Le jeu de l’amour et de l’algorithme

mercredi 4 août 2021.
 

Les sites de rencontres sont systématiquement accusés de marchandiser les relations amoureuses. Cette critique exprime surtout la peur ancienne de voir s’effondrer le mythe de l’amour romantique.

Un homme jeté dans le caddie d’une femme en train de faire ses courses. Le pictogramme du site de rencontre AdopteUnMec joue non sans ironie sur l’analogie qui consiste à assimiler les plateformes numériques à des hypermarchés. Une manière comme une autre de retourner le stigmate : le dessin du chariot avec un type dedans donne l’image d’utilisatrices maîtresses de leurs désirs. En général, la métaphore commerciale sert à disqualifier les applications qui mettent en contact des internautes désireux de nouer des relations sexuelles ou amoureuses. Des discussions entre amis aux pages lifestyle des magazines, le laïus est grosso modo le même : la drague 2.0 est devenue un marché avec ses gagnants et ses perdants, où chacun est supposé se vendre comme un produit.

« Quoi que l’on en dise, quand on est inscrit sur un site comme Meetic et que l’on a accès à des milliers de profils différents, il est difficile, même avec la meilleure volonté du monde, de ne pas se comporter comme dans un supermarché en devenant presque exigeant et pointilleux quant aux qualités requises chez notre partenaire potentiel, le réduisant finalement à l’état de produit », peut-on lire sur le blog d’Anadema qui, pendant dix ans, s’est évertué à raconter les rencontres amoureuses sur Internet. « Vu qu’on devient nous-mêmes des produits, on subit les mêmes lois que les objets qu’on achète. Tout se remplace hyper vite, même nos histoires d’amour. Obsolescence programmée », déplore aussi une jeune femme interviewée dans le documentaire Love Me Tinder. « Je veux montrer que j’ai bien conscience d’être au supermarché de la chope mais que cela m’amuse, que je suis au-dessus de ça », indique la journaliste Judith Duportail dans son livre L’Amour sous algorithme.

« Internet transforme le moi en produit emballé, placé en concurrence avec d’autres produits sur un marché libre régi par la loi de l’offre et de la demande. »

Eva Illouz, sociologue

« Marketing amoureux »

Le même champ lexical revient de manière quasi hégémonique chez les usagers comme les commentateurs qui accusent Tinder, Meetic, Happn, OkCupid ou AdopteUnMec d’avoir transformé en marchandises les émotions et en consommateurs les candidats en quête d’une relation. Une position légitimée par de nombreux chercheurs et chercheuses qui, eux-mêmes, n’en finissent pas de déplorer les méfaits de l’amour à l’ère du numérique. À commencer par la très réputée sociologue franco-israélienne Eva Illouz, directrice d’études à l’EHESS, pour qui ces nouvelles pratiques sont l’expression ultime d’un « capitalisme émotionnel ». Ce concept forgé dans Les Sentiments du capitalisme, en 2006, sert de cadre pour expliquer que la loi du néolibéralisme ne se contente pas de contaminer l’organisation du travail, le système éducatif ou le fonctionnement de l’État. Cette rationalité économique vampirise également les affects des individus. Désormais, l’amant œconomicus apprécie sa valeur sur le marché de la drague virtuelle.

« Sur internet, la recherche d’un(e) partenaire est littéralement organisée comme un marché ou, plus exactement, elle prend la forme d’une transaction économique, explique la sociologue dans un article publié la revue Réseaux. Internet transforme le moi en produit emballé, placé en concurrence avec d’autres produits sur un marché libre régi par la loi de l’offre et de la demande. » Pour elle, la rencontre s’est transformée en une transaction économique, elle est le résultat d’un calcul de coûts et de profits, fondé sur la règle de l’efficacité. « En raison du volume des interactions, de nombreux utilisateurs envoient le même message standardisé à toutes les personnes qui les intéressent, ce qui rend leur démarche très proche du télémarketing », précise-t-elle. Pour gagner du temps, les internautes renseignent aussi leurs goûts avec toujours plus de raffinement, afin de réduire le cercle des partenaires possibles à ceux qui sont le plus proches d’eux.

Popularisée par Eva Illouz, cette métaphore économique est reprise en chœur par des confrères et consœurs spécialistes des sentiments, qui confortent ce qui finirait par ressembler à un lieu commun. Ainsi, les rencontres en ligne sont-elles décrites par Dominique Bacqué comme Jean-Claude Kaufmann comme des « hypermarchés du désir », tandis qu’Emmanuel Kessous insiste sur la logique de calcul et de concurrence. Nadia Veyrié, elle, parle de « consommation virtuelle ». Quant à Pascal Lardellier, il évoque un « marketing amoureux ». Toutes les valeurs se perdent, dit-on à qui veut l’entendre. L’amour romantique est mort et le sexe s’est banalisé. La magie du coup de foudre a laissé la place à des relations prosaïques où l’on jette les partenaires qu’on a fini d’utiliser comme de simples kleenex, si bien que dans cette jungle numérique, le libre-échangisme se confond désormais avec le libre-échange.

