Frédéric Lordon : "La crise du capitalisme néolibéral a transformé le pays en fury-room"

vendredi 25 juin 2021.
 

Sommes-nous rendus au point de fascisme ? Pas encore. Sommes-nous en voie de fascisation ? Sans doute. En fait, il n’y a plus trop à hésiter : un processus est en cours. Ce que disait Lénine de la crise révolutionnaire vaut déjà au stade de la crise organique (Gramsci) : si c’est à des degrés divers, l’une et l’autre se reconnaissent à leurs rythmes caractéristiques, tout y est accéléré, les déplacements se produisent à des vitesses phénoménales.

Qui, il y a deux ans, aurait pu imaginer des tribunes de militaires factieux, une manifestation de policiers du même métal, appelant à faire « sauter les digues de la Constitution » avec la bénédiction de presque toute la classe politique, des grands médias, comme CNews, demain Europe 1, à ce point fascisés, d’autres qui courent derrière (LCI, BFM), le service public toujours disponible pour tenir à l’agenda les pires sujets, ouvrir micro aux pires invités (1), un hebdomadaire d’extrême droite, Valeurs Actuelles, faisant l’agenda politique, le même effet de remorque pour toute une série d’autres hebdos (Le Point, L’Express, Marianne), des ministres vomissant leurs délires islamophobes en toute occasion, rêvant ouvertement de purges à l’université, l’installation dans le paysage d’une gauche d’extrême droite (Valls, Printemps républicain), qui ? À la vitesse désormais acquise par le processus, on entendra d’ici peu des cortèges défiler aux cris de « Mort aux Arabes ».

Pour quelle raison faut-il que ce soit (presque) toujours l’extrême droite qui profite du délabrement capitaliste ? La réponse est à chercher dans le fait que l’extrême droite constitue une proposition politique intrinsèquement violente. Tel est son avantage concurrentiel écrasant en situation de crise organique : car la proposition de l’extrême droite fait émonctoire pour toutes les violences particulières individuelles, maltraitances, ressentiments, humiliations, réelles comme imaginaires. Sous une forme légitimée par son inscription dans le champ politique « officiel », l’extrême droite présente un réceptacle, un vase d’expansion à tous ces affects. Des gens veulent une proposition politique violente parce qu’elle leur offre une solution expressive pour leurs propres tensions : c’est insupportable, alors il faut que ça sorte, peu importe où, peu importe comment. Il faut que ça cogne.

D’une certaine manière le néolibéralisme, qui est la cause structurale de tous ces dérèglements, en a livré la formule réduite mais sous l’aspect d’une trouvaille managériale en apparence anecdotique, ridicule, donc méconnaissable comme telle : la rage-room, ou fury-room. Comme on l’a compris d’après son nom, la fury-room est un espace qui offre aux cadres sur-stressés un lieu où il leur est licite de tout détruire – au choix selon la formule, on met à leur disposition, dans un local clos, vaisselle ou mobilier de bureau, à cette fin dûment contractuelle de se vider de leur rage par la destruction de choses. Comme on sait, tout casser sans autre propos que de casser, sans autre propos que la casse intransitive, au seul bénéfice de la décharge, est un geste d’impuissance par excellence. D’ailleurs le malheureux cadre, une fois détruite l’effigie de son chef ou la réplique de son bureau, y retourne. Faute de toute emprise sur les données réelles de sa situation, il s’agit pour l’individu de se donner une solution réactionnelle, par déplacement : en s’en prenant à un autre objet, sans lien aucun avec sa situation, mais choisi comme point d’application externe des intensités violentes qui le submergent – à défaut de quoi le point d’application est interne, par retournement sur le corps propre : ulcères, somatisations diverses, etc. Le néolibéralisme a maintenant porté cette trouvaille de l’échelle d’une salle de fitness de quartier aux dimensions d’un pays entier. La crise organique du capitalisme néolibéral a transformé le pays entier en fury-room.

