Trianguler ou l’art de s’approprier les idées des autres en politique

samedi 12 juin 2021.
 

par Virginie Martin, Katia Richomme-Huet 7 juin 2021

Trianguler, c’est grignoter les idées de l’adversaire pour l’affaiblir. Tactique politique qui nous vient des Etats-Unis, forgée par un conseiller de Bill Clinton, peaufinée ensuite par Tony Blair au Royaume-Uni et maniée par Emmanuel Macron en France : la but de la triangulation qui consiste à brouiller les lignes en empruntant une partie de son corpus idéologique à un adversaire politique, est de gagner les électeurs voisins. Emmanuel Macron, qui en 2017 s’est fait élire sur une promesse de dépassement des clivages (« ni de droite ni de gauche »), sème aujourd’hui des cailloux à l’extrême droite, anticipant le match Macron-Le Pen de 2022 et en imposant dans le débat public les thématiques du RN : la sécurité et la loi sur le séparatisme de 2021, par exemple (sans oublier tous les petits coucous à l’extrême droite, comme le déjeuner de Bruno Roger-Petit et Marion Maréchal, les contacts directs entre l’Élysée et Pascal Praud, les coups de fil à Eric Zemmour etc.). Comment s’opère la triangulation, simple tactique politicienne ou stratégie subtile, et qu’est-ce que cela implique pour nos « démocraties d’opinions » ? Nous relayons cet article de The Conversation sur le sujet pour y voir plus clair sur ce terme souvent entendu dans les médias, en pleine période des élections régionales et à un an de la présidentielle. fr Français Partager sur facebook Partager sur twitter Partager sur linkedin Partager sur email Partager sur telegram

Par Virginie Martin et Katia Richomme-huet

Les enjeux électoraux sont très forts en cette période d’élections régionales qui auront lieu le 20 juin. Les stratégies se mettent en place afin de convaincre au mieux électeurs et électrices ; parmi elles, la « triangulation » concept qui agite aussi bien Les Républicains (LR) que La République en Marche (LREM).

Terme souvent entendu dans les médias afin de parler de la stratégie des politiques, le mot-concept « triangulation » recouvre des réalités complexes. Rapidement, trianguler en politique revient à prendre des idées dans l’escarcelle des partis adverses. Ceci permet de mordre dans les électorats voisins, d’affaiblir les opposants ; cette stratégie vise à prendre des idées dans des camps ennemis et les faire siennes comme l’explique le politiste Denis Lacorne :

« Le maître de la triangulation n’est pas un arbitre, c’est plutôt un lutteur qui cherche à faire tomber son adversaire en accentuant son déséquilibre. »

Pour rester dans les métaphores sportives, par certains aspects, trianguler c’est comme diriger un voilier sous des vents dominants, soit tirer des bords à gauche et à droite afin d’atteindre l’objectif désigné.

Le détour par la géométrie est intéressant : ici, trianguler c’est prendre un point à gauche et à droite de la base et à faire se rejoindre les segments des deux côtés sur un point au-dessus afin de former un triangle.

Présenté de cette façon-là, la triangulation ne semble être que tactique politicienne, or ce terme cache bon nombre de subtilités théoriques et pratiques. Une tendance venue des États-Unis

L’histoire de la triangulation s’inscrit dans une tradition américaine, plus précisément ancrée dans les années 90, sous le régime du démocrate Bill Clinton.

En difficulté lors des élections de mi-mandat en 1994, Clinton décide de jouer l’ouverture envers les républicains. Il prendra des fragments de programme des républicains et des démocrates et pourra dès lors séduire les deux camps et se faire réélire en 1996. Partant, il pourra aussi faire passer ses réformes en neutralisant les oppositions tout en conservant ses soutiens ; c’est à Dick Morris conseiller de Clinton à l’époque, que l’on attribuera la paternité de cette stratégie dite de « triangulation ».

De façon corolaire, Dick Morris conseillera à Bill Clinton de jouer avec deux staff : l’un composé de l’équipe démocrate, l’autre, à côté, ouvert politiquement du côté républicain. C’est en faisant toutes ces ouvertures à droite que le président américain conservera son assise politique et électorale.

Dans la lignée de Bill Clinton, Barak Obama lui-même a joué de la triangulation. En effet, aux élections de mi-mandat de 2010, Barak Obama est, comme Bill Clinton en 1994, en difficulté. Utilisant la stratégie Clinton-Morris, il se rapprochera des Républicains qui ont remporté la Chambre des représentants.

Dès lors Obama se placera au sommet d’un triangle politique entre républicains et démocrates. Il recevra d’ailleurs les félicitations de Clinton pour avoir su négocier « le meilleur accord bipartisan que l’on pouvait atteindre » ; l’avenir lui donnera raison, il sera réélu en 2012.

Au-delà de ces aspects strictement électoralistes, d’autres auteurs ont souvent décrypté la stratégie de Barak Obama – mais aussi l’individu lui-même – comme relevant d’une forme de triangulation post-raciale ; les écrits sur ce sujet estiment qu’un homme blanc ne peut pas représenter tous les Américains, de même qu’un homme noir…

Obama est une bonne synthèse des deux, écrivent ces auteurs. Il travaille pour l’ensemble des Américains dans une optique neutre au niveau de la race mais pour in fine travailler aussi pour les noirs américains. Il passe en quelque sorte par un élément tiers pour arriver jusqu’à la communauté noire. Sa triangulation est plutôt réussie : Obama au sommet du triangle, en bas à gauche les votants afro-américains, en bas à droite, l’électorat blanc. Un parfait triangle isocèle. Entre triangulation, troisième voie et « New Public Management »

Cependant, historiquement le deuxième chantre de cette stratégie reste Tony Blair. Le premier ministre britannique se détachera des idéaux travaillistes pour piquer dans le programme plus libéral de ses adversaires.

Ce sera la troisième voie, le blairisme l’esprit de la réforme à la mode du « New Public Management » (NPM), cette idée qui consiste à appliquer au service public les pratiques de l’entreprise.

Rapidement, toute l’Europe sera influencée par ce NPM. Ce terme de triangulation sera aussi largement appliqué, notamment sur le thème de l’éducation en Espagne mais aussi en France. Ainsi, en 2017 Alain Juppé, lors des primaires de droite, affirmait que sa priorité serait l’école et notamment maternelle et élémentaire, ce pour lutter contre l’illettrisme et donc le décrochage ; cela aurait été accompagné par une augmentation significative des enseignants tout en offrant plus d’autonomie aux établissements.


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