Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire : le retour d’une idole

vendredi 25 juin 2021.
 

Acquitté définitivement par la Cour pénale internationale, qui avait à juger sa responsabilité dans la guerre civile de 2010-2011, l’ancien président a retrouvé son pays jeudi 17 juin, après huit ans de détention provisoire aux Pays-Bas.

Par Olivia Macadré et François Hume Ferkatadji

Abidjan (Côte d’Ivoire).– Il est peu après 16 heures quand, derrière les grilles qui ceinturent l’aéroport d’Abidjan, un petit point blanc et bleu apparaît, secoué par une foule compacte. « Il est là !! Regarde, il est là ! Le chef des chefs est là ! »

C’est un petit homme, souriant sous son masque mais quelque peu désorienté, qui descend de l’avion, acclamé par une foule en délire. Laurent Gbagbo avait sans doute oublié la moiteur désagréable qui vous saisit les os quand vous arrivez à Abidjan. Mais avait-il oublié l’odeur de cette ville, celle de chez soi, celle qui rassure et que l’on reconnaît entre toutes ?

Il ne l’avait pas sentie depuis dix ans. Ce jeudi historique, elle est sans doute fidèle à ses souvenirs, quoique teintée d’un gaz piquant qui afflue : depuis plusieurs heures, ses soutiens, qui convergent de partout dans la ville et de plusieurs villes de l’intérieur du pays, sont dispersés par la police. Juste avant son arrivée, des heurts ont explosé, devant la cour du pavillon présidentiel de l’aéroport.

Laurent Gbagbo semble fatigué, affaibli, vieillissant aussi. En compagnie de sa seconde femme, Nadiana Bamba, il avait embarqué à Bruxelles sur le vol régulier SN299 de la compagnie Brussels Airlines. Lui, l’homme du peuple, aimé pour sa gouaille et sa proximité avec les gens, avait même rendu publics, par l’intermédiaire de ses proches, les détails de sa réservation quelques jours auparavant, comme pour prouver qu’il était resté le même. Une gentille provocation à l’endroit d’Alassane Ouattara et un clin d’œil à ses soutiens.

Acquitté définitivement par la Cour pénale internationale en mars dernier pour sa responsabilité présumée dans la guerre civile de 2010-2011, qui avait causé la mort d’au moins 3 000 personnes, après dix ans de poursuites et huit ans de détention provisoire au pénitencier de Scheveningen (La Haye, Pays-Bas), le voilà en sol ivoirien, à quelques pas d’un pavillon présidentiel qui fut le sien. À cet instant, Laurent Gbagbo sait que devant les caméras du monde entier, il peut enfin savourer un moment de relative réhabilitation. « C’est surtout le symbole qui est derrière qui compte, explique son fils, Michel, avec une satisfaction évidente. L’histoire est revisitée de son vivant, et c’est ça qui est génial. »

Sur le tarmac, une délégation de proches l’accueille dans la cohue. Contre toute attente, la toute première accolade est donnée à sa première femme, Simone Gbagbo, et à ses deux filles. À l’extérieur, les cris de ses sympathisants impatients se font plus pressants, tandis que les détonations des grenades lacrymogènes, lancées tout au long de la journée par les forces de police pour repousser les partisans de l’ancien président, se sont subitement arrêtées.

Après quarante minutes de confusion et de flottement, c’est sous une modeste haie d’honneur du personnel navigant et des bagagistes de l’Airbus A330 qui l’a amené jusqu’en terre natale que Laurent Gbagbo s’est engouffré dans un 4x4, faisant faux bond au régiment de journalistes et d’officiels qui l’attendaient depuis le milieu de matinée. Un coup de canif dans le protocole, qualifié de « cafouillage » dans la presse ivoirienne, justifié officiellement par une inquiétude pour la sécurité de l’ancien président. Si Laurent Gbagbo est désormais - presque - « un citoyen comme un autre », comme l’avait évoqué un proche d’Alassane Ouattara la veille de son arrivée, c’est aussi un homme libéré des conventions et des formalités.

