Les défis de la gauche mondiale face à la Chine

dimanche 6 juin 2021.
 

Entretien avec Au Loong Yu, extrait du texte paru dans Alternatives sud, Chine, l’autre superpuissance, volume 28, 21/1. Au Loong YU était intervenant la la Grande transition le 22 mai 2021.

La montée en puissance de la Chine est le résultat d’une combinaison de facteurs depuis la réorientation de sa production vers le capitalisme mondial dans les années 1980. Premièrement, contrairement au bloc soviétique, la Chine a trouvé un moyen de tirer profit de son héritage colonial, ce qui est une ironie historique. La Grande-Bretagne contrôlait Hong Kong jusqu’en 1997, le Portugal contrôlait Macao jusqu’en 1999 et les États-Unis continuent d’utiliser Taïwan comme protectorat. Ces colonies et protectorats ont relié la Chine à l’économie globale avant même son entrée totale dans le système mondial.

Après la fin de la Guerre froide, sous le règne de Deng Xiaoping, Hong Kong a été très importante pour la modernisation de la Chine. Deng a utilisé Hong Kong pour obtenir encore plus d’accès aux devises étrangères, pour importer toutes sortes de choses, y compris de la haute technologie, et pour tirer profit de sa main-d’œuvre qualifiée, comme les professionnels du management.

Taïwan était très importante non seulement en termes d’investissements en capital, mais surtout à long terme en termes de transfert de technologie, en premier lieu dans l’industrie des semi-conducteurs. Les investisseurs taïwanais et de Hong Kong ont également été l’une des principales raisons de la croissance rapide des provinces chinoises de Jiangsu, Fujian, Guangdong. Le Parti communiste a hérité d’un État absolutiste fort qu’il allait réorganiser et utiliser pour son projet de développement économique national. Il a aussi profité d’une paysannerie précapitaliste atomisée, habituée à l’absolutisme depuis 2000 ans, pour en extraire le travail en vue d’une accumulation dite primitive de 1949 à la décennie 1970.

Plus tard, à partir des années 1980, l’État chinois a transféré cette main-d’œuvre des campagnes vers les grandes villes pour la faire travailler comme main-d’œuvre bon marché dans les zones franches d’exportation. Ils ont fait travailler ainsi près de 300 millions de migrants ruraux, tels les esclaves des ateliers clandestins. Ainsi, l’arriération des relations absolutistes de l’État et des classes en Chine offrait à la classe dirigeante chinoise des avantages pour développer à la fois le capitalisme d’État et le capitalisme privé.

Le retard de la Chine lui a également permis de franchir les étapes du développement en remplaçant les moyens et méthodes archaïques par des moyens et méthodes capitalistes avancés. L’adoption par la Chine de la haute technologie dans les télécommunications en est un bon exemple. Au lieu de suivre chaque étape des sociétés capitalistes plus avancées, en commençant par l’utilisation des lignes téléphoniques pour la communication en ligne, la Chine a installé le câble à fibre optique dans tout le pays presque d’un seul coup.

La Chine est aujourd’hui la deuxième plus grande économie du monde. Mais c’est contradictoire. Quelles sont ses forces et ses faiblesses ?

La Chine pratique deux dimensions du développement capitaliste. L’une est ce que j’appelle l’accumulation dépendante. Le grand capital étranger a investi d’énormes sommes d’argent au cours des trente dernières années, d’abord dans les industries à forte intensité de main-d’œuvre, et plus récemment dans celles à forte intensité de capital.

Cela a développé la Chine, mais l’a maintenue au bas de la chaîne de valeur mondiale, même dans le secteur de la haute technologie, en tant qu’atelier clandestin mondial. Le capital chinois collecte une petite partie des bénéfices, dont la plus grande partie va aux États-Unis, en Europe, au Japon et vers d’autres puissances capitalistes avancées et leurs multinationales. Le meilleur exemple en est le téléphone portable d’Apple. La Chine se contente d’assembler toutes les pièces qui sont pour la plupart conçues et fabriquées à l’extérieur du pays.

Mais il y a une deuxième dimension, l’accumulation autonome. Depuis le début, l’État a très consciemment dirigé l’économie, financé la recherche et le développement et maintenu un contrôle indirect sur le secteur privé, qui représente maintenant plus de 50 % du PIB. Dans les hauts sommets de l’économie, l’État conserve le contrôle par l’intermédiaire des entreprises d’État.

