Que faire du mouvement anti-pass ?

samedi 28 août 2021.
 

Tout l’été, chaque samedi, ils sont des dizaines de milliers à manifester partout en France. Une mobilisation difficile à cerner, tant du point de vue des gens qui la composent que des mots d’ordre qui l’animent.

À l’automne 2018, avec les Gilets jaunes, nous sommes entrés dans un cycle nouveau de conflictualité sociale. Jusqu’alors, elle restait dominée plus ou moins par la culture du mouvement ouvrier. C’était celle d’un temps où la vie économique était rythmée par la croissance industrielle, où les classes populaires avaient un groupe central, où le monde ouvrier constitué en classe était structuré en mouvement social et politique et où la référence à la « Sociale » – la République démocratique et sociale – colorait la lutte salariale tout autant que la gauche politique.

Tout n’a pas disparu, loin de là. Mais si les rouages sont là, ils sont bien souvent grippés : la dynamique ancienne ne fonctionne plus à l’identique. Comment pourrait-il en être autrement ? La société et ses contradictions ne sont plus les mêmes, les rapports de l’individu et du collectif ont changé, l’univers populaire est bouleversé, les visions de l’avenir sont incertaines et la politique est en crise. Alors que le mouvement ouvrier combinait la colère et l’espérance sociale en s’appuyant sur « ses » organisations, les mouvements contemporains expriment avant tout le mécontentement et la colère de celles et ceux qui ont du mal à trouver leur place, dans un univers opaque qui les relègue, les ignore et les méprise.

Les conflits d’aujourd’hui sont ainsi des casse-têtes pour ceux qui cherchent à les comprendre. Leur déclenchement est inopiné et leur structuration est moins celle de groupes installés que celle d’individus reliés par des réseaux communicationnels modernes. Combinant des noyaux actifs variables et des cercles plus ou moins larges de sympathie, ils sont socialement, politiquement et culturellement composites. Leur point commun étant le refus, ils sont d’abord le fruit de la défiance généralisée à l’égard de toute institution, étatique, syndicale, partisane ou médiatique. Ils apparaissent ainsi comme des symptômes d’un vide, le reflet d’un manque dont leurs protagonistes eux-mêmes ne savent pas très bien comment le combler.

Il n’y a pas de modèle général pour ces mouvements inédits, si ce n’est leur inscription dans la durée et leur capillarité, qui contraste avec la centralité des grandes mobilisations du passé. Il y a entre eux des relations fréquentes, par exemple entre les Gilets jaunes et le mouvement actuel. Mais chacun doit être analysé dans son originalité.

Un mouvement composite

La mobilisation contre le pass sanitaire n’a pas encore fait l’objet d’études comme celui des Gilets jaunes. Les données disponibles sont celles des sondages globaux, comme l’enquête de l’Ifop menée les 11 et 12 août [1]. Elles sont complétées par une étude [2] appuyée sur les travaux du géographe de la santé Emmanuel Vigneron, qui a cartographié ce qu’il appelle « l’indice comparatif de vaccination ». De façon massive, les zones de plus forte réticence à la vaccination se concentrent sur une vaste zone méridionale allant des Pyrénées aux Alpes et se prolongeant vers la vallée de la Garonne. Depuis quelques semaines, ce sont aussi les zones des manifestations les plus denses.

La part des individus soutenant le mouvement ou ayant de la sympathie pour lui est restée stable jusqu’à la mi-août : elle se situait alors autour du tiers (en décembre 2019, les Gilets jaunes étaient approuvés à 68%). Les franges de population les plus favorables semblent avoir été les plus jeunes (41% des moins de 35 ans) et les plus populaires (47% des chômeurs, 45% des employés et 40% des ouvriers). Politiquement, ils se retrouvent plutôt chez les proches de la FI (61%) et du Rassemblement national (49%). La propension à soutenir le mouvement est particulièrement forte chez ceux qui « se sentent Gilets jaunes » (74%) et elle est significative chez ceux qui, méfiants à l’égard des médias traditionnels, affirment s’informer volontiers par les vidéos en ligne (44%) et les réseaux sociaux (47%).

Qu’est-ce qui motive la dispersion des opinions ? L’enquête de l’Ifop dégage quatre catégories en distinguant l’approbation et le refus du passe sanitaire et l’opinion sur la vaccination elle-même.

Le noyau dur de la contestation est constitué par le quart des interrogés qui refusent en même temps le passe sanitaire et la vaccination. C’est ce noyau qui donne le ton, renforcé par une part de ceux qui acceptent la vaccination, mais pas le pass (un peu moins d’un sur cinq). Quelles sont les motivations du refus ? Les plus proches du mouvement pensent nettement plus que la moyenne que le gouvernement n’a pas à imposer de contrainte en matière sanitaire (90% contre 56% en moyenne), que le pass sanitaire est une atteinte aux libertés (89% contre 53%), qu’il y a d’autres moyens que la vaccination pour enrayer la pandémie (80% contre 44%) et même que la France devient une dictature (82% contre 43%). Le pourcentage est plus élevé encore du côté des adversaires simultanés du pass et du vaccin.