Sur la route, entre l’aéroport et l’ancien QG du Front populaire ivoirien (FPI) historique, dans le nord du quartier de Cocody, le convoi de Laurent Gbagbo s’élance à travers des nuages de gaz lacrymogène. Avant son passage, la police a allègrement enfumé les plus téméraires des partisans, qui ont attendu toute la journée avant de voir passer quelques secondes leur « idole ».

« Ah, c’est pimenté, c’est bien dosé ! », ironise un manifestant aux yeux rougis. Bien qu’aucune interdiction de rassemblement public n’ait été décrétée par les autorités, les forces de l’ordre ont consciencieusement et systématiquement dispersé tout rassemblement. Balia Honoré, la trentaine, presse le pas alors que les fourgons foncent sur les petits groupes de manifestants : « Nous partons accueillir l’idole du pays et en cours de route la police et la gendarmerie lancent des lacrymogènes, mais nous sommes des civils, sans arme, sans gourdin, c’est une violation manifeste de nos droits, on est dans un pays démocratique !? »

Transportés par la fureur du moment et malgré les assauts répétés des forces de sécurité, ces milliers de soutiens amassés en petits groupes trottinent pourtant au cœur de la ville et ne peuvent contenir leur émotion au passage du « Woody de Mama ».

Il fallait voir cet homme les yeux révulsés, ceux aux visages recouverts de cendre blanche se mettant à courir à perdre haleine pour croiser, juste un instant, le regard du leader politique. « Il est lààààààà, oh ! Gbagbo est là ! », s’époumonait l’un d’eux, la tête renversée en arrière, comme pour remercier le Ciel. Il fallait s’étonner aussi - rire peut-être - devant ceux qui se couchaient sur la chaussée et ceux qui baissaient leur slip devant les journalistes, portés par l’exaltation d’un retour auquel on ne croyait plus.

Même les jours de victoire sportive n’offrent pas de telles scènes de liesse. Dix ans de retenue, dix ans d’« attente », dix ans d’« humiliations », cela vaut bien de se rouler par terre. « Prési ! Prési ! Prési ! », scande la foule, qui grandit à mesure que le cortège s’enfonce dans la ville. Sur les ponts et les trottoirs, accrochés aux murets, les jeunes comme les vieux, des femmes et des hommes, dansent, chantent, trépignent. « C’est un sentiment de renaissance parce que celui qui nous a montré le chemin, celui qu’on a marginalisé, celui qu’on a cru coupable revient, nous sommes très heureux », jubile l’un de ses soutiens.

Depuis de longs mois, ce retour donnait des sueurs froides aux services de sécurité, qui craignaient des violences liées au rassemblement. Le FPI-GOR – « Gbagbo ou rien » - qui avait d’abord évoqué un retour « triomphal », s’était finalement contenté d’évoquer une arrivée « visible » et avait exhorté les sympathisants à « éviter les provocations et à ne pas répondre aux injures » pour éviter d’éventuelles bagarres et mouvements de foule.

Le parti de l’ex-chef d’État avait même encouragé les militants à célébrer depuis chez eux. « Mais on veut le voir ! Ça fait dix ans qu’il n’est plus là. Et en 2003, lorsque Alassane Ouattara est revenu d’exil, ses partisans sont aussi allés l’accueillir », rappelle un pro-Gbagbo.

Ces craintes de débordements, en partie fondées par la masse de personnes attendues dans les rues de tout le pays, ont aussi été amplifiées et instrumentalisées à des fins politiques : si le pouvoir ivoirien ne peut plus contrôler le nouveau récit qui s’écrit, il voulait absolument éviter - au minimum - les images d’un retour trop festif de Laurent Gbagbo. « Mon souhait est qu’il n’y ait pas de triomphalisme qui pourrait engendrer des rancœurs et réveiller les vieux démons de la division au lieu d’apporter la paix en Côte d’Ivoire », avait d’ailleurs déclaré Joël N’Guessan, du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel.

Un retour gênant pour le pouvoir et ses alliés

Si Alassane Ouattara avait présenté la réconciliation nationale comme une priorité de son deuxième mandat et même accordé l’amnistie à quelque 800 personnes liées à l’ancien président en août 2018, cette détente a été récemment entachée par le troisième mandat arraché par le chef de l’État au terme d’un scrutin présidentiel boycotté par l’opposition, par l’arrestation d’opposants, de nombreux militants de la société civile, et par des violences sporadiques, parfois aux relents intercommunautaires.