« L’idée d’une "marchandisation" et d’une "hypersexualisation" des rencontres en ligne est très diffusée en France, et prédominante dans les sciences sociales »

Marie Bergström, sociologue

« Le sentiment irrésistible de singularité absolue qui était jadis la condition du sentiment amoureux a changé, laissant l’individu noyé dans la masse des partenaires potentiels et interchangeables », avance Eva Illouz dans Pourquoi l’amour fait mal. Pour le malheur des dames victimes de leur soif d’idéal ? « Si la "phobie de l’engagement" est particulièrement masculine, la demande de reconnaissance vient plutôt, selon Eva Illouz, de la part des femmes », analyse Manuela Calsedo dans La Vie des idées. Le schéma est le suivant : le marché hautement compétitif des applications de la drague serait un repaire de mâles prédateurs qui enchaînent les conquêtes d’un côté, et de l’autre des abusées, déçues, nostalgiques de l’amour avec un grand A. « L’idée d’une "marchandisation" et d’une "hypersexualisation" des rencontres en ligne est très diffusée en France, et prédominante dans les sciences sociales », soutient Marie Bergström, sociologue à l’Ined, dans Les Nouvelles lois de l’amour. À ses yeux, les nouveaux services sont pourtant « très loin d’un libre marché sexuel ».

Déjà, les agences matrimoniales…

Depuis la naissance de match.com, tout premier site de rencontre ayant éclos aux États-Unis dans les années 1990, le succès de ce type de plateforme ne s’est jamais démenti. En France, alors que l’accès à Internet est encore très réduit, on assiste à la création de netclub.fr en 1997 suivi de amoureux.com un an plus tard. Avant le boom du début du XXIe siècle, avec le lancement de Meetic en 2002. En 2009, l’application Grindr, à destination des gays, marque l’adaptation de la drague en ligne à la nouvelle génération de téléphones portables que sont les smartphones. Suivent Blendr, Tinder ou encore Happn qui permettent de géolocaliser les utilisateurs. Pour le coup, il s’agit d’un marché florissant. Meetic appartient désormais au groupe Match, lui-même propriété de l’entreprise InterActiveCorp. Celle-ci se prévalait en 2018 d’un chiffre d’affaires de près de 800 millions d’euros, dont 400 millions pour le seul groupe Match.

Même si les couples se forment encore davantage sur le lieu de travail, à l’université ou dans les soirées entre amis, les sites de rencontre sur Internet jouent en revanche un rôle plus important que les boîtes de nuit, les concerts, les fêtes de famille ou les clubs sportifs. Un succès au regard de la marginalité des agences matrimoniales dans les années 1980 : à l’époque, les Français étaient moins de 1% à avoir connu leur conjoint grâce à une petite annonce, et parmi les personnes âgées de vingt et un à quarante-quatre ans, seulement 2% déclaraient avoir fait appel aux services d’une agence. Le plus révolutionnaire dans l’histoire tient à ça : la rencontre digitale est rentrée dans les mœurs. Bien plus que l’économie de marché dans l’univers des sentiments. « Tandis que les travaux sur les rencontres en ligne voudraient que le contexte contemporain soit un moment critique de métamorphose de l’amour par le capitalisme tardif, le retour historique permet de situer ce diagnostic, montrant que c’est une crainte continue tout au long du XXe et du XXIe siècle », souligne la sociologue Marie Bergström.

Les annonces matrimoniales, qui accompagnent l’essor de la presse, étaient en effet la cible des mêmes critiques. En France, elles ne commencent vraiment à se diffuser qu’à partir de 1892, lorsque Le Chasseur français en publie une pour la première fois, même si les agences matrimoniales n’ont pas attendu les journaux pour se déployer et assurer à une classe aisée des rencontres en toute discrétion. Elles profitent notamment de la légalisation du divorce en 1884. Des magazines spécialisés comme La Gazette du mariage, Matrimonial, alliance générale des familles et Les Mariages honnêtes se chargent quant à eux d’élargir le cercle des candidats. Très vite, ce service est stigmatisé par Edmond et Jules de Goncourt, notamment, qui évoquent à son propos un « proxénétisme pour le bon motif ». « D’une part, on reproche aux entreprises de faire de l’appariement de conjoints une activité lucrative. […] D’autre part, les utilisateurs de services sont décriés du fait de l’approche pragmatique qu’ils ont du mariage. L’affichage des prétentions matrimoniales, juxtaposé à la promotion publique de soi, est assimilé à un échange mercantile », relève Marie Bergström. « Tandis que c’est l’économie néolibérale qui se trouve aujourd’hui mise en cause, c’est l’industrialisation qui est mise au ban à l’époque, mais les arguments sont finalement les mêmes », conclut-elle.

