Le Parti Communiste Chinois (PCC) a 100 ans. Quel bilan ?

mercredi 14 juillet 2021.
 

La longue marche d’une nation qui se construit forte de ses 1,4 milliards d’habitants

Le Monde diplomatique publie cet été 2021 un regard synthétique intéressant sur la Chine du 20e et 21e siècle.

** De Mao Zedong à Xi Jinping, un parti pour le renouveau national

Source : Le Monde diplomatique. Juillet 2021 par Jean-Louis Rocca

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Un monde sépare le Parti communiste chinois créé par une poignée de militants le 23 juillet 1921 — avant d’être pris en main par Mao Zedong en 1934 — et celui de M. Xi Jinping, dont le nombre de membres dépasse la population de l’Allemagne. Dès ses débuts, le Parti a fait preuve d’une extraordinaire souplesse, tout en maintenant un objectif constant : retrouver la grandeur de la Chine.

Selon sa Constitution, « la République populaire de Chine est un État socialiste (…) dirigé par la classe ouvrière et fondé sur l’alliance des ouvriers et des paysans ». Personne ne s’étonne que la Constitution d’un pays ne corresponde pas exactement à sa réalité. Mais, ici, c’est le grand écart. Désormais, la société chinoise présente tous les traits d’une variante du capitalisme : le travail est une marchandise, la société de consommation sert de garant de la stabilité sociale et de moteur de la croissance, les inégalités sont rigidifiées par des mécanismes de reproduction sociale fondés sur l’argent, le capital scolaire et l’entre-soi. Ironiquement, l’essentiel des classes populaires est constitué de ceux qui sont censés être les maîtres : les paysans et les ouvriers.

Ce gouffre entre la narration et la réalité est caractéristique de l’histoire du Parti communiste chinois (PCC). Dès sa naissance, en juillet 1921, ce dernier imagine une société qui n’existe pas, afin de se développer, de se maintenir au pouvoir, mais aussi de transformer le pays. Fidèle en cela aux idéaux révolutionnaires du début du XXe siècle, il a réussi à le moderniser, à enrichir une partie non négligeable de la population et à renforcer la nation. Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs la raison du soutien populaire dont il jouit. Le contrôle de la récente pandémie de Covid-19 a contribué à nourrir le sentiment que le PCC restait, malgré ses défauts et ses erreurs, irremplaçable.

Pour la Chine, le début du XXe siècle fut l’époque de tous les échecs. Échec des tentatives de réforme de l’Empire sous la dynastie Qing (1644-1911) ; faillite de la république proclamée en 1912, victime des seigneurs de la guerre ; faiblesse de l’économie de marché. La plupart des nationalistes chinois concluent alors que seul un État fort, dominé par un parti unique, peut moderniser la Chine et lui permettre de s’imposer face aux puissances impérialistes.

La révolution d’octobre 1917 en Russie ne fait que renforcer cette conviction. Le microscopique PCC a des avantages sur son concurrent, le Kuomintang (1) : il s’appuie sur une théorie (le marxisme), sur un modèle (le bolchevisme) et sur un État (l’Union soviétique). Mais il n’hésitera pas, lorsqu’il le jugera nécessaire, à rompre avec son principal soutien (à partir de la fin des années 1950), avec le modèle et même avec la théorie. Les arrangements avec la théorie commencent dès le début. Première difficulté : le PCC n’est pas le parti de la classe ouvrière. La faiblesse de l’industrialisation limite le nombre d’ouvriers, qui ne représentent guère plus de 0,5 % de la population en 1949. Ceux-ci ne forment que 8 % des membres du Parti en 1930. La quasi-totalité des dirigeants sont des gens instruits, issus des classes intermédiaires (paysans aisés, lettrés de province, employés) (2). Si des combats ont été menés conjointement, notamment au début des années 1920, la classe ouvrière a toujours eu une vie à part, en s’appuyant sur ses propres organisations : sociétés secrètes, réseaux de solidarité à base géographique, syndicats (3). Après 1949, l’industrialisation conduit à une forte augmentation du nombre d’ouvriers, qui seront près de 150 millions en 1995 (8 % de la population et un peu plus de 10 % des membres du Parti).

Le nouveau régime fournit à une partie d’entre eux des conditions de vie et de travail fort avantageuses : emploi à vie, protection sociale, logement, consommation collective. Devenus la vitrine du régime et l’outil de sa politique d’industrialisation, ces « employés et ouvriers » titulaires de leur poste défendent leurs intérêts de classe, parfois contre le Parti. En 1957, par exemple, beaucoup s’opposent à l’introduction de méthodes de travail « scientifiques » et au règne des petits chefs socialistes. Ils prônent l’égalitarisme entre ouvriers (4) et, pendant la Révolution culturelle (1966-1976), réclament le maintien de leurs privilèges matériels et leur extension aux travailleurs temporaires (5).