Cependant, la Chine souffre également de faiblesses. Si vous regardez son PIB, la Chine est le deuxième plus grand pays du monde. Mais si vous mesurez le PIB par habitant, c’est toujours un pays à revenu intermédiaire. On peut aussi voir des faiblesses même dans les domaines où elle rattrape les puissances capitalistes avancées. Par exemple, le téléphone mobile Huawei, devenu maintenant une marque mondiale, a été développé non seulement par ses propres scientifiques chinois, mais surtout en embauchant 400 scientifiques japonais. C’est ce problème qu’elle tente de résoudre. Sa technologie des semi-conducteurs a deux ou trois générations de retard sur celle des États-Unis. Ce pourquoi la Chine augmente considérablement les investissements dans la recherche et le développement. Pour autant, le nombre énorme des brevets chinois n’est toujours pas dans le domaine de la haute technologie, mais dans d’autres domaines.

En plus de ces faiblesses économiques, la Chine souffre de faiblesses politiques. Elle n’a pas de système gouvernemental qui assure une succession pacifique du pouvoir d’un dirigeant à l’autre. Deng Xiaoping avait mis en place un système de limitation des mandats et de direction collective, pour surmonter ce problème de succession. Xi a aboli ce système et rétabli la règle du dirigeant unique sans limites temporelles. Cela pourrait donner lieu à davantage de luttes fractionnelles pour la succession, déstabilisant le régime et compromettant son ascension économique.

Xi a-t-il modifié la stratégie de la Chine dans le système mondial et pourquoi ?

Le Parti communiste chinois est très contradictoire. D’une part, c’est une force de modernisation économique. D’autre part, il a hérité de très sérieux éléments de culture politique prémoderne. Ce sont les sources de conflit entre clans au sein du régime. Au début des années 1990, les échelons supérieurs de la bureaucratie discutaient de la question de savoir quelle clique de gouvernants devrait avoir le pouvoir. L’une d’entre elles est ce qu’on appelle les « sang bleu », les enfants des bureaucrates qui ont dirigé l’État après 1949, la deuxième génération rouge de bureaucrates. Ils sont fondamentalement réactionnaires. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi, la presse parle du retour à « notre sang », c’est-à-dire que le sang des anciens cadres se réincarne dans la deuxième génération L’autre clique est celle des nouveaux mandarins. Leurs pères et mères n’étaient pas des cadres révolutionnaires. C’étaient des intellectuels ou des gens qui réussissaient bien dans leurs études et qui gravirent les échelons, généralement au travers de la Ligue de la jeunesse communiste. Ce n’est pas un hasard si la direction du parti de Xi a humilié à plusieurs reprises publiquement la Ligue ces dernières années. Le conflit entre les nobles de sang bleu et les mandarins est une nouvelle version d’un vieux modèle ; depuis 2000 ans d’absolutisme et de domination bureaucratique, il y a une tension entre de telles cliques.

Comment le programme de la « Nouvelle route de la soie » influence-il cette évolution ?

La clique de Xi est consciente qu’avant de pouvoir réaliser son ambition impériale, la Chine doit éliminer le fardeau de son héritage colonial, c’est-à-dire s’emparer de Taïwan et d’abord réaliser l’unification nationale – tâche historique du PCC. Mais cela l’amènera à entrer en conflit avec les États-Unis, tôt ou tard. Par conséquent, la question de Taïwan comporte à la fois la dimension d’autodéfense de la Chine (même les États-Unis reconnaissent que Taïwan fait « partie de la Chine ») et celle de la rivalité interimpérialiste. Pour « s’unifier avec Taïwan », sans même parler d’ambition mondiale, Pékin doit d’abord surmonter ses faiblesses, en particulier dans sa technologie, son économie et son manque d’alliés internationaux.

C’est là qu’intervient le programme de la « Nouvelle route de la soie », qui permettra, espère l’État, de développer les capacités technologiques indépendantes et gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale. L’idée est d’utiliser le second pour construire des infrastructures dans toute l’Eurasie conformément aux intérêts chinois. Dans le même temps, nous devons être clairs : la « Nouvelle route de la soie » est également un symptôme des problèmes de surproduction et de surcapacité de la Chine. Les dirigeants espèrent l’utiliser pour absorber toute cette capacité excédentaire.

La Chine est-elle pour le Sud un modèle développement ou une puissance impériale montante ?

La Chine ne peut pas être un modèle pour les pays en développement. Son essor est le résultat de facteurs uniques que j’ai décrits précédemment et que d’autres pays du tiers-monde ne possèdent pas. Je ne pense pas qu’il soit faux de dire que la Chine fait partie du néolibéralisme mondial, surtout quand on la voit avancer en clamant qu’elle est prête à remplacer les États-Unis en tant que gardien de la mondialisation libre-échangiste.

