débat public » par diffusion de fausses nouvelles et attaques violentes contre les opposants. D’ailleurs, parmi les attributs mesurés, c’est la liberté d’expression qui enregistre le plus de dégradations à l’échelle planétaire ces dernières années. « Après seulement, des institutions formelles comme la qualité des élections sont sapées, dans une étape supplémentaire vers l’autocratie. »

Le tableau du rapport V-Dem pour 2020 n’est pour autant pas complètement noir. Certes, il enregistre le fait qu’en raison de la pandémie de coronavirus, les niveaux de mobilisation de masse en faveur de la démocratie ont été les plus faibles de la décennie. Pour autant, la baisse a été relativement contenue au regard du contexte, après une année 2019 exceptionnelle à cet égard. Cette « contre-tendance » à l’autocratisation pourrait donc perdurer, comme l’illustrent des protestations importantes dans de nombreux pays dotés de régimes dissemblables, comme en Thaïlande, en Biélorussie, au Nigeria ou aux États-Unis (Black Lives Matter ayant peut-être été le mouvement le plus massif de l’histoire du pays).

Les mobilisations pro-démocratiques peuvent resurgir même là où les espoirs de démocratisation semblent avoir été écrasés, comme dans le monde arabe où les révoltes de 2011 ont pour la plupart fini en débâcle. La difficile transition démocratique au Soudan et la persistance du Hirak en Algérie en témoignent, ainsi que le pensent d’autres analystes.

Ces deux processus constituent en effet des « signes d’espoir » pour l’essayiste Anand Gopal, auteur d’une analyse pourtant sans concession dans la revue Catalyst. Il y écrit que les germes de la défaite des mouvements révolutionnaires étaient déjà semés « avant même que la première bannière soit déployée », tant les forces de contestation avaient été désorganisées et fragmentées par l’économie politique des régimes de la région, durant plus de trois décennies. C’est cette faiblesse qu’ont traduite, selon lui, des stratégies horizontales et sans leaders : l’absence d’un « pouvoir structurel » pour renverser l’ordre favorisant les élites existantes. Pour diverses raisons, le Soudan et la Tunisie – le seul pays à avoir transité « d’une autocratie néolibérale à une démocratie néolibérale » – abritaient des conditions légèrement plus favorables.

Un indice, pour Gopal, que les obstacles historiques les plus élevés ne sont pas éternellement insurmontables. Dans la même revue, Gilbert Achcar pointe lui aussi qu’un projet de démocratie et d’égalité sociale ne manque pas d’une base populaire dans la région, mais que celle-ci souffre d’un « manque d’organisation » qui la rend faible, du moins inapte à « renverser » durablement le pouvoir plutôt que d’occuper des places. Autant l’euphorie de certains observateurs en 2011 lui semblait déplacée, autant leur pessimisme radical dix ans plus tard le laisse tout autant de marbre. Le « backlash » actuel s’inscrit d’après lui dans un « processus historique de long terme », au cours duquel le terreau de protestations et de soulèvements futurs n’a pas disparu.

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De façon plus générale, un autre chercheur, le politiste Christian Welzel, vice-président de la World Values Survey, va jusqu’à annoncer un futur démocratique sur la base d’une analyse des opinions publiques au fil des décennies. Pour lui, les tendances de long terme sont claires et se poursuivent par-delà les vicissitudes des vies politiques nationales : plus les générations se renouvellent, plus « les valeurs émancipatrices – qui priorisent l’universalité des droits humains, les choix individuels et une compréhension égalitaire de l’égalité des opportunités – remplacent les valeurs autoritaires qui mettent l’accent sur la déférence et le conformisme ».

Cette tendance, décrite comme globale puisqu’elle affecte « toutes les régions du monde, à des degrés variables », fournit les fondations culturelles à des régimes démocratiques, c’est-à-dire la conviction qu’une société vivable est celle qui garantit à ses membres la liberté et une capacité égale à intervenir et peser dans la sphère publique. La montée tendancielle de mobilisations de masse pro-démocratie, même lorsqu’elles sont ignorées ou écrasées, serait donc à interpréter comme le signe d’un décalage entre l’ordre politique des États et les aspirations de leurs populations.

Le durcissement de certains régimes, enregistré par des projets comme le V-Dem, témoignerait donc moins d’un défaut d’adhésion aux valeurs d’émancipation, que du besoin croissant des élites de se protéger des revendications et de l’influence des citoyens ordinaires. Inversement, des démocratisations « express » par rapport à l’état de l’opinion, autrement dit sans que des procédures formelles brutalement modifiées bénéficient de fondations culturelles solides, ont pu offrir des opportunités à des dirigeants exaltant l’homogénéité de la société et un gouvernement fort.

Si l’analyse de Welzel est correcte, elle fournit une raison supplémentaire de calibrer avec finesse la réponse diplomatique des démocraties face aux régimes autoritaires, dont il ne faudrait pas faciliter la mobilisation nationaliste vis-à-vis d’un axe atlantique apparaissant trop arrogant ou hypocrite dans sa défense des « valeurs ». La montée de l’autoritarisme pose en effet des difficultés à ceux qui espéraient, comme au lendemain de la chute du bloc soviétique, l’expansion et l’épanouissement d’un ordre libéral international correspondant aux préférences occidentales (démocratisation, marchés ouverts et progrès du multilatéralisme).

Dans la revue états-unienne Foreign Affairs, les professeurs Alexander Cooley et Daniel H. Nexon estiment que la politique mondiale est caractérisée par des éléments libéraux et illibéraux, dont les seconds sont appelés à prendre plus de place sous l’influence de puissances comme la Chine, la Russie et la Turquie. Les États-Unis, remarquent-ils, leur ont d’ailleurs fourni sur un plateau une rhétorique légitimant la destruction du libéralisme politique, en invoquant le combat antiterroriste pour restreindre libertés civiles et droits humains. De la même façon, la mondialisation contemporaine, à travers la mobilité extrême des capitaux et l’opacité entretenue de la haute finance privée, s’est révélée propice à des pratiques massives de corruption et de népotisme, au détriment de leurs populations.

La défense du libéralisme politique mérite d’être assurée, estiment-ils, mais sans attendre de triomphe à court terme, et avec cohérence. Autrement dit, puisque les pays occidentaux ne sont pas exempts d’accommodements coupables à l’encontre des principes de droit et de justice, c’est en étant exemplaires qu’ils éviteront de paraître s’agripper à un ordre international qui les privilégiait jusque-là. C’est pourquoi la défense de la démocratie ne saurait prendre des airs de croisade contre des mœurs étrangères, mais doit commencer là où ses attributs sont censés être respectés par les régimes en vigueur.

Par Fabien Escalona


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