Pour Wolfgang Streeck, mondialisation et démocratie sont incompatibles

mercredi 8 septembre 2021.
 

Dans son dernier ouvrage paru en allemand en juillet, le sociologue de l’économie Wolfgang Streeck explore les blocages du monde post-néolibéral. Pour lui, l’alternative se situe entre une mondialisation de plus en plus autoritaire et un ensemble confédéral de petites démocraties.

26 août 2021 Par Romaric Godin

Les livres du sociologue allemand Wolfgang Streeck sont désormais des classiques de la critique de l’ordre néolibéral. Avec Du temps acheté (publié en allemand en 2013 et traduit en français chez Gallimard en 2014), puis avec Comment le capitalisme va-t-il finir ? (publié en 2015 et traduit en anglais en 2016, non traduit en français), il avait dressé les grandes lignes de l’économie politique de notre temps, celui d’un capitalisme vieillissant soumis à des forces de destruction économico-politiques et qui ne survit que par des expédients comme la politique monétaire.

Son nouvel opus de 544 pages, Zwischen Globalismus und Demokratie (Entre mondialisme et démocratie), qui vient de paraître fin juillet outre-Rhin aux éditions Suhrkamp, poursuit cette ambition, non seulement en la mettant à jour, mais aussi en la concentrant sur sa traduction en termes de système politique. Le cœur de l’ouvrage est précisément une réflexion autour du lien entre gestion des États et gestion de l’économie, ou plutôt entre systèmes étatiques et modes de production.

Le blocage post-néolibéral

Pour Wolfgang Streeck, c’est là la « prémisse » du livre : « Il n’existe pas de politique intérieure anticapitaliste sans une politique extérieure qui lui soit adaptée, sans un système étatique qui lui convienne ; il n’existe pas de compréhension possible de la politique intérieure d’un État sans prise en compte de son intégration dans un système étatique international ; il n’existe pas de politique extérieure au sein d’un système politique sans prise en compte de la politique intérieure de ses États membres. » Autrement dit, politique intérieure, politique extérieure et système économique constituent une forme d’écosystème. Il est donc impossible de « diviser » les choix de politique intérieure du contexte international, qui est lui-même le produit du système économique.

Cette première leçon a une conséquence simple : la longue crise actuelle du néolibéralisme finissant est une « double crise », économique et « étatique », et partant du capitalisme et de la démocratie. Le constat que fait l’auteur de la situation actuelle est donc celui d’un blocage qu’il appelle un « pat entre des gouvernants sans idées et des gouvernés moroses ». Pourquoi ? D’un côté, le néolibéralisme, soumis à la stagnation séculaire, tente une fuite en avant pour sauver le capitalisme en renforçant encore l’emprise économique sur les institutions politiques. Or, le moyen principal de cette emprise est la mondialisation. La dépendance de chaînes de valeurs logistiques, d’institutions internationales et d’un environnement de compétition permanente permet d’imposer des choix de politique intérieure visant à affaiblir la place de l’État dans l’économie. Ici, la position de Streeck est assez proche de celle de Quinn Slobodian dans son ouvrage de 2018 Globalists (Harvard University Press, non traduit), qui avait insisté sur ce lien dans la création d’une branche de la pensée néolibérale.

Cette exigence de la survie néolibérale est donc liée à l’exigence de la mondialisation économique pour contrer et réduire toute résistance démocratique interne. Et c’est ici que l’on retrouve la deuxième partie du « pat » que décrit Streeck : aux néolibéraux s’opposent des mouvements divers, de gauche comme de droite, qui viennent réclamer du contrôle et de la participation. L’exigence démocratique vient se confronter ici directement aux besoins du système économique. Si ce face-à-face débouche sur un blocage, c’est que les deux pôles n’acceptent pas les données du problème : les néolibéraux prétendent maintenir une « démocratie de façade » et doivent faire face à leur propre impuissance économique, tandis que les « populistes » ne veulent ni renoncer à la mondialisation (pour ceux situés à gauche), ni renoncer au néolibéralisme (pour ceux situés à droite).