Deuxième problème : le Parti considère la création d’une nouvelle société comme un simple moyen de restaurer la nation et d’asseoir son pouvoir. L’analyse en termes de classes n’est pas essentiellement destinée à rendre compte de la réalité sociale, mais à mobiliser la population. Ainsi, les nécessités de l’unification nationale ou de la prise du pouvoir supposent l’unité avec d’autres forces, comme pendant la guerre contre le Japon (1937-1945), ou entre 1945 et le début des années 1950. La bourgeoisie nationale est par exemple considérée comme une alliée objective, au détriment de la bourgeoisie compradore (vendue aux étrangers) ou bureaucratique (vendue au Kuomintang).

De même, si la paysannerie devient centrale, c’est pour une raison non pas théorique mais pratique. À partir de 1927, les organisations urbaines ont été détruites par le Kuomintang. Lorsque Mao Zedong prend le contrôle du PCC, en 1934, le prolétariat est définitivement remplacé par la paysannerie comme « classe révolutionnaire ». Toutefois, si les campagnes chinoises sont traversées par de fortes inégalités sociales, les paysans pauvres et sans terre ne sont guère révolutionnaires. Les contraintes économiques conduisent aussi à s’appuyer sur des couches plus instruites et dynamiques, comme la « paysannerie moyenne ». La réforme agraire de 1950 améliorera la situation des campagnes et gagnera le soutien des habitants. Mais, bien vite, dès le milieu de la décennie, la collectivisation transforme les paysans en une classe exploitée, dont l’activité sert à financer l’industrialisation et la construction du socialisme.

Théorie des « trois représentativités » Enfin, le PCC a été confronté à un troisième problème : pour renforcer la nation, faut-il compter sur la politique ou sur l’économie, sur la lutte des classes ou sur la prospérité ? Après avoir déclaré, en 1956, que sa politique avait éliminé les ennemis du socialisme, Mao finit par juger que la lutte des classes est toujours nécessaire. Entre-temps, et comme dans la plupart des pays socialistes, une vague de critiques avait déferlé sur le régime. Elles ne visaient pas à supprimer le Parti, mais à lutter contre ses dérives autoritaires et sa corruption, ainsi qu’à dénoncer la faiblesse du niveau de vie. Pour étouffer ses opposants, le PCC utilise une théorie des classes fondée non plus sur la relation aux moyens de production, mais sur les « valeurs », c’est-à-dire sur l’attitude vis-à-vis du pouvoir. Si la bourgeoisie a disparu, explique-t-on, l’« esprit bourgeois » peut s’insinuer dans toutes les têtes. Durant la Révolution culturelle, les soutiens du Grand Timonier sont considérés d’emblée comme d’authentiques révolutionnaires, quelle que soit leur origine réelle. Cette théorie sert à éliminer ceux qui pensent que la solution aux problèmes du pays réside dans le développement économique.

Tout bascule de nouveau à la fin des années 1970, et surtout à partir des années 1990. La plupart des membres de la classe dirigeante écartés sont revenus au pouvoir et ont progressivement placé les mécanismes capitalistes au cœur de l’économie politique. Pour eux, seul un nouveau contrat social fondé sur la promesse de la prospérité peut garantir la restauration de la puissance chinoise et la pérennité du Parti. La contrepartie est l’abandon de la lutte des classes comme méthode de domination. Les ouvriers « maîtres du pays » sont remplacés par des paysans-migrants, sans droits, voués au travail. En 2002, avec la théorie des « trois représentativités », il faut, en plus des intérêts des travailleurs et des intellectuels, respecter ceux des entrepreneurs, qui créent de la croissance, des emplois, et renforcent donc la puissance nationale. Dans une Chine toujours socialiste, ils ne peuvent pas être des exploiteurs (lire l’article ci-dessous). Le pays est donc une société sans classes, composée de « salariés à revenu moyen », où chacun doit contribuer au bonheur et à la grandeur nationale. Certes, le Parti a des ennemis, mais ce sont en réalité des ennemis de la nation (6).

De ce point de vue, il est difficile d’analyser la trajectoire du PCC en termes d’« abandon », voire de « trahison » de l’idéal socialiste. Dès le début, le socialisme proclamé n’est pas un but, mais un moyen pour unifier le pays, construire une économie robuste et un État fort, afin de remettre la Chine au centre du jeu mondial. L’« élite socialiste » s’est constituée en nouvelle classe dirigeante, cumulant tous les pouvoirs.

Une « petite prospérité » pour tous Malgré les échecs et les errements, non seulement la Chine est devenue une puissance économique et militaire, mais elle a permis à une grande partie de sa population de satisfaire son aspiration à entrer dans la société de consommation. Aujourd’hui, les espérances et le mode de vie du Chinois moyen ne sont guère différents de ceux du Français moyen. Certes, le PCC explique, curieusement aidé par les médias internationaux, que les « valeurs chinoises » s’opposent aux « valeurs occidentales », mais il ne le démontre guère. La « société harmonieuse » ou le « rêve chinois » ne font que combiner des références somme toute banales — un État fort mais administré par la loi, une « bonne gouvernance » selon le management classique (bureaucratie efficace, prévention des conflits…) — à l’idée ancienne, et elle aussi occidentale, de bonheur collectif. Quant à la « pensée Xi Jinping », elle puise dans le léninisme (« préserver la direction du Parti sur toutes les organisations »), les Lumières (favoriser la science, « créer une communauté de destin pour l’humanité »), le discours humaniste (améliorer la vie et le bien-être des personnes), ou encore dans des idées communes à toutes les nations d’aujourd’hui (« vivre en harmonie avec la nature ») (7).