Nous en sommes à un emparement de fury qui fait craindre, non seulement que la fascisation ne soit en marche, mais aussi qu’elle soit très près du point critique où plus rien ne pourra l’arrêter. On pense à cette image – terrible – du front d’onde du tsunami : ça démarre loin, ça va mettre un certain temps à arriver, mais c’est irrésistible. C’est l’image de la fatalité : le processus est armé, il n’y a plus rien à faire. La vague ne va plus cesser d’enfler, elle va tout submerger. Dans De la Révolution, Hannah Arendt revient sur cette curiosité qui a vu le mot « révolution », à l’origine un terme astronomique, désignant le plus parfait retour du même, celui de l’orbite des planètes, devenir d’un coup le signifiant de la rupture politique sous sa forme maximale. C’est que, explique Arendt, la révolution (astronomique) charrie aussi une idée de l’inéluctable. Quand La Rochefoucauld-Liancourt répond à Louis XVI qui lui demande si « c’est une révolte » : « non sire c’est une révolution », il veut dire qu’une force gigantesque lui arrive dessus et qu’elle n’est plus arrêtable. Ça n’est pas tant qu’elle va « révolutionner », au sens où nous l’entendons, que le fait qu’il n’y a plus rien à faire. Nous (re)vérifions donc que le terme politique de « révolution » n’a rien d’essentiel qui l’accroche à des contenus progressistes ou émancipateurs. On le savait déjà : le nazisme a été une révolution.

Ténèbres

Et nous voici aujourd’hui sur le point d’entrer dans les ténèbres, avec la crainte qu’il n’y ait plus rien à faire, que tout ne soit désormais voué à s’engrener cumulativement pour le pire. Avec également la crainte que, de ces ténèbres, on ne sorte que d’une seule façon : en les ayant traversées tout entières, en étant allé jusqu’au bout de la jouissance (le mot est à entendre en son sens psychanalytique bien sûr), en ayant plongé jusqu’au point d’écœurement. Alors, saoulé de ses propres horreurs, le corps social se réveille.

Pour l’heure, le système médiatique met tous ses efforts, directs et indirects, par bêtise ordinaire, par absence de prise position tranchée ou par passion fascisante, à enfermer le scrutin de 2022 dans l’affrontement Le Pen/Macron – comme dans les années 30, la contribution au pire des « médias libres » s’avère déterminante. Très bien, jouons donc le jeu de ce pronostic et voyons ce qui s’en suit. Si c’est Le Pen, ce sera la guerre civile ; si c’est Macron, une insurrection – mais une insurrection « boueuse ».

Si c’est Le Pen, nous aurons un racisme d’État, ouvert, affiché : non plus seulement systémique, comme il l’est déjà, mais institutionnel, comprendre : explicitement formalisé dans des textes, nommément dirigés contre les musulmans (une pente que le macronisme a déjà commencé d’emprunter). Différence avec les années 30 : les racisés ne se laisseront pas faire. Ils l’ont déjà prouvé en 2005, à l’occasion de ce qu’on a appelé les « émeutes », terme choisi tout exprès à des fins de déqualification politique. On imagine déjà ce que donnera cette réaction dans un pays chauffé à blanc de racisme (sans mauvais jeu de mots – ou avec), avec des médias déchaînés hurlant leur racisme en continu, avec des forces de police enfin entièrement libres de laisser leur racisme exulter, avec des forces armées à leur tour emportées, où certains doivent bien rêver de rejouer la guerre d’Algérie, pour la gagner cette fois, et tant pis si la nouvelle Casbah est à La Courneuve – et au milieu de tout ça des populations entre affolées et hystérisées par le spectacle général. À ce moment-là on mesurera la hauteur du tsunami de merde.

Si c’est Macron, nous suivrons une trajectoire semblable mais au ralenti, différence de rythme qui fait des différences de cours. En l’occurrence qui ouvre la possibilité d’un événement insurrectionnel, mais d’une insurrection « b oueuse » en effet car, à côté des forces qui se sont déjà manifestées avec les « gilets jaunes », et que pourraient rejoindre de nombreux secteurs progressistes de la société, jeunesse en lutte, salariés révoltés, précarisés de toutes natures, on trouvera du séditieux à la Zemmour-De Villiers, du général signataire de tribunes, du policier d’extrême droite putschiste, et du bloc identitaire reconstitué. Autant dire qu’elle aura une gueule contrastée l’« insurrection », une gueule à nous faire passer les bouffées de romantisme politique, et à nous donner de fameuses migraines quand il s’agira de penser les moyens d’en organiser les issues – si possible les bonnes, contre la probabilité d’un débouché Le Pen, avec retour à l’hypothèse n°1.