Pour sortir du blocage, Wolfgang Streeck évoque deux options qui correspondent grosso modo aux deux pôles « purs » de ce dilemme. La première est une sortie par le « haut », autrement dit par une centralisation accrue des prises de décision. C’est l’option fédéraliste européenne, par exemple, mais, plus globalement, celle d’une accélération de la mondialisation. Or, cette option est, pour Wolfgang Streeck, une impasse. S’appuyant sur les analyses de l’historien britannique Edward Gibbon et sur celles de Karl Polanyi, il estime que, par nature, tout système centralisé est non démocratique, inefficace et instable. La crise du néolibéralisme est précisément aussi la crise de ce système étatique centralisé qu’impose la mondialisation. Tenter d’imposer un ordre de ce type est peut-être une tentation naturelle du système économique actuel, mais c’est alors le chemin assuré vers un monde instable et dangereux. Une économie globale ne peut pas être réellement régulée et devient ainsi plus incontrôlable et moins démocratique. L’empire néolibéral est fondé sur la nécessité de centraliser et d’unifier les règles économiques, c’est-à-dire de les imposer aux États. Comme cette démarche ne règle pas la crise et exclut l’économie du choix démocratique, elle rencontre des résistances et crée le chaos politique. Demander un contrôle mondial, centralisé, de l’économie est donc une erreur car il ne peut en découler que ce que chacun peut aujourd’hui constater : une tendance de fond à l’autoritarisme au sein du néolibéralisme.

La Kleinstaaterei comme solution

C’est pour cette raison que Streeck propose une alternative : la sortie du blocage actuel « par le bas ». Si l’on suit l’auteur, l’exclusion réciproque entre démocratie et mondialisation est le reflet de deux autres oppositions : celle entre centralisation et localisme, mais aussi celle entre stabilité et chaos. Contrairement à ce que pense la doxa de l’époque, les petits États souverains sont moins instables. Ils sont aussi plus démocratiques que les empires, qui cherchent en permanence à s’étendre et à contrôler l’incontrôlable. En réponse au traditionnel « le nationalisme, c’est la guerre », Wolfgang Streeck répond en quelque sorte « l’empire, c’est le chaos » et défend en conséquence l’idée d’un système interétatique très décentralisé de petits États.

L’auteur reprend ici un des thèmes traditionnels de la politique allemande : celui de l’opposition entre la tentation impériale et l’émiettement des territoires allemands. Alors que l’Empire unifié s’est imposé en Allemagne, dans un mouvement au reste autoritaire et guerrier, cet émiettement a été souvent méprisé sous le vocable péjoratif de « Kleinstaaterei », qui était envoyé comme une insulte aux opposants de cet unitarisme autoritaire. Wolfgang Streeck le reprend ici pour lui redonner un contenu positif. Pour lui, la seule alternative au chaos de la mondialisation néolibérale, c’est cette constellation d’États souverains coopérant librement.

Cette idée repose sur deux arguments. Le premier est celui de l’efficacité et il s’appuie sur la vision de l’économiste Herbert Simon, prix de la Banque de Suède en 1978 qui, précisément, a montré que le meilleur traitement de la complexité était la division en sous-systèmes. L’idée que la centralisation est la meilleure réponse à la complexité, souvent avancée par facilité, est ici battue en brèche. En divisant les systèmes complexes, on est mieux à même de les gérer. Or, « les systèmes étatiques sont des systèmes complexes dont les États sont des sous-systèmes » et « l’économie mondiale est un système complexe d’économies nationales ». Dès lors, les États de petite taille sont mieux à même d’être utilisés comme moyens de contrôle de l’ensemble de ces systèmes économiques et étatiques, y compris par la coordination des sous-systèmes.

Le deuxième argument dérive de la vision de l’économie nationale de Keynes et de Polanyi. S’appuyant sur un texte de Keynes de 1933 qui est un adieu de l’économiste de Cambridge à sa défense du libre-échange, Streeck reprend l’idée que le cadre national est celui qui est le plus adapté à un capitalisme régulé, un capitalisme où l’économie est ré-encastrée, comme le défendra plus tard Polanyi dans le politique. Ce capitalisme national n’est cependant pas autarcique : il préfère simplement le commerce international à la mondialisation et le plein emploi à la stabilité financière.

