Hausses de salaires : l’hypocrisie très politique de Bruno Le Maire

dimanche 29 août 2021.
 

Le ministre de l’économie, des finances et de la relance, Bruno Le Maire, a « demandé des efforts » aux employeurs pour augmenter les bas salaires. Mais une telle ambition réclamerait un aggiornamento complet des politiques économiques qui n’est évidemment pas à l’ordre du jour.

Pas de doute, la campagne pour l’élection présidentielle a débuté. Et c’est le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, qui est en première ligne pour la majorité. Dans un entretien accordé à Sud-Ouest le 19 août, il annonçait déjà la couleur : « Je me battrai pour [la] réélection » d’Emmanuel Macron. Et il a commencé dès ce lundi 23 août sur France 2 en demandant « une meilleure rémunération pour ceux qui ont les revenus les plus faibles ». « La croissance doit profiter à tout le monde, même les plus faibles, même les moins qualifiés, tous ceux qui ont été aux avant-postes de la crise », a ajouté le ministre.

Voilà donc le locataire de Bercy favorable à la hausse des bas salaires. Si cette déclaration est sérieuse, ce ne serait pas moins qu’une rupture avec une politique engagée depuis 1993 et qui a été centrée sur l’idée que la baisse du coût du travail dit « non salarié » était le levier principal de l’emploi et de la compétitivité. Une politique qui, rappelons-le, a été encore largement amplifiée par… Bruno Le Maire lui-même.

Une politique d’affaiblissement du monde du travail

L’actuelle majorité a en effet contribué à affaiblir le monde du travail face au capital avec les ordonnances Macron de l’automne 2017 qui libéralisaient encore davantage le marché du travail français et permettaient des « accords de compétitivité » dans lesquels les salariés pouvaient, au nom de la sauvegarde de l’emploi, accepter des baisses de rémunération horaire. Ces accords facilitaient également les licenciements collectifs, exerçant donc mécaniquement une pression sur les revendications salariales.

Il faut évidemment préciser que ces pressions sont encore plus élevées pour les travailleurs appelés les « moins qualifiés », pour lesquels l’effet de « l’armée industrielle de réserve » est plus fort. Considérés comme facilement substituables en période de chômage élevé, ces travailleurs sont donc plus vulnérables à toute forme de libéralisation du marché du travail.

On le constate d’ailleurs dans les chiffres. En 2019, selon l’Insee, les 10 % de salariés du secteur privé les moins bien payés ont vu leur rémunération nette en équivalent temps plein progresser de 1,7 %, contre une hausse de 2,6 % de la valeur médiane. Les écarts se creusent donc. Ils se creusent d’autant plus que l’inflation était alors de 1,1 % et que la suppression des cotisations maladie et chômage, autrement dit la réduction du salaire socialisé, a compté pour 0,7 point de hausse. Autrement dit, en 2019, les salaires du premier décile, c’est-à-dire de ceux qui touchent moins de 1 319 euros par mois, sont restés quasiment stables en valeur réelle, si cela ne tenait qu’aux effets du marché de l’emploi.

Tout a été fait pour que les employeurs n’augmentent pas les salaires les plus modestes.

Cette situation traduit un choix politique. Tout a été fait pour que les employeurs n’augmentent pas les salaires les plus modestes. La « prime d’activité », forme d’impôt négatif pour les plus bas salaires, permet ainsi de subventionner ces salaires en soutenant le niveau de vie des travailleurs les moins bien payés par de l’argent public. C’est une façon pour le gouvernement de reconnaître que ces salaires sont trop bas, tout en refusant toute charge supplémentaire pour l’entreprise. D’ailleurs, c’est par ce biais que, fin 2018, l’exécutif a répondu à la crise des « gilets jaunes » avec une augmentation de la prime d’activité de 100 euros.

Cette demande de Bruno Le Maire est d’autant plus étonnante que, depuis 2017, il a insisté pour que ne soit donné aucun « coup de pouce » au Smic. Le salaire minimum a donc continué à être calculé selon la formule minimale, qui n’assure qu’un gain minimal de pouvoir d’achat. Ce choix a été celui de tous les gouvernements depuis 2008, à l’exception de 2013.

Voilà pourquoi il est difficile aujourd’hui de croire les paroles du locataire de Bercy. Si son souhait était réellement la revalorisation des salaires les plus bas, il aurait commencé par donner un coup de pouce au Smic en 2020 et envisagerait de le faire pour 2021. Ce n’est pas le cas. Et si, effectivement, il s’agissait d’un véritable tournant dans la politique du gouvernement, alors il faudrait en tirer les conséquences concrètes et revenir sur ce qui a été fait. Il faudrait, notamment, redonner du pouvoir aux salariés dans les entreprises par un retour sur la libéralisation du marché du travail et les ordonnances Macron. Rien de tout cela n’est envisagé.

