Touche pas à ma virilité : le #MeToo inversé des hommes sud-coréens

samedi 3 juillet 2021.
 

Ces dernières semaines, des groupes de défense des “droits masculins” ont lancé une véritable chasse aux sorcières antiféministe en Corée du Sud. La correspondante du Los Angeles Times à Séoul y voit une manifestation de force d’hommes jeunes, et le dernier rebondissement de la guerre qui divise le pays sur les questions de sexe et d’égalité.

Quand l’émoji “pouce et index rapprochés” a fait son apparition en 2019 (montrant ces deux doigts en forme de pince à environ un centimètre l’un de l’autre), les internautes se sont tout de suite mis au travail. “Un nouvel émoji pour se moquer des hommes”, a proclamé Vice. L’émoji qui va “peut-être définitivement changer le sexto”, a titré Buzzfeed.

“Si vous faites partie des gens qui s’indignent publiquement que cet émoji serve à se moquer des petits pénis, votre secret n’en est plus un”, a persiflé [l’humoriste] Stephen Colbert, animateur du Late Show.

En Corée du Sud, toutefois, l’image n’a pas du tout fait rire.

Depuis quelques semaines, l’émoji – utilisé comme logo par un groupe féministe aujourd’hui disparu – cristallise les tensions et un sévère retour de bâton antiféministe. Divers groupes de défense des “droits masculins” se sont lancés dans une véritable chasse aux sorcières, recherchant l’émoji sur des affiches ou des campagnes publicitaires utilisées par des entreprises, des organisations ou des employés jugés trop féministes, pour les submerger de plaintes ou les boycotter.

Ce phénomène constitue une inversion stupéfiante – surréaliste, pour certains – du mouvement #MeToo : des hommes, qui sont aux commandes de la société depuis des générations, se sentent offensés par des femmes parce qu’elles s’en prennent à leur physique.

Une mobilisation antiféministe qui porte ses fruits

Pour eux, c’est le signe que la haine des hommes est omniprésente dans la société sud-coréenne d’aujourd’hui et que le féminisme radical est devenu hors de contrôle. Et leur mobilisation porte ses fruits : dans plusieurs grandes entreprises, des employés ont été rétrogradés ou soumis à des procédures disciplinaires pour avoir utilisé l’émoji dans des affiches. Des ministères et des municipalités ont présenté leurs excuses et ont modifié leurs visuels, des musées ont retiré des œuvres et des vedettes ont vu leur carrière menacée.

Il s’agit du dernier rebondissement d’une guerre de plus en plus ouverte qui divise le pays sur les questions de sexe et d’égalité. C’est aussi une manifestation de force de la part d’une catégorie d’hommes jeunes qui détestent le féminisme, se sentent victimisés par ce mouvement de femmes et jugent que le système joue en leur défaveur et non l’inverse.

C’est un phénomène qui s’inscrit dans la lignée d’une réaction antiféministe, boostée par Internet, qui a émergé en Chine, au Royaume-Uni et aux États-Unis, notamment au sein de la génération Z où beaucoup d’hommes estiment que le féminisme “va trop loin” et se plaignent d’être injustement calomniés, accusés à tort, moqués et muselés.

La Corée du Sud reste une des économies riches les plus en retard sur la question de l’égalité hommes-femmes, comme en attestent les indicateurs tels que les écarts de salaire, le taux d’emploi et la représentation des femmes à des postes à responsabilité. Les femmes sud-coréennes ont toujours été confrontées à la discrimination et au sexisme et restent la cible d’injonctions patriarcales extrêmement rigides.

Le développement du mouvement féministe sud-coréen ces dernières années a suscité de fortes résistances, notamment chez les jeunes hommes qui ont l’impression de payer pour les erreurs des générations passées. Ils se sentent particulièrement désavantagés par le service militaire, qui est obligatoire pour tous les hommes en Corée du Sud, mais pas pour les femmes.

“La jeune génération souffre de diverses frustrations et d’une grande précarité économique”, souligne Jinsook Kim, chercheuse à l’université de Pennsylvanie et spécialiste des médias qui étudie le féminisme et ses opposants en ligne en Corée du Sud.