Mais, par-delà la communauté du refus, de la défiance et des vecteurs de mobilisation utilisés (les réseaux sociaux), on retiendra le caractère composite du mouvement dans son ensemble. Comme le suggèrent les analyses proposées par l’Ifop, le mouvement regroupe à la fois des « anti-élites » et des « anti-système », des « anti-pass » et des « anti-vax », des adeptes des médecines alternatives et des décroissants, des petits patrons et des soignants du bas de l’échelle, de la droite et de la gauche.

La politique ambiguë

En apparence, la distribution des opinions politiques nourrit l’idée d’un mouvement polarisé par ses extrêmes.

La plus forte proportion de soutiens se retrouve chez les proches de la France insoumise et, dans une moindre mesure, du Rassemblement national. Celle des opposants se retrouve pour les deux tiers ou les trois quarts dans les autres courants politiques, à droite comme à gauche. C’est donc sans surprise que les fortes mobilisations des dernières semaines se situent dans les espaces méridionaux qui, en 2017, ont donné ses meilleurs scores à Marine Le Pen et, pour une part moins importante, à Jean-Luc Mélenchon.

Mais, même du côté de la FI et du RN, il n’y a pas de répartition unanime.

Un tiers des sympathisants de la FI soutient le pass et la vaccination et un autre tiers les refuse ; le rapport est à peu près le même chez les proches du RN (42% et 39%). En revanche, la distribution est plus homogène dans les autres électorats, où le taux d’adhésion global au pass et à la vaccination, à gauche comme à droite, regroupe entre les deux tiers et un peu plus des trois quarts des opinions émises.

Idéologiquement, les représentations exprimées dans cette nouvelle crise ne sont pas à l’écart du grand mouvement de translation vers la droite des opinions légitimes. Comme ce fut le cas au moment des Gilets jaunes, il ne faut donc pas se bercer d’illusions en pensant que l’accompagnement du mouvement suffit à disputer son terrain au Rassemblement national.

La référence aux libertés rassemble ainsi à la fois ceux qui, à gauche, s’inquiètent de la tendance de long souffle à restreindre le champ des libertés individuelles au nom des « états d’urgence » successifs et ceux qui, à droite, se réclament depuis longtemps d’un recul de l’État et de la loi dans la régulation des relations sociales. L’anti-étatisme de gauche et la critique « libertarienne » de l’État protecteur et redistributeur se mêlent sans que l’on sache exactement la manière dont chacun pense l’alternative aux choix retenus par les sommets de l’État. De manière ironique, on relève ainsi que les deux mouvances les plus enclines à affirmer que la France devient une dictature sont celles de la France insoumise et du Rassemblement national. Ne trouve-t-on pas, dans cette propension, un indice spectaculaire du « confusionnisme » relevé par le sociologue Philippe Corcuff [3] ?

Tout aussi préoccupant est le regard sur l’utilisation de slogans et images antisémites par une frange des opposants au pass sanitaire.

Si cette utilisation est majoritairement jugée « choquante » par la majorité des segments interrogés (sauf par ceux qui se « sentent Gilets jaunes » et par ceux qui n’adhèrent ni au pass ni à la vaccination), elle est toutefois acceptée – au nom de la liberté d’expression – par une part supérieure à la moyenne d’ensemble (27%) des partisans du mouvement. Le refus déterminé et l’acceptation plus ou moins grande s’équilibrent pratiquement dans les réponses des soutiens ou sympathisants du mouvement.

On trouve de la droite et de la gauche dans le mouvement, mais c’est la droite la plus à droite qui impose sa mélodie. Quand un mouvement est structuré par le refus et la colère, on ne devrait pas faire l’impasse sur ce que l’on peut appeler un « air du temps ».

La nécessaire vigilance

Il en est des mouvements actuels comme de celui des Gilets jaunes : ils sont trop composites pour relever d’une analyse monocolore. Il n’est donc pas utile de les vilipender ou de les encenser en bloc. Mais le souci légitime des nuances ne saurait affaiblir le constat de dominantes, dans un sens ou dans un autre. Au moment des Gilets jaunes, la fluidité idéologique du mouvement coexistait avec une dominante sociale égalitaire qui colorait à la fois les acteurs et les revendications énoncées. Dans le mouvement actuel, la sensibilité de droite extrême marque de façon plus nette un climat où la référence aux libertés évoque davantage la conception historique de la droite américaine que la nécessaire critique des dérives technocratiques et autoritaires de la « gouvernance » en cours. On trouve de la droite et de la gauche dans le mouvement, mais c’est la droite la plus à droite qui impose sa mélodie.