Force de la proposition

Si nous voulons avoir la moindre chance d’y échapper, il y a intérêt à produire un peu d’analyse. En revenant sur ce qui fait la puissance motrice du front tsunamique fasciste, à savoir d’être une proposition politique de violence. Où les deux mots comptent. Violence d’abord, car, il faut bien l’admettre, l’extrême droite, quand elle fait cette offre pulsionnelle en temps de crise organique, y trouve un avantage compétitif redoutable : raccourcissement drastique des détours de médiation exigés de la pensée, focalisation sur une cause unique aisément identifiable, si elle est entièrement fantasmatique, présentation d’une solution réactionnelle immédiate – c’est, par excellence, le service de la pulsion qui, toujours, cherche ses voies au plus simple. Mais l’extrême droite tire aussi sa force d’articuler une proposition politique – sommaire, autoritaire, raciste, mais une catharsis à cette échelle est suffisante à faire une proposition. Par-là nous voyons au moins que ce qui nous précipite dans la fury-room nous indique également la seule voie pour en sortir : la voie de la proposition – d’une autre proposition. Mais de portée semblable : une proposition d’ensemble.

On dira que, face au tsunami qui vient, une proposition communiste, celle par exemple qui s’élabore à partir du salaire à vie ou de la garantie économique générale, est risible ? Elle a tout de même de quoi venir s’accrocher très prosaïquement sur un grand nombre d’expériences vécues, auxquelles elle vient offrir un sens et une perspective : les expériences de la précarité notamment, dont elle propose de relever tous et toutes par le salaire à vie, les expériences de la destruction du sens du travail, qu’elle se propose de restaurer par la destitution de la propriété lucrative et la souveraineté des producteurs. Ces choses-là ne sont pas des abstractions, elles rencontrent par excellence la condition salariale, qui est la condition sociale la plus générale, offrent par-là de puissants leviers.

Il y a aussi et surtout que, d’une proposition, elle a toutes les propriétés intéressantes, notamment de recoordination politique à grande échelle par une donation de sens global, non pas au sens d’une direction de l’histoire mais d’une resignification de la vie sociale dans son ensemble, appuyée sur des figurations. La proposition d’extrême droite prospère sur l’anomie, sur la dislocation du sens antérieur, le rejet confus d’un ordre dont on perçoit les tensions qu’il inflige mais sans idée de leurs causes, et l’aspiration à on ne sait pas quoi pourvu que ce soit autre, aspiration floue mais impérieuse, à laquelle, précisément, la proposition d’extrême droite vient donner un contour, avec toutes ses propriétés anxiolytiques.

Ça n’est pas une très grande découverte : l’extrême droite prospère sur le fumier des crises du capitalisme parce qu’elles sont des crises anarchiques, au sens de crises de l’arkhé (2) : des moments de dislocation de l’armature axiologique d’ensemble. C’est sur ce terrain du ré-ancrage, de la proposition politique générale, et sur ce terrain seulement, qu’il y a quelque chance de défaire réellement le fascisme. Il va donc falloir qu’un certain nombre de secteurs de la gauche radicale se convainquent d’en revenir de leur vertueuse abstention – surtout ne rien dire qui puisse sembler indiquer une direction, c’est beaucoup trop « avant-garde autoritaire » – ou, dans un registre proche, mais plus arty, de leur pâmoison pour les gestes. Le geste, pour Agamben, c’est le mouvement intransitif, le mouvement pur, le mouvement pour le mouvement, défait de toute intention de faire quelque chose – l’avenir de la politique paraît-il. Faisons des gestes, nous dit Agamben, pour nous désaliéner de la vue instrumentale du monde qui nous fait tant de mal, et qui prépare toutes les prises de pouvoir (3). Quelle riche idée : désintéressons-nous du pouvoir et des institutions – pendant ce temps, ils tombent aux mains des fascistes. On peine à la croire, mais c’est ce genre de philosophie esthético-politique qui rafle la mise dans de larges secteurs de la gauche radicale (4). Si l’on juge de la force d’une pensée politique à sa tenue face à l’événement, l’heure de vérité ne va pas tarder à sonner : car les gestes contre le fascisme, ou faire donner Isadora Duncan contre Marine Le Pen pourrait ne pas être tout à fait à la hauteur. Contre la solution de ré-ancrage fasciste, contre l’arkhé fasciste, il n’y a aucune autre voie que la proposition globale d’une contre-arkhé, une arkhé à la fois anticapitaliste et antifasciste : une arkhé communiste.

Pendant ce temps, les élections…

Tout ça est bien mignon, mais les conditions de votre révolution n’existent pas plus (aujourd’hui) que les effets des gestes (en général) – encore moins sous le signifiant calamiteux du communisme. En attendant, il y a 2022, on va plutôt se rabattre là-dessus pour commencer. Dans l’état d’affolement où le pays de gauche se trouve saisi, il y aura peu de monde (encore moins que d’habitude) pour résister à cet argument-là. De ce côté, les choses ne vont pas tarder à devenir d’une clarté cristalline. La gauche de droite a déjà fait l’impasse sur le scrutin, ne doit pas être loin de penser qu’un mandat Le Pen ramènerait au bercail raisonnable et progressiste tous ceux qui s’en sont écartés et que, ma foi, cinq ans, « si on va au bout ah ah ah » – comme disait le RPR en 1981 en appelant en sous-main à voter Mitterrand –, ce sera vite passé. Cette gauche fera tout ce qu’elle peut pour faire échouer Mélenchon.