Cet « État keynésio-polanyien » [« Keynes-Polanyi-Staat »] se définit à travers des institutions internes et des relations extérieures qui lui offrent un haut degré d’autonomie démocratique tant au regard du marché capitaliste que des autres États ». Sa politique est celle d’une forme d’équilibre entre les contraintes économiques extérieures et la stabilité interne. Streeck, dans la foulée de Keynes, insiste sur l’acceptation des coûts économiques induits par le protectionnisme pour obtenir une stabilité interne. Cet État représente, selon l’auteur, « une économie politique qui est le résultat historique et territorialement localisé d’un compromis entre le capital et la société, entre la logique d’accumulation capitaliste et la vie sociale ». Le petit État est le lieu possible de ce compromis.

Sur le plan international, un tel État s’inscrit, là encore, dans l’idée Keynésienne d’un système étatique horizontal et coopératif, et non vertical et coercitif, comme celui des empires. « Les États keynésio-polanyiens sont petits et représentent un système interétatique avec une souveraineté décentralisée partagée et non concentrée et centralisée », résume Wolfgang Streeck. Cette vision, qui reprend le thème connu qui oppose les systèmes fédéraux et confédéraux, est pour lui la seule alternative viable à l’impérialisme néolibéral et aux grands défis sociaux, économiques et environnementaux de notre temps. Un nouveau souverainisme ?

Le texte de Wolfgang Streeck est passionnant par sa richesse et la précision de sa pensée. L’auteur ne se laisse pas aisément caricaturer. Il assume certes une certaine forme de nationalisme, mais c’est pour dessiner un avenir démocratique et coopératif entre les nations. Sa critique de la naïveté d’une partie de l’électorat de gauche quant à la confusion entre internationalisme et mondialisation est d’abord une critique d’une forme de piège néolibéral dans lequel ces derniers tomberaient trop aisément.

La relation entre les États et la contrainte extérieure est présente à chaque page. En reprenant l’idée de Polanyi d’un système interétatique capable de soutenir la démocratie et le ré-encastrement des marchés dans le politique, et celle de Keynes d’une coopération monétaire mondiale, Wolfgang Streeck tente d’inscrire l’idée que l’autonomie des États de taille modeste donne d’abord des assurances de paix, tandis que les tentations mondialistes sont en réalité des sources de tension entre les peuples.

La réflexion de l’auteur allemand risque de déstabiliser plus d’un lecteur « souverainiste » français.

La réflexion de l’auteur allemand risque donc de déstabiliser plus d’un lecteur « souverainiste » français. Elle s’inscrit en effet dans une tradition allemande, celle, on l’a vu, de la Kleinstaaterei, mais aussi celle de la recherche constante de la stabilité intérieure plutôt que de la grandeur extérieure. L’horizon de Wolfgang Streeck, c’est typiquement le petit État souverain et tranquille du Saint-Empire, se contentant de gérer son territoire au mieux en coopérant avec ses voisins. On est loin de la tradition politique française, de son centralisme, de son « universalisme », de sa tendance « républicaine » à l’homogénéisation et de son exigence du « rayonnement ». Quitter l’UE pour reconstituer une forme d’empire, retrouver sa « grandeur » ou chercher à être plus fort dans la « compétition économique internationale » n’a pas de sens pour le sociologue allemand.

De ce point de vue, l’auteur peut aisément revendiquer dans son ouvrage un « nationalisme » libéré de tout agressivité et de tout impérialisme, et fondé sur la coopération. Il pourrait (mais il ne le fait pas, ce qui a son importance, nous le verrons) revendiquer de ce point de vue une position largement tombée en désuétude aujourd’hui, celle de l’internationalisme, autrement dit de la collaboration pacifique entre les nations. « Small is beautiful » ?

Reste que sa proposition pose un certain nombre de problèmes. Le premier est évidemment le fonctionnement concret de ce système de petits États. Car, dans les faits, la stabilité de ce système coopératif sera en permanence soumise à des pressions impériales et centralisatrices, mais aussi à des pressions internes centrifuges. Le Saint-Empire était ainsi constitué d’une myriade d’États souverains après 1648, mais l’influence autrichienne, puis prussienne, était partout sensible et déterminait souvent les politiques internes. Et c’est l’impérialisme français qui a fini, en 1806, par enterrer l’ensemble. La Suisse elle-même a dû en 1848 renoncer au confédéralisme, après une rapide guerre civile, pour instaurer un système fédéral, certes très décentralisé, mais réel.