Aucun changement de politique

Bien au contraire : en insistant sur sa volonté de réformer l’assurance-chômage et de durcir les conditions d’accès aux allocations chômage, le gouvernement exerce encore une pression sur ceux qui sont les plus menacés par la perte d’emploi, autrement dit les moins qualifiés. « Nos choix ont été les bons », a martelé Bruno Le Maire dans Sud-Ouest.

Au reste, il faut avoir la mémoire courte pour avoir oublié que le président de la République lui-même avait reconnu, lors de son entretien du 14 juillet 2020, qu’il faisait de la « modération salariale » le cœur de sa politique économique. Certes, Emmanuel Macron avait prétendu alors que « le salarié qui accepte dans cette période de faire un effort, le jour où ça va mieux, il [faut qu’il] ait droit aussi à sa part du mieux ». Et c’est ce que Bruno Le Maire avance en disant que « la croissance doit profiter à tous ». Mais tout cela n’a guère de consistance. Une politique salariale est une politique de long terme qui induit des modifications de choix stratégiques et institutionnels. Le gouvernement fait preuve d’une naïveté vraie ou feinte lorsqu’il pense que la croissance induit nécessairement un meilleur partage de la valeur ajoutée, alors même que, dans la plupart des pays occidentaux, la croissance s’est accompagnée d’une détérioration ou d’une stabilité de ce partage.

Or, en France en 2021 et contrairement à ce que beaucoup prétendaient l’an passé, les salariés sont bien les derniers servis par le rebond de l’économie. Les chiffres publiés début août par l’Insee l’ont confirmé. Alors qu’en 2020, le revenu disponible brut par unité de consommation, c’est-à-dire par ménage réel, a stagné, il a reculé de 0,6 % au premier trimestre 2021. Or, en parallèle, le taux de marge des entreprises, une des mesures de la répartition entre capital et travail, bondissait, lui, au cours des trois premiers mois de 2021 à 36,1 %, un record absolu. Ce taux de marge avait certes reculé de 1,5 point en 2020 en moyenne à 31,7 %, mais il semble que la récupération soit spectaculaire. Et qu’elle se fasse logiquement au détriment des salaires.

Ceci confirme que la politique de soutien massif du gouvernement aux entreprises pendant la crise sanitaire a permis de préserver avant tout les profits. L’exécutif a prétendu que cette approche permettait de sauvegarder les salariés, mais, évidemment, le lien entre profit et salaire n’est pas automatique, il est le fruit d’un rapport de force. Or, comme on l’a vu, le gouvernement n’a cessé d’affaiblir les positions du monde du travail. Or, jamais les entreprises n’ont été aussi rentables, ni aussi riches (leur épargne est abondante). Mais la pression sur les salaires reste forte. Ce phénomène est le produit de la politique du gouvernement et il est malvenu de s’en émouvoir aujourd’hui. Stratégie politique

En réalité, Bruno Le Maire reprend exactement le discours qui était le sien au début de la crise sanitaire lorsqu’il « demandait » aux entreprises de ne pas verser de dividendes. Demande qui, évidemment, était largement restée lettre morte et qui, selon l’entretien d’Emmanuel Macron déjà cité, devait être le pendant de la modération salariale. Aujourd’hui, le ministre de l’économie fait une autre « demande » qui n’est suivie d’aucune décision de contrainte ou d’encadrement. Une telle requête, alors que l’environnement institutionnel demeure celui d’une pression sur le travail et d’un soutien à l’accumulation du capital, n’a aucune consistance économique réelle.

En régime de croisière, l’État n’a pas vocation à diriger l’économie.

Bruno Le Maire, ministre de l’économie, des finances et de la relance

Il faut donc bien en arriver à cette conclusion simple : cette sortie de Bruno Le Maire a d’abord et avant tout une fonction politique. Celle de cette fameuse bataille pour la réélection d’Emmanuel Macron qu’il annonce dans Sud-Ouest. Alors que les aides au secteur privé au nom de la défense de l’emploi semblent avoir éteint tout débat économique réel en France, la majorité est soucieuse, comme en 2017, d’occuper largement le terrain en ce domaine. Tandis qu’elle peut se prévaloir, vis-à-vis des électeurs conservateurs, de sa politique favorable au capital et de sa volonté de réformer les retraites pour réduire la dette publique, elle tente de se présenter aux électeurs de centre-gauche comme une social-démocratie moderne favorable à la redistribution.

Mais il faut bien que le débat économique soit éteint et que l’idéologie néolibérale soit généralisée pour croire qu’un Bruno Le Maire favorise réellement la redistribution. Sa politique a, jusqu’ici, pu se résumer à ceci : faire des demandes au monde du capital et soumettre le monde du travail à des contraintes légales. Aider les entreprises en cas de crise, et laisser jouer le marché ensuite. « En régime de croisière, l’État n’a pas vocation à diriger l’économie », a insisté Bruno Le Maire dans Sud-Ouest. Sa seule option, après avoir assuré la sauvegarde des profits, est de faire des requêtes. Jamais sans doute la social-démocratie la plus modérée n’aurait envisagé de placer autant l’État au service du capital.


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