Loin d’avoir trahi, le PCC reste fidèle à deux principes. D’une part, il maintient le mythe d’une société sans classes ; d’autre part, il se refuse à abandonner l’idée d’une confusion entre nation et Parti. Bien entendu, il ne s’agit pas de créer une société égalitaire, mais de permettre à l’ensemble de la population d’atteindre une « petite prospérité ». Peu importe que les écarts de revenus soient abyssaux, dès lors que chacun peut atteindre une aisance raisonnable et que la pauvreté disparaît. Pour une grande partie de la population, cet objectif justifie (pour l’instant) la prédominance des intérêts nationaux et de l’unité sur tout le reste.

En dehors des années 1980, au cours desquelles certains membres prônaient un « socialisme humaniste » ou des formes variées de démocratie « populaire » au sens propre du terme, le PCC n’a jamais fait face à de véritables propositions alternatives. Aujourd’hui encore, même les plus critiques s’inquiètent des ferments d’instabilité que recèlent les élections (8) ; sans parler du conservatisme politique d’une grande partie de la population. « Que cela nous apporterait-il de voter ? » : tel semble être l’état d’esprit actuel. Ce conservatisme se voit aussi dans la permanence du personnel politique. Les hommes à la tête du pays viennent du même milieu que les révolutionnaires du début du régime : enfants et alliés de hauts cadres et membres des couches professionnelles hautement qualifiées (9).

Néanmoins, si le contrat social n’est pas respecté, si la population n’a plus le sentiment que son destin est lié à ceux du Parti et de la nation, le second siècle du PCC risque de tourner court. Maintenir la stabilité intérieure implique donc de nourrir la croissance, qui ne peut plus s’appuyer sur les capitaux étrangers et les exportations de produits à bas prix.

Le Parti compte dorénavant sur la demande intérieure, les investissements à l’étranger et l’innovation technologique ; une sorte de nationalisme économique qui entre en conflit (en partie) avec les intérêts d’autres puissances dominantes sur la scène internationale. Après cent ans d’existence, il a forgé une Chine forte, mais, pour préserver sa stabilité, celle-ci n’a pas d’autre choix que de bousculer les intérêts acquis dans le monde contemporain, comme le montre le conflit avec les États-Unis. C’est aussi ce qui la fragilise.

Jean-Louis Rocca Professeur à Sciences Po, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), coauteur (avec Marc Blecher, David S. G. Goodman, Yingjie Guo et Beibei Tang) de Class and the Chinese Communist Party. A Hundred Years of Social Change. Routledge, Abingdon, à paraître cette année. ** Notes

(1) Fondé en 1912, le Kuomintang, parti nationaliste, mènera bataille contre les communistes, puis s’unira avec eux pour lutter contre l’occupation japonaise, avant d’affronter le PCC après la seconde guerre mondiale. Après sa défaite, le Kuomintang se replie à Taïwan avec ses troupes. Il y gardera le pouvoir par la force, puis par les urnes, jusqu’en mars 2000.

(2) James Pinckney Harrison, The Long March to Power : A History of the Chinese Communist Party, 1921-72, Praeger, New York, 1972.

(3) Gail Hershatter, The Workers of Tianjin, 1900-1949, Stanford University Press, 1986.

(4) Mark W. Frazier, The Making of the Chinese Industrial Workplace : State, Revolution, and Labor management, Cambridge University Press, 2002.

(5) Elizabeth J. Perry et Li Xun, Proletarian Power : Shanghai in the Cultural Revolution, Westview Press, Boulder (Colorado), 1996.

(6) Cf. The Making of the Chinese Middle Class : Small Comfort and Great Expectations, Palgrave Macmillan, New York, 2017.

(7) John Garrick et Yan Chang Bennett, « La pensée de Xi Jinping », Perspectives chinoises, n° 2018/1-2, Hongkong, 2018.

(8) Émilie Frenkiel, Parler politique en Chine. Les intellectuels chinois pour ou contre la démocratie, Presses universitaires de France, Paris, 2014.

(9) David S. G. Goodman, Class in Contemporary China, Polity Press, Cambridge, 2014.

** voir aussi Que reste-t-il du communisme en Chine ? Jérôme Doyon Hier honnis, les capitalistes sont accueillis à bras ouverts au sein du Parti communiste chinois. À condition qu’ils respectent certaines conditions, et qu’ils fassent allégeance à une organisation qui, désormais, compte plus de cadres que d’ouvriers.


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