Depuis, le climat s’est apaisé : l’opposition a accepté de participer aux législatives du 6 mars dernier lors desquelles le FPI-GOR a fait un retour attendu au Parlement. Au sein de la coalition Ensemble pour la démocratie et la souveraineté (EDS) et aux côtés du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), il est devenu la deuxième force de l’Assemblée nationale avec 50 sièges.

Mais la relation entre les différents camps reste tendue et les rapports entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara minimaux. La communication se faisant uniquement par des intermédiaires, les deux hommes ne se sont pas parlés depuis 2011. L’annonce du retour le 17 juin par le secrétaire général du parti Assoa Adou en conférence de presse avait d’ailleurs crispé les autorités, qui en avaient laconiquement « pris acte ». « Il a joué un coup de poker mais pas menteur », se félicite un cadre du FPI. Si dans le discours officiel, on affirme qu’Alassane Ouattara avait donné son « feu vert », en coulisses, les proches de l’ancien président affirment avoir réussi à imposer leur agenda.

Si des efforts pour ne pas provoquer inutilement le camp adverse ont été consentis, l’ancien président ne boude pas son plaisir pour autant. Laurent Gbagbo, en dépit d’un parti devenu exsangue et du désengagement d’une partie de ses soutiens au fil de la décennie passée, reste très populaire. « Il est toujours capable de mobiliser des milliers de personnes, estime un proche, même si c’est certainement moins qu’il ne le pense désormais. »

Le pari est réussi pour le FPI. Son arrivée ressemble à une procession victorieuse des grands jours. Même si Laurent Gbagbo n’a pas paradé dans la ville comme annoncé, en raison de la situation chaotique, son convoi a été accueilli en grande pompe. Même dans les zones où le passage n’était pas prévu, ils étaient nombreux à s’être rassemblés avec de la musique, des T-shirts à l’effigie de l’ancien président floqués de « Tapis rouge pour Gbagbo » et des pancartes : « Gbagbo acquitté, Gbagbo au Palais ! », « Gbagbo est là, la réconciliation est là ».

Vengeance ou réconciliation

Dans les rues de la capitale économique ivoirienne, on pouvait aussi apercevoir de nombreux panneaux, dressés pour délivrer des messages à « Seplou » - l’un de ses nombreux surnoms : « Dis seulement un mot et ton peuple sera guéri » ou « Akawaba [« bienvenue » – ndlr], la Côte d’Ivoire peut espérer une vraie réconciliation ». Mais certaines victimes de la crise de 2010-2011 dénoncent ce discours pacificateur qui se fait « en toute impunité ».

Dans les quartiers favorables au président actuel, l’annonce de ce retour a ravivé des traumatismes : « Ils ont saccagé mon magasin et menacé ma femme, se rappelle ce ferronnier méfiant et inquiet. Il peut revenir chez lui, mais ses partisans n’ont qu’à faire gaffe, ils n’ont qu’à faire très gaffe, parce que s’ils veulent dérailler, on va dérailler aussi ! »

Des discours toutefois minoritaires : nombreux sont ceux qui espèrent une « vraie réconciliation », à l’image de ce jeune homme plus passionné de boxe que de politique, rencontré dans une salle de sport du quartier de Treichville. « Ils n’ont qu’à mettre de l’eau dans leur vin, maintenant que tous les acteurs de la crise sont ici, qu’ils fassent la paix, qu’ils nous oublient aussi, on veut aller de l’avant, la vie continue. »

À son ancien QG de campagne, l’homme, assailli de photographes, de journalistes, de proches et moins proches collaborateurs et d’une nuée de soutiens, a pris la parole avec le bagou qu’on lui connaît si bien. « Je suis heureux de retrouver la Côte d’Ivoire et l’Afrique » ont été ses tout premiers mots. Ses partisans attendaient cela depuis une décennie : à l’exception d’une unique et seule fois au micro de TV5 Monde à l’automne dernier, Gbagbo refusait depuis son arrestation toute intervention qui ne soit pas faite depuis sa terre natale. Un silence qui n’a pas érodé sa popularité.