Mais dire que la Chine fait partie du capitalisme néolibéral ne donne pas une vue d’ensemble. C’est un État capitaliste distinct et une puissance expansionniste, qui n’est pas disposée à être un partenaire de second ordre des États-Unis. La Chine est donc une composante du néolibéralisme mondial, tout en se distinguant en tant que puissance capitaliste d’État. Cette combinaison particulière signifie qu’elle bénéficie à la fois de l’ordre néolibéral et qu’elle représente un défi pour lui ainsi que pour l’État américain qui le contrôle.

Le capital occidental est ironiquement responsable de cette situation difficile. Leurs États et capitaux ont compris trop tard le défi de la Chine. Ils ont afflué pour investir dans le secteur privé ou dans des joint-ventures avec les entreprises publiques. Mais ils n’ont pas pleinement compris que l’État chinois est toujours derrière ces sociétés, même celles qui sont apparemment privées. En Chine, une entreprise même véritablement privée doit se plier aux exigences de l’État.

L’État chinois a utilisé cet investissement privé pour développer ses propres capacités, étatique et privée, afin de pouvoir défier les capitaux américains, japonais et européens. Il est donc naïf d’accuser l’État chinois et les capitaux privés de voler la propriété intellectuelle. C’est ce qu’ils avaient prévu de faire depuis le début. Ainsi, les États capitalistes avancés et les entreprises privées ont permis l’émergence de la Chine en tant que puissance impériale montante.

Comment qualifieriez-vous la rivalité entre les États-Unis et la Chine ?

Dans le passé, la majorité de l’establishment américain a plaidé la cause de l’ouverture vers la Chine. Ils étaient aveuglés par leur croyance en une transformation démocratique de la Chine par le commerce. Mais la Chine est devenue une puissance montante qui a commencé à rattraper et à défier les États-Unis.

Aujourd’hui, les pessimistes au sein de l’administration américaine dominent. Ils pensent que la Chine se renforce rapidement et qu’elle ne fera jamais de compromis sur Taïwan.

Mais si l’école pessimiste suppose que l’hégémonie américaine est juste et justifiée, et ignore le fait que les États-Unis sont en fait complices du gouvernement autoritaire chinois et de son régime d’ateliers de misère. On n’examine jamais comment la collaboration et la rivalité entre les États-Unis et la Chine se produisent au sein d’un capitalisme mondial profondément contradictoire et instable.

La Chine a-t-elle raison de se vouloir se défendre ?

La Chine suit une trajectoire impérialiste. Je suis contre la dictature du Parti communiste, son aspiration à devenir une grande puissance et ses revendications dans la mer de Chine méridionale. Mais je ne pense pas qu’il soit correct de mettre la Chine et les États-Unis sur le même plan. À l’heure actuelle, la Chine est un cas particulier. Il y a deux facettes à son essor. D’une part, ce qui est commun à ces deux pays : les deux sont capitalistes et impérialistes. D’autre part, la Chine est le premier pays impérialiste qui était auparavant un pays semi-colonial. C’est très différent des États-Unis ou de tout autre pays impérialiste. Nous devons en tenir compte dans notre analyse pour comprendre comment la Chine fonctionne dans le monde. En ce qui concerne la Chine, toute question a toujours deux niveaux. Le premier, c’est l’autodéfense légitime d’un ancien pays colonial en vertu du droit international. N’oublions pas que, même encore au cours des années 1990, des avions de chasse américains ont violé la frontière sud de la Chine. Ce genre d’événements rappelle naturellement au peuple chinois son douloureux passé colonial. Les États-Unis maintiennent Taïwan comme un protectorat.

Que faire pour agir en solidarité avec les luttes populaires en Chine ?

La tâche première est de nous opposer à l’impérialisme américain et de construire la solidarité avec les travailleurs chinois. Cela signifie que nous devons nous opposer à l’acharnement contre la Chine, non seulement celui de la droite, mais aussi des libéraux et même du mouvement ouvrier. Mais nous ne devons pas tomber dans le piège « campiste », qui consiste à apporter un soutien politique au régime chinois. Nous devons être aux côtés des travailleurs.

Il est important que la gauche du reste du monde reconnaisse que le capitalisme chinois a un héritage colonial qui existe encore aujourd’hui. Ainsi, lorsque nous analysons les relations entre la Chine et les États-Unis, nous devons distinguer ces parties légitimes du « patriotisme » de celles, réactionnaires, mises en avant par le Parti. Il y a un élément de patriotisme de bon sens parmi le peuple qui est le résultat du dernier siècle d’intervention impériale du Japon, des puissances européennes et des États-Unis. Cela ne signifie pas que nous nous accommodons à ce patriotisme, mais nous devons le distinguer du nationalisme réactionnaire du Parti communiste, que Xi stimule pour soutenir ses aspirations à la puissance, tout comme les dirigeants états-uniens le font pour cultiver le soutien populaire en faveur de l’objectif de leur régime de contenir la Chine.

Au Loong Yu

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