Interdiction du Bal des migrants : la motivation des actes administratifs décomplexée

dimanche 18 juillet 2021.
 

Mardi 13 juillet 2021, l’association BAAM (« bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants ») organisait à Paris un Bal des migrants, grande fête. Le préfet de police signait le même jour un arrêté d’interdiction de cet évènement.

Voici les justifications de la préfecture :

« Cette manifestation fait l’objet de polémiques violentes sur les réseaux sociaux après les déclarations faites notamment par l’un des animateurs de la soirée. Ces déclarations d’appel à la distinction entre les êtres humains du fait de leur couleur ou de leur origine génèrent une situation conflictuelle autour de la tenue de cet évènement, susceptible de rassembler des personnes véhiculant des valeurs non républicaines et contraires au principe de cohésion nationale ».

En cause, les propos d’un DJ qui devait participer au Bal. Le 8 juillet, elle écrivait sur Instagram qu’elle demanderait aux « blanc.he.s d’aller derrière et [aux] autres (surtout les personnes noires) [d’] occuper la place et tout l’espace qui vous revient de droit » lors de son set du lendemain (notons accessoirement qu’elle ne parlait donc manifestement pas du Bal prévu le 13). En outre, si la légitimité des réunions en non-mixité divise, il ne s’agissait à l’évidence pas de cela.

Peu importe, sous l’impulsion de François Jolivet (député LREM) qui interpelait Anne Hidalgo et Marlène Schiappa pour qu’elles interdisent au DJ de se produire, le BAAM, son Bal et l’une de ses DJ ont subi ces derniers jours une campagne d’agressions et de menace en ligne par divers comptes d’extrême-droite.

Cette campagne d’intimidation a donc été le prétexte à l’annulation de cette manifestation politique pacifique et festive.

Encore une fois, la police escorte les militants d’extrême-droite hors de l’émeute qu’ils ont eux-mêmes créée.

Grammaire autoritaire

Le préfet évoque des « déclarations faites notamment par l’un des animateurs de la soirée. » Il apparait contestable de qualifier le DJ d’animateur de la soirée, surtout pour lui imputer des propos qu’elle tenait à propos d’un autre évènement. Par ailleurs, le préfet ne fait aucune référence précise à ces propos. Enfin, il mentionne des déclarations faites « notamment » par cette dernière. Quelles sont les autres ?

Le préfet parle encore de « déclarations d’appel à la distinction entre les êtres humains du fait de leur couleur ou de leur origine ». Le terme « déclaration d’appel » n’est pas anodin. Cette locution ne veut rien dire : n’est-ce pas simplement un « appel à la distinction » ? Non, en réalité l’expression embarrassée du préfet dit tout de sa prise de position politique : un « appel à » (aux armes, à l’aide, à la rébellion, …) s’adresse à celles et ceux qui ont les moyens de faire quelque chose. On en appelle toujours « à » une force qui manque. En l’occurrence, si les propos visés ne sont qu’une « déclaration d’appel à », c’est justement parce que le préfet sent bien que demander aux personnes racisées de prendre de la place sur un dancefloor n’a pas la puissance d’un véritable « appel à ». Il s’agit d’une proposition théâtrale : essayer de déjouer sur la piste de danse les rapports discriminatoires à l’espace qui existent en dehors de la manifestation politique dont nous parlons. L’espace du Bal n’est pas un espace totalement privé, mais ce n’est pas l’espace public dès lors qu’il s’agit d’un rassemblement politique bien que joyeux.

Le préfet estime aussi que cette distinction génère « une situation conflictuelle autour de la tenue de cet évènement ». « Situation conflictuelle » est donc le nouveau nom de « manifestation politique ». Pour cause, quelle manifestation serait politique si elle ne générait pas du dissensus ?

Enfin, le préfet juge que le Bal est « susceptible de rassembler des personnes véhiculant des valeurs non républicaines et contraires au principe de cohésion nationale ». De qui parle-t-il ? De ceux qui mettent en péril la liberté d’expression et la liberté d’association en appelant à interdire tous les évènements portant des revendications contraires aux leurs. Non, il parle de celles et ceux qui soutiennent l’idée qu’une manifestation politique portant notamment sur le racisme peut proposer des règles de fonctionnement internes pour déjouer la discrimination.

Une menace qui se nourrit elle-même

Pourtant, un des rares motifs légitimes d’interdiction d’une manifestation est le risque de contre-manifestation ingérable pour les forces de l’ordre. Si, par l’expression « personnes véhiculant des valeurs non républicaines et contraires au principe de cohésion nationale », le préfet avait voulu viser le risque de contre-manifestations d’extrême-droite, il aurait pu et il aurait, ce faisant, motivé sa décision d’une manière beaucoup plus difficile à contester : il aurait fait l’effort de s’intéresser à l’État de droit.

Même lorsqu’on est attaché, comme c’est le cas de beaucoup de juristes de tous bords, à une conception libérale des droits fondamentaux, le plus grave semble toutefois être d’avoir réduit nos exigences à cela : à ce qu’un préfet s’intéresse à l’État de droit. Comme pour conjurer le sort, on s’invente une motivation plus rigoureuse ; on lui trouve a posteriori le moyen de justifier l’interdiction d’une réunion politique par la menace de contre-manifestations alors que la menace d’un désaccord violent ne devrait pas suffire.

A cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») juge par exemple que constitue une violation des droits et libertés fondamentaux le refus d’enregistrer des associations de défense des personnes LGBT au motif que ces associations pourraient subir des actes violents de la part de personnes réprouvant l’homosexualité.

Plus encore, l’État a une obligation positive de protéger la liberté de réunion contre de telles menaces. Pour la CEDH, il est du devoir de l’Etat d’adopter des mesures raisonnables et appropriées afin d’assurer le déroulement pacifique des manifestations licites et il doit choisir les moyens les moins restrictifs de nature à permettre à des manifestations politiques d’avoir lieu.

Elle laisse les coudées plus franches aux Etats uniquement lorsqu’il existe un risque sérieux de contre-manifestations violentes.

Si l’on fait l’hypothèse que le préfet de police a considéré se trouver en pareille situation, on comprend qu’à l’heure du harcèlement en ligne, toute campagne de désinformation et de menace visant une manifestation constitue alors désormais un risque sérieux de contre-manifestations violentes.

Dès lors, il suffit d’insulter ses ennemis pour voir l’État prendre le relai, et sans même organiser soi-même une contre-manifestation, l’amener à interdire tout rassemblement qu’on désapprouve.

Faire oublier à l’État son rôle de garant des libertés fondamentales en attaquant celles et ceux qui portent des idées et des valeurs différentes aux siennes : tel est le projet abouti de l’extrême droite en 2021.


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