De même se pose la question de la taille idéale de l’État keynésio-polanyien. Wolfgang Streeck examine les tendances séparatistes de la Catalogne et de l’Écosse, en contraste avec l’absence de telles tendances en Bavière, dans le cadre des tensions propres au néolibéralisme. Ces mouvements incarnent cette volonté de reprendre le contrôle lorsque les institutions semblent ne pas le permettre. Mais qu’en sera-t-il dans un État keynésio-polanyien ? Un tel État pourra-t-il, devra-t-il accepter sa propre fragmentation ? Quel principe démocratique doit prévaloir, celui de la région ou celui de l’ensemble ? Et quel est le bon niveau pour appliquer l’autonomie nécessaire au compromis entre société et capital ?

© Suhrkamp © Suhrkamp

Toutes ces questions mériteraient sans doute d’être explorées. Et elles s’inscrivent dans une question plus large, celle de la puissance. La tendance des États et des régions les plus puissants à dominer pose un problème de viabilité à une confédération d’États modestes. Se débarrasser des formes de l’impérialisme suppose de faire accepter aux plus puissants des conditions qui sont souvent inacceptables et qui vont à l’encontre des aspirations démocratiques de ces États.

Aussi petits que soient les États, les différences de puissance persisteront et une coopération à la Streeck suppose de consentir à ne pas utiliser sa puissance et de contraindre les plus puissants à cette discipline.

C’est une question à laquelle Keynes lui-même s’était trouvé confronté en 1944 à Bretton Woods, lorsque sa proposition de Bancor, qui plaçait les États à égalité et invitait les plus puissants de contribuer à la stabilité des plus fragiles, s’est retrouvée rejetée par les États-Unis, soucieux d’imposer leur nouvelle pax americana. Aussi petits que soient les États, les différences de puissance persisteront et une coopération à la Streeck suppose de consentir à ne pas utiliser sa puissance et de contraindre les plus puissants à cette discipline.

Et c’est ici que l’on rencontre sans doute les limites du nationalisme pacifique de Wolfgang Streeck. Libérés d’une forme de contrainte, les États, même modestes, ne renonceront pas pour autant à l’impérialisme. L’exemple du Royaume-Uni de l’après-Brexit en est la preuve. Ainsi, l’autonomie démocratique, pas plus que la taille modeste de l’État, n’est un gage de disparition des tendances impérialistes. Du moins faudrait-il s’assurer d’un mécanisme de contre-pouvoir collectif nécessairement opposé à la souveraineté. C’est bien la question des limites de la forme confédérale qui est ici posée. Souvent, cette forme est en réalité modérée par quelques acteurs puissants qui n’acceptent guère l’autonomie des plus petits membres. L’histoire du Saint-Empire et celle de la Suisse réellement confédérale avant 1848 le prouvent.

Le deuxième problème principal que soulève la vision de Wolfgang Streeck est une manière d’automatisme entre la forme de l’État et la structure économique. Un État de taille modeste dans un système interétatique n’est pas nécessairement démocratique et régulateur du capitalisme. Et inversement, le système keynésien-fordiste des Trente Glorieuses, au sujet duquel l’auteur est extrêmement élogieux, qui est même sa référence, est aussi et avant tout un système impérial. Les choix redistributifs avaient alors été conçus comme des défenses contre le danger soviétique et un gage de fonctionnement d’un capitalisme déjà en partie mondialisé. Et, du reste, c’est bien dans un État impérialiste et gigantesque, les États-Unis, que le New Deal a été mis en place.

L’ouvrage de Streeck permet de s’interroger sur le lien entre forme de l’État et système économique, mais il ne semble pas suffisant pour épuiser la question. C’est que le capitalisme a une tendance expansionniste dont la mondialisation actuelle n’est que le point d’orgue. La période « heureuse » d’équilibre entre la société et le capital des années 1950-70 n’est pas une période de « démondialisation ». C’est, au contraire, la reconstitution de l’internationalisation du capital par le développement des multinationales, de la financiarisation. Que ce mouvement ait, à partir des années 1980, contribué à l’affaiblissement des institutions de défense du travail, c’est évident. Mais ce résultat est le produit d’un phénomène qui s’engage dès 1945. Si les entreprises étasuniennes ont accepté le New Deal, c’est précisément parce que le compromis économique interne était adossé à l’impérialisme extérieur des États-Unis (lire ici l’article Restaurer le New Deal : une illusion ?).