Quand un mouvement est structuré par le refus et la colère, on ne devrait pas faire l’impasse sur ce que l’on peut appeler un « air du temps ». Or, si l’on en croit les données électorales et les sondages, il n’est pas aujourd’hui du côté de la gauche et de l’émancipation. Là encore, ce n’est pas une surprise. Aucun récit franchement alternatif ne s’impose ; aucune espérance sociale claire ne vient s’adosser au mécontentement et à la défiance généralisée. En déportant l’axe organisateur des conflits, en le faisant glisser d’un conflit horizontal de systèmes – autour des questions de l’égalité – à un conflit vertical entre le « haut » et le « bas » (ou entre le « peuple » et les « élites ») ou à un antagonisme centré sur les questions de l’identité, l’extrême droite a contribué à déplacer la conflictualité elle-même. Elle passe volontiers du refus des logiques dominantes à la mise en cause des responsables, cantonnés dans une infime partie de la population, voire concentrée dans un individu. La stigmatisation de « l’autre », qu’il soit socialement ou ethniquement défini, devient en elle-même l’horizon de la lutte immédiate et des alliances de plus long souffle. De ce fait, le risque latent est de voir la colère, attisée du côté de la droite comme de celui de la gauche, se transformer en ressentiment.

C’est ainsi que, sans être ouvertement structurés par l’extrême droite, sans qu’ils puissent être caractérisés de façon sommaire et univoque, les mouvements originaux des dernières années peuvent participer d’un climat général qui pousse à une certaine droitisation du débat public, sous les auspices d’une liberté fortement déconnectée de sa sœur historique, l’égalité. Être contre l’État crée la confusion avec la « révolution conservatrice » et peut être redoutable, si l’on ne dit en même temps comment refonder l’espace public. Vouloir se substituer à un État déficient est au mieux une légèreté, si l’on n’indique pas, dans le même mouvement, comment on entend refonder l’espace du commun. À gauche, l’accompagnement du mouvement sur la seule base du plus petit dénominateur commun (l’hostilité « destituante » au pouvoir en place) peut être ainsi, tout à la fois, une facilité, un leurre et un enfermement.

Plutôt que d’accompagner, mieux vaut donc s’engager dans le débat public et, pour commencer, écarter tout compromis idéologique avec les idées imposées par l’extrême droite. Le plus grave serait de banaliser l’exclusion, l’intolérance, l’obscurantisme, le complotisme, l’antisémitisme, l’islamophobie, les pulsions de haine, quand bien même elles seraient le fait de fractions du « peuple ». Aujourd’hui, on se doit sans doute de combattre les mots et les actes du macronisme ; ce n’est pas pour autant que l’on est en droit de répandre l’idée qu’il n’y a plus de différence entre le macronisme et le lepénisme. Plus que jamais, il est moralement douteux et politiquement irresponsable de banaliser la coupure qu’introduirait l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite française. La démocratie peut s’éroder longuement et s’anémier cruellement ; il y a pourtant une rupture qualitative entre la démocratie et la non-démocratie.

L’extrême ambiguïté du mouvement pourrait avoir provoqué un mouvement de retrait parmi ses partisans initiaux. Si l’on en croit le récent sondage Elabe [4], le soutien au mouvement s’est effrité depuis le début du mois d’août, tandis que les opposants augmentaient de 6%. Pour l’institut de sondage, c’est notamment dans les catégories populaires et dans la gauche – y compris la FI – que le recul des opinions favorables a été le plus fort.

Que dire au positif ? L’essentiel n’est pas d’attiser la colère, mais de nourrir une conviction : il est désormais vital – au sens propre du terme – de promouvoir une autre façon de penser la société qu’en s’abandonnant aux normes de l’inégalité, de la relégation et de la prédation. Hors des logiques de bloc ou de clivage, l’objectif de long terme pourrait être celui d’un pôle d’émancipation : il serait appuyé sur le projet d’une société de partage, d’autonomie, d’accueil et de tolérance ; il serait porteur de valeurs sociales, démocratiques, écologistes et universalistes au sens historique et libérateur de l’universalité.

Que l’on regarde le mouvement actuel avec méfiance ou avec sympathie, l’esprit de responsabilité politique oblige à respecter quatre exigences simultanées : ne pas baisser la garde dans le combat idéologique contre l’extrême droite ; travailler à donner un sens positif aux mobilisations citoyennes, sans mépris ni flagornerie ; ne pas se contenter d’attiser la colère et, bien plus encore, chercher à l’orienter vers des projets ou des récits d’émancipation pour la détourner des tentations du ressentiment ; contre la spirale de la défiance, réhabiliter les vertus de l’esprit public et de l’engagement politique.

Tout cela, qui relève de la dignité du combat politique, implique de refonder la gauche, plutôt que de lui tourner le dos, fût-ce au nom du « peuple ».

Roger Martelli

Notes

[1] Ifop (pour le JDD), « Les Français et la mobilisation contre le pass sanitaire », 1006 personnes interrogées les 11 et 12 août 2021.

[2] Ifop Focus n° 2017, « Pourquoi la défiance vaccinale est-elle plus forte dans le sud de la France » (août 2021, avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès).

[3] Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, 2021.

[4] « Les Français et l’épidémie de Covid-19 », publié le 23 août pour BFMTV (terrain les 19 et 20 août)


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