On reste tout de même sidéré qu’il se trouve encore des bienheureux pour appeler à l’« union de toutes les gauches ». Mais que faut-il avoir dans les yeux (j’ai une hypothèse) pour ne pas voir que Jadot, Hidalgo, Faure, et jusqu’à Roussel (qui fait de Biden un membre d’honneur du PCF) sont des personnages de droite, et qu’il n’était pas nécessaire pour le savoir d’attendre qu’ils se couvrent de honte (et de leur vérité) en rampant à la manifestation-intimidation fascisante de la police – défi à la logique : chercher avec des gens de droite une union de gauche. Plaît ou plaît pas, il reste un candidat à gauche : Mélenchon.

Sous réserve peut-être de l’hypothèque « Sainte Christiane ». Des délégations de rois mages doivent déjà se précipiter pour la supplier de venir nous sauver, et toute la presse honorable n’attend que de se rouler à ses pieds de bonheur. Elle n’en perdra pas moins l’élection. Parce que, seule et hors parti, elle ne manquera pas de faire revenir à bord tous les naufragés de la gauche de droite, et que faire des poèmes pour le XIe arrondissement n’a d’écho ni dans les campagnes ni dans les classes ouvrières.

Cette possibilité mise à part, il faut en tout cas savoir gré à la manifestation policière d’avoir nettoyé le terrain à grande eau : on y voit beaucoup plus clair. L’« union de la gauche », le « candidat commun », c’est terminé. Si Mélenchon reste seul en piste, on va voir l’époque livrer sa vérité dans l’union totale qui se constituera contre lui : extrême droite (RN), droite extrême (LREM, LR), gauche de droite (et de plus en plus à droite : PS, EELV), gauche d’extrême droite (Valls, Printemps républicain), médias surtout, abandonnés à leur détestation fulminante d’un candidat qui a le double tort d’être de gauche (en un sens minimalement exigeant) et, pis encore, d’avoir des chances, à qui donc ils préparent une sorte d’embuscade continue de douze mois – il faut dès maintenant avertir que le spectacle de la haine médiatique, service public en tête, peut-être pire encore que le privé, sans doute parce qu’il a à défendre la croyance qu’il est « de gauche » (en tout cas à France Inter et Culture ; France Info, elle, est tout entière aux DRH, aux petits commerçants et à la police), et que Mélenchon en est un démenti vivant, le spectacle de la haine médiatique, donc, va atteindre des sommets jamais vus.

Que la situation soit clarifiée ne suffit pas à la rendre enthousiasmante. Sans même parler de la capture électorale, on peut déjà jouer à mesurer la largeur du canyon entre ce que Mélenchon racontera et ce qu’il ferait, on sait déjà que même là où elle sera la moins grande, il y aurait des motifs à être mécontent, et qu’aucun spasme de sa campagne ne nous sera épargné ; sans parler de tous les obstacles sur sa route – donc, de tous les risques d’affalement (Tsipras augmenté). Mais nos horizons temporels sont considérablement rétrécis par l’ampleur des périls. Pendant qu’en face se constitue le bloc fasciste. L’ensemble RN-LR-LREM est déjà soudé. Que les élections s’apprêtent à le déchirer ne change rien quant à l’essentiel : il ne fait idéologiquement plus qu’un – que dire quand Macron félicite Darmanin pour un débat où il a eu l’occasion de trouver Le Pen trop molle sur la « question de l’islam », c’est-à-dire, finalement, pas assez raciste ? PS, EELV et PCF sont au comble de la dislocation idéologique et, comme toujours les déstructurés, roulent dans la ligne de plus grande pente : d’un ardent désir de venir se souder à leur tour. Qui échappe à la soudure ? Pourrait-il en profiter ? Reste-t-il quelque autre solution pour éviter le pire ? Tout ça est encore du dernier opaque.

Une chose est certaine en revanche : comme il est de règle dans les très grandes crises, où les prises de position sont appelées à marquer, et à rester, l’histoire ouvre un surcroît de places pour la mémoire des temps futurs. Il y aura les bonnes et il y aura les mauvaises. La distribution a même déjà commencé.

Frédéric Lordon


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