Dompter le capitalisme dans le capitalisme est-il possible ?

Cela amène au troisième problème que soulève le livre de Streeck. Les institutions jouent un rôle certain dans la régulation du capitalisme. Mais ces institutions doivent aussi faire avec l’état réel et les besoins de ce système économique. Or, l’auteur semble considérer qu’il est toujours possible, moyennant un changement institutionnel, de reconstituer un équilibre entre capital et société. Ce compromis signifie que l’on peut sauvegarder le régime capitaliste en le régulant et en l’encastrant dans la contrainte politique. C’est effectivement la vision keynésienne et polanyienne. Mais elle suppose la viabilité historique d’un tel capitalisme. Sinon, il n’y a là qu’une forme de nostalgie pour une période révolue.

Mais si l’on considère que c’est le fonctionnement capitaliste lui-même qui est en crise, autrement dit, si l’on considère que c’est l’accumulation du capital qui devient difficile et qui suppose un accroissement de l’exploitation de la nature et de l’homme, alors aucun compromis entre ce besoin et la société n’est réellement possible. La crise capitaliste viendra balayer tous les compromis institutionnels pour imposer la nécessité de la génération du profit. Pour être encore plus clair : si le capitalisme doit choisir entre sa survie et celle de la société, il choisira la sienne. Si la société résiste à la logique déterminée par la loi de la valeur, alors le capital n’hésitera pas à appauvrir cette société et à la fragiliser jusqu’à obtenir ce qui lui est nécessaire.

C’est bien ce qui manque à la vision keynésienne et polanyienne de Streeck : la conscience que le capitalisme n’est régulable que dans la mesure où cette régulation n’est pas contraire à son fonctionnement de base. Le compromis évoqué par Streeck n’est possible que si le capitalisme l’accepte. Ce qui est loin d’être sûr. Les Trente Glorieuses ne sont alors pas un régime « normal » mais une exception historiquement datée. Si la crise actuelle est une crise structurelle du capitalisme, alors cette régulation est un leurre, et si la réflexion sur l’agencement institutionnel est nécessaire, il ne saurait être suffisant.

Si le capitalisme national peine à être rentable, il demandera au nom de l’intérêt de la société les mêmes réformes que le capitalisme mondial.

La faiblesse du livre repose donc principalement sur cette indécision autour des causes de la crise actuelle. Wolfgang Streeck refuse de se prononcer sur les origines de la stagnation séculaire et n’aborde guère les visions marxistes. Logiquement, il peut donc en conclure qu’il est possible de trouver un compromis institutionnel post-néolibéral avec le capitalisme.

Mais cette hypothèse est sujette à caution. Il n’est pas sûr que le monde du travail soit plus protégé dans un petit État face à « son » capitalisme que dans la mondialisation. Si le capitalisme national peine à être rentable, il demandera au nom de l’intérêt de la société les mêmes réformes que le capitalisme mondial.

Au reste, on peut même douter que la tendance à la concentration et à l’expansion du capitalisme actuel soit réversible. Il peut s’agir d’une évolution logique de la loi de l’accumulation. Et, dès lors, le compromis « national » n’est pas possible. La proposition de Streeck n’aurait de valeur que dans un mouvement global de rupture avec l’ordre capitaliste, pas pour la sauvegarde de ce capitalisme. L’auteur peut donc bien se moquer de l’illusion « mondialiste » de la gauche, les marxistes conséquents sont internationalistes pour une bonne raison : parce que c’est la seule réponse à un capitalisme mondialisé. Que cette réponse puisse se décliner au niveau national, c’est fort possible, mais elle ne peut se faire que dans un changement de mode de production.

Streeck fait donc la même hypothèse de départ que Thomas Piketty, même si ses conclusions sont à l’opposé : la politique et les idées peuvent « mater » les forces économiques. On peut dompter le capitalisme par la politique et le rendre « acceptable ». Ayant posé l’impossibilité d’une mondialisation démocratique, l’auteur aurait sans doute dû s’interroger sur la possibilité contemporaine d’un capitalisme démocratique qu’il donne comme acquis. Mais l’époque nous invite à aller plus loin. Si l’on veut la paix, la stabilité et le respect de l’environnement, il nous faut peut-être dépasser ce simple compromis.


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