“Le problème est que ces jeunes hommes attribuent leurs malheurs non pas au gouvernement et à ses politiques, mais aux femmes, qu’ils voient comme faisant obstacle à ce qu’ils estiment être leur dû.”

Park Won-ik, auteur de plusieurs livres parus sous le nom de plume de Bakkabun sur les mouvements de haine en ligne, explique que les jeunes hommes sont attirés par ces positions extrêmes parce qu’ils sont exclus du débat par l’actuel gouvernement et des médias un peu trop prompts à relayer les problèmes des femmes et à passer sous silences les difficultés auxquelles leur génération est confrontée.

“Le principal problème est que les jeunes hommes ne peuvent pas faire entendre leur voix, ni dans la presse ni sur la scène politique. Et leurs doléances s’accumulent. Tout le monde rencontre des difficultés, mais on met l’accent sur celles d’un camp en particulier.”

Alors que l’antiféminisme est associé à l’extrême droite partout dans le monde, en Corée du Sud, la méfiance et l’hostilité envers les féministes sont de plus en plus répandues. Une étude menée en 2018 par le Korean Women’s Development Institute a montré que pour plus de 65 % des hommes âgés d’une vingtaine d’années, le féminisme est un mouvement de haine des hommes ; et 56,5 % d’entre eux se disent prêts à rompre avec leur petite amie si elle se disait féministe.

“Le féminisme est une maladie mentale”

“Le féminisme est une maladie mentale” est devenu un slogan courant dans les manifestations des groupes de défense des droits masculins. En 2015, un chroniqueur affirmait même que le “féminisme inconscient” était “plus dangereux que l’État islamique”.

Nombre d’observateurs estiment que les résultats des élections municipales d’avril dernier – qui ont vu l’opposition conservatrice s’emparer de la capitale, Séoul, et de Busan, la deuxième ville du pays – ont un lien direct avec le mécontentement des jeunes hommes.

L’émoji “pouce et index rapprochés” n’est entré dans le débat en Corée du Sud qu’en 2015, soit des années après son apparition. Cette année-là, un groupe de jeunes Sud-Coréennes, fatiguées de la misogynie généralisée des hommes sur les forums Internet, décident de réagir et de leur rendre la monnaie de leur pièce.

Elles commencent à désigner les hommes par leurs parties génitales comme les hommes le font souvent pour les femmes. Elles inventent des équivalents masculins de l’argot dégradant utilisé en ligne et elles remplacent le mot “femme” par “homme” dans les proverbes sexistes comme “la voix d’une femme ne doit pas passer la porte”, “les femmes, c’est comme le poisson séché, pour l’attendrir il faut lui taper dessus tous les trois jours”. Elles ridiculisent et humilient les hommes, se moquent de leur apparence physique et même de la taille de leur sexe.

Ce groupe de femmes avait pris le nom de “Megalia” et s’était choisi comme logo le “pouce et l’index rapprochés” [voir le tweet ci-dessous]. Ce forum controversé en ligne a duré à peine un an avant d’être dissous à la suite de conflits internes.

Pourtant, les Megalia et leur version du féminisme continuent de faire des émules et de dominer les débats sur le genre tout en donnant du grain à moudre aux détracteurs des mouvements féministes.

En 2016, une doubleuse de jeux vidéo a été renvoyée après avoir posté sur les réseaux sociaux une photo d’elle portant un tee-shirt sur lequel était écrit “Les filles n’ont pas besoin de prince charmant”, qui était vendu par une association proche de Megalia. En 2018, des hommes et des femmes en sont venus aux mains dans un pub à Séoul après une dispute où ils ont échangé des insultes popularisées en ligne – les femmes criaient “6,9”, la taille moyenne du pénis des Coréens en centimètres, selon une étude de 2003, et les hommes les traitaient de “salopes Megal”.

En avril, une succursale de la chaîne de magasins GS25 s’est attiré les foudres de l’opinion publique en publiant une annonce d’emploi spécifiant que les candidates ne devaient pas être féministes. La direction a dû s’excuser.