Échanges non-marchands

Dans un cas comme dans l’autre, la métaphore économique peine pourtant à refléter la réalité des pratiques. Encore avait-elle une raison d’être du temps des annonces matrimoniales, puisque les prétendants affichaient titres, ressources financières et dots de mariage. Un code qui persiste longtemps, comme le montre l’étude réalisée par le sociologue François de Singly, qui a épluché les annonces du Chasseur français publiées dans les années 1970 : « Les annonceurs doivent, en évitant les reproches de cupidité, exposer leurs richesses et une demande de rendement de celles-ci », note-t-il dans la Revue française de sociologie. Quarante ans plus tard, les habitudes ont changé. D’autres indicateurs plus subtils que le montant des revenus trahissent la classe sociale : la maîtrise de l’orthographe, les goûts musicaux, les lieux où l’on a voyagé, la photo qu’on choisit pour renseigner son profil – un selfie sur le canapé du salon ou un portrait face à la mer.

Quoi qu’il en soit, « une condition simple doit être remplie pour qu’il y ait effectivement marché : que des biens ou des services soient monnayés, échangés contre de l’argent. Il y aurait marché si les rencontres sexuelles s’y échangeaient contre de l’argent. Pour le coup, ce marché existe déjà : il s’agit de celui de la prostitution. Par contraste, ces sites tirent profit de l’organisation d’échanges sexuels non tarifés. Ce qui est monétarisé est moins le service sexuel lui-même que la promesse d’un choix et d’une mise en relation – bref, l’accès à des échanges réputés non marchands », estime Richard Mèmeteau, professeur de philosophie et auteur de Sex Friends. Comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’ère numérique, un essai jubilatoire qui déconstruit le mythe romantique.

Reste le symbole : les individus qui utilisent les applis ne sont pas des consommateurs qui remplissent leur caddie, mais c’est tout comme. Pris au piège d’une rationalité marchande qui suit la logique de l’offre et de la demande, ils ne vivraient plus que des relations standardisées, calculées, désenchantées. Les grilles de critères toujours plus raffinées qu’ils remplissent pour compléter leur profil leur serviraient ainsi à maximiser leurs intérêts : « Internet s’est de plus en plus organisé comme un marché, où il est possible de comparer les "valeurs" attachées aux personnes et d’opter pour la "meilleure affaire" », analyse Eva Illouz.

Mais ce qu’Internet porte peut-être à son paroxysme est-il vraiment si nouveau ? Au début des années 1980, l’économiste américain Gary Becker a vulgarisé la métaphore du marché matrimonial, au moment même où naissait en France le Minitel rose. Devenu prix Nobel d’économie, il affirmait à propos du mariage : « Ce n’est pas un marché organisé comme le marché boursier ou le bazar du Moyen-Orient, mais c’est un marché tout de même ». Car, disait-il, « tout le monde ne peut pas se marier avec le même formidable homme ou la même merveilleuse femme, et ils doivent faire des choix […] et c’est ce genre de choix que l’on fait sur un marché ». Un argument un poil faible, sauf à considérer que la symbolique mercantile s’applique de facto à tous les choix rationnels… « Importer de l’économique dans le non-économique (sous couvert de choix rationnel) est la signature des travaux de Gary Becker. Cette approche porte un nom qui fleure bon le tournant libéral des années 1980. […] Il s’agit d’"impérialisme économique" : envahir avec les armes de l’économie un domaine qui n’est pas à proprement parler économique », relève Richard Mèmeteau dans Sex Friends.

Leurre du libéralisme sexuel

Mais, derrière l’idée de marché, il y a aussi celle d’une dérégulation qui, après les services publics ou le marché du travail, toucherait désormais les sentiments et la sexualité. Internet est ainsi accusé d’avoir fait exploser tous les cadres traditionnels qui organisaient jusqu’alors la rencontre amoureuse. L’heure est grave : ce qu’il y avait de plus sacré tend à se banaliser à l’aune d’un libéralisme économique devenu aussi sexuel. « On programme une nuit chaude comme on irait au cinéma », écrit par exemple le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans Sex@mour. De fait, les rencontres en ligne débouchent plus vite sur une relation sexuelle et sont en général de courte durée. Entre 2013 et 2014, l’Ined et l’Insee ont réalisé une enquête auprès de 7825 personnes montrant que près d’un tiers des partenaires qui se sont connus sur un site ont un rapport sexuel dans la semaine, alors que les autres mettent souvent plusieurs mois avant de passer à l’acte. C’est que, dans ce cadre, aucune ambiguïté ne vient ralentir le cours des événements. Inutile de tâter le terrain pour savoir si l’autre est libre avant de se lancer.