Du côté du pouvoir, le mutisme a prédominé toute la journée. Un temps évoqué, aucun représentant du gouvernement n’a fait le déplacement pour recevoir Laurent Gbagbo. Pour Jean-Louis Billon, secrétaire exécutif du PDCI, l’ancien parti unique désormais allié au FPI, la « réconciliation » est loin d’être acquise : « C’est un processus qui va commencer et je pense qu’il faut saisir cette opportunité. »

Le RHDP, récemment affaibli par le troisième mandat contesté d’Alassane Ouattara et la perte subite de plusieurs grandes figures politiciennes dans ses rangs, s’inquiète des réelles intentions de l’ancien président : « Un doute s’installe dans les cœurs des populations, Gbagbo n’a jamais présenté ses excuses à la nation, on est en droit de douter de sa volonté de réconcilier les Ivoiriens », pouvait-on lire lundi sur le compte Twitter du parti présidentiel.

Dix ans après, peut-on faire confiance à celui qu’on surnommait « le boulanger » pour sa capacité de « rouler ses adversaires dans la farine » ? Alassane Ouattara et ses alliés (parmi lesquels la France) sont aussi gênés aux entournures : si Laurent Gbagbo a été acquitté des crimes commis en 2010-2011, qui alors est responsable des violences de ce qu’on continue de désigner pudiquement ici comme « les événements » ? Si ses adversaires estiment toujours qu’il a précipité son pays dans le chaos en refusant sa défaite à la présidentielle de 2010, ce retour en homme libre fait s’effondrer indubitablement le discours des « gagnants ».

« Nous allons travailler. Vous allez me dire quand… »

Laurent Gbagbo reste néanmoins sous le coup d’une condamnation en Côte d’Ivoire à vingt ans de prison pour le braquage de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), commis à cette époque et dont il est tenu responsable par la justice ivoirienne.

Va-t-il bénéficier d’une amnistie ou d’une grâce présidentielle ? Si on évoque en coulisses la possibilité de lever cette peine, aucune décision formelle n’aurait encore été prise. Cette condamnation pourrait subsister comme une menace pour l’ancien président et un moyen de pression privilégié de la part d’Alassane Ouattara pour contrôler son adversaire s’il venait à redevenir trop ambitieux et politiquement menaçant.

Pour le Collectif des victimes de Côte d’Ivoire (CVCI), cette peine doit être exécutée. Mais en face, les partisans de Laurent Gbagbo dénoncent un acharnement et estiment qu’il est le seul à avoir affronté la justice et que c’est contre Alassane Ouattara qu’elle devrait désormais se tourner.

Dans ces conditions, un retour en politique est-il vraiment envisageable ? Dans son entourage, on claironne à l’envi que ce n’est pas le terme adéquat « puisqu’il ne l’a jamais vraiment quittée », laissant planer le doute sur ses ambitions malgré son âge avancé (76 ans). D’ailleurs, c’est à son ancien QG de campagne, celui de 2010 à Cocody-Attoban, que le convoi a terminé son périple, accueilli par des centaines de militants.

« Je serai à votre disposition, a-t-il lancé à l’adresse des cadres de son parti avec une voix éraillée. Nous allons travailler. Vous allez me dire quand… » « Je suis votre soldat, je suis mobilisé… Merci pour votre ténacité », a-t-il insisté.

Mais l’urgence est au recueillement : dans les jours à venir, il se rendra sur la tombe de sa mère, décédée lors de sa détention préventive à La Haye. « Je n’ai pas été là pour l’honorer une dernière fois, alors que c’est elle qui m’a fait. Sans elle, je ne serais pas aujourd’hui docteur en histoire. Je ne serais pas président de la République », a-t-il expliqué, visiblement ému. Il devrait aussi se rendre à Mama et Gagnoa, dont il est originaire, avant d’entamer une tournée dans l’ensemble du pays. Du côté des autorités, on ne s’engage pas formellement à le rencontrer, mais cette possibilité n’est pas non plus rejetée, « au nom des traditions et de la volonté des Ivoiriens », dit-on.


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