Le mois suivant, la chaîne a fait une campagne de pub pour du matériel de camping, où apparaissait l’émoji tenant une petite saucisse. Les forums d’hommes sont alors entrés en ébullition, accusant la publicité d’attiser la haine contre les hommes. GS25 a une fois de plus présenté ses excuses et modifié la publicité pour finir par la retirer complètement. Et pourtant, malgré ces preuves de bonne volonté, la chaîne a été boycottée et des manifestants devant le siège du groupe ont réclamé la tête du concepteur de l’affiche publicitaire. L’entreprise a ensuite annoncé que le publicitaire avait été sanctionné, et qu’une partie de l’équipe encadrante avait été affectée ailleurs.

“Ils ne veulent pas que leur nom soit associé au féminisme parce qu’ils ont peur de perdre des clients”, explique Jinsook Kim.

“Œil pour œil, dent pour dent”

Pour Ha Heon-gi, ancien assistant juridique et fondateur du cabinet de conseil New Communication Lab, les hommes à l’œuvre derrière ces actions s’inspirent des ouvrages féministes et utilisent les méthodes employées par les femmes pour protester contre des déclarations ou des pratiques misogynes et réussir à obtenir des excuses ou renverser des hommes influents.

“C’est œil pour œil, dent pour dent. Vous nous avez pris la tête pour des trucs ridicules, et maintenant nous faisons pareil”, dit-il.

“Il y a un sentiment de force politique, la preuve que l’action collective marche bien. Les femmes ont uni leurs voix pour se faire entendre, et elles ont été écoutées. Les hommes n’avaient pas connu ça et maintenant ils se font entendre en tant que consommateurs.”

Ha, 31 ans, est conscient que l’égalité hommes-femmes a encore du chemin à faire en Corée du Sud et se souvient que ses grands-parents avaient une préférence marquée pour les garçons. Pourtant, il affirme que le mouvement féministe ne fait qu’attiser les frustrations en mettant dans le même sac tous les hommes sans reconnaître que l’éducation des jeunes hommes a bien changé.

“Il y a forcément des tensions quand on cherche à corriger des inégalités et c’est un phénomène qui doit être pris en compte, mais pour l’instant il ne suscite que l’indifférence ou les moqueries. Parce qu’il y a des inégalités, il faudrait tout supporter. C’est normal qu’il y ait des incompréhensions, mais personne dans les médias ou la vie politique ne veut en entendre parler.”

Kim Seok-hwan, 28 ans, n’a pas participé au boycott de GS25. Mais depuis le début de l’année, il ne va plus à la librairie Kyobo – où il achetait une dizaine de livres par mois – parce qu’une employée du magasin a retweeté par mégarde sur le compte officiel de la chaîne une remarque qu’il a trouvée insultante pour les hommes coréens.

Le jeune étudiant en droit se dit proche de la cause féministe et du combat pour l’égalité hommes-femmes et il est conscient que les violences contre les femmes sont un vrai problème, mais il se sent de plus en plus rebuté par les discours clivants qui lui paraissent relever davantage de la posture morale que du débat constructif.

“Aujourd’hui on ne peut plus rien dire, et tout le monde a peur de faire un impair.”

Or les filles de sa génération étaient leaders étudiantes ou à la tête d’associations, souligne-t-il.

“Nous avons toujours été sur un pied d’égalité. Alors quand on veut nous mettre sur le dos l’ancien ordre patriarcal, je trouve que c’est injuste.”

Les associations de femmes et la Commission nationale des droits de l’homme de Corée ont fait part de leurs inquiétudes. Elles craignent que ce retour de bâton contre le féminisme ne réduise certaines femmes au silence ou soit un handicap sur leur lieu de travail si elles osent exprimer leurs opinions.

C’est une tendance qui a même touché les stars de la K-pop puisque certaines ont été harcelées parce qu’elles avaient une coque de téléphone avec un slogan comme “Girls can do anything” [“Les filles peuvent tout faire”], ou avaient été vues en train de lire un ouvrage sur les discriminations faites aux femmes.

“Quand on s’attend à des commentaires sexistes, c’est plus difficile de prendre la parole. Et les femmes sont donc privées du droit de travailler dans un environnement ouvert avec une ambiance détendue”, explique Park Hyo-won, militante chez Womenlink, un groupe coréen.

“C’est une vraie chasse aux sorcières.”

Victoria Kim

Courrier International

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