« Nous ne savons plus penser en dehors des termes d’une économie de marché. Là où il y avait du théâtre et du jeu, il n’est plus censé y avoir que de la marchandise. »

Richard Mèmeteau, philosophe

Il va sans dire que cette précocité a des effets en chaîne : les relations nouées sur les applis durent souvent moins longtemps, et ne sont pas exclusives. D’où l’idée de relations désinhibées, qui laisse croire que désormais tout est vraiment permis. « Si les services changent les conditions d’exercice de la sexualité, ils n’échappent pas aux régulations sociales », proteste Marie Bergström. À ses yeux, ce n’est pas parce que les relations nouées sur les applis viennent sceller une entente plus qu’elles ne marquent l’entrée dans la conjugalité que tout est permis sur Internet. Loin de là. On retrouve en effet les mêmes interdits que ceux qui structurent la société, comme d’attendre des utilisatrices qu’elles fassent preuve d’une certaine réserve sexuelle. Les femmes qui fréquentent les sites de rencontre ne doivent pas se montrer trop disponibles, faire le premier pas, céder trop facilement…

Après l’amour romantique, le libre-échangisme sexuel autant qu’économique est un peu le nouveau mythe du XXIème siècle. « Nous ne savons plus penser en dehors des termes d’une économie de marché, ne serait-ce que pour en déplorer les injustices. On finit par dire : "C’est la faute du marché", un peu comme on dit : "Maintenant, c’est la guerre !" alors qu’on est seulement en train de jouer à Star Wars sur sa console de salon », souligne Richard Mèmeteau. Ce n’est pourtant pas la seule analogie possible, et sans doute pas la plus pertinente. En témoigne l’analyse que fait le sociologue américain Willard Waller du dating, ces rencontres libres apparues sur les campus des années 1920-1930, en termes de jeu. Pour tirer son épingle de ce jeu galant, il faut être désintéressé, ou au moins feindre de l’être. « Là où il y avait du théâtre et du jeu, il n’est plus censé y avoir que de la marchandise », déplore Richard Mèmeteau.

Désacralisation de l’amour

En 2019, c’est l’image du jeu vidéo que le philosophe convoque quand il cherche à décrire les modalités de la rencontre sur les plateformes numériques. Dans les deux cas, il s’agit en effet de se façonner une identité et de coopérer avec une multitude de joueurs : « Pour gagner, il faut parvenir à coordonner une action avec parfois plus d’une vingtaine d’inconnus. À la fin de cette épreuve, il y a un succès ou un échec. On saura alors si on a réussi quelque chose ensemble ou pas. Contrairement à notre vie professionnelle, ceux avec qui nous faisons équipe nous sont réellement inconnus. Pire, ils ont tous choisi d’être méconnaissables : des avatars, des "skins" parfaitement grotesques ou indiscernables les enveloppent et les effacent. Ils jouent connectés partout dans le monde. »

On ne parle pas de Facebook comme d’un marché de l’amitié, ni de Linkedin comme d’un marché du piston. Alors pourquoi Tinder serait-il une exception, sinon parce que nos sociétés continuent de sacraliser l’amour plus que tout autre lien humain, y compris l’amitié ? Une chose est sûre, un parfum de fin du monde flotte sur les rencontres numériques. Un article de Vanity Fair titré « L’apocalypse de la rencontre », en 2015, a ainsi fait le tour de la Toile. Au fond, ce dont on ne se remet peut-être pas, c’est que la drague 2.0 porte un coup fatal au mythe romantique du coup de foudre au premier regard, de la loi du hasard et de l’intuition née d’un unique contact charnel parmi des milliers. Et l’on imagine que les utilisatrices des applications de rencontre, tout à leurs rêves de paradis sur terre, vivraient un enfer. « On pointe régulièrement les dangers et les pièges de la sexualité en ligne [pour les femmes] : le caractère éphémère des relations est souvent décrit comme un nouveau lieu de domination masculine », souligne Marie Bergström. C’est oublier que pour certaines, ces sites sont l’occasion de vivre des relations – pourquoi pas sans lendemain – au lieu d’attendre le prince charmant, d’exprimer leurs fantasmes les plus crus à l’abri des regards. Sans avoir à subir le jugement pesant de leur entourage. Ils « facilitent l’accès à la sexualité », soutient Marie Bergström, « en raison de la dissociation relative qu’ils permettent entre pratiques sexuelles et image sociale ». La preuve que tout n’est pas noir ou blanc.

Marion Rousset


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