Le massacre de manifestants algériens du 17 octobre 1961 : « Il s’agit bien d’un plan concerté exécuté pour des motifs politiques et raciaux à l’encontre de civils »

jeudi 28 octobre 2021.
 

L’Etat français doit réparation aux manifestants tués ce jour-là ainsi qu’à leurs descendants qui sont des victimes de « discriminations mémorielles et commémorielles », estime, dans une tribune au « Monde », l’historien Olivier Le Cour Grandmaison.

Il y a soixante ans, à Paris et en banlieue, les forces de police, dirigées par le préfet Maurice Papon, se livraient à une véritable chasse à l’homme. Selon le rapport du conseiller d’Etat Dieudonné Mandelkern, publié en janvier 1998, plus de 14 000 manifestants algériens, rassemblés pacifiquement à l’appel du Front de libération nationale (FLN) pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé depuis le 5 octobre, furent arrêtés – presque un sur deux –, frappés souvent et retenus de façon arbitraire pendant plusieurs jours. Par leur ampleur, ces rafles, réalisées entre autres grâce à la réquisition des bus de la RATP, sont sans précédent depuis la seconde guerre mondiale.

Sans précédent aussi, le nombre de manifestants assassinés dans la capitale au cours de ce mois et de l’acmé sanglant des 17 et 18 octobre 1961 puisque les forces de l’ordre ont commis un véritable massacre ; le plus important de l’après-guerre perpétré à l’encontre de civils. Le nombre de victimes, plusieurs centaines, en témoigne. Des manifestants ont été tués par balles, d’autres exécutés dans la cour même de la Préfecture de police de Paris, certains précipités dans la Seine ou frappés à mort après leur arrestation et leur transfert au Palais des sports, au Parc des expositions et au stade Pierre-de-Coubertin, transformés en lieux de rétention. Là, des milliers de « Français musulmans d’Algérie », selon l’expression officielle alors employée, furent parqués, battus et longtemps laissés sans nourriture et sans soins.

Couverts, tous le furent

Quoi qu’ils fassent, les policiers savaient être couverts par Maurice Papon. Peu de temps auparavant, il leur avait tenu ce langage : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix. » Ajoutons que le même avait adressé, le 5 septembre 1961, au directeur du service de coordination des affaires algériennes et au directeur de la police municipale, cette note : « Les membres des groupes de choc [du FLN] surpris en flagrant délit de crime devront être abattus sur place par les forces de l’ordre. » En ces circonstances, pas de prisonniers donc.

Couverts, tous le furent aussi par le ministre de l’intérieur, Roger Frey, Matignon et l’Elysée, fort soucieux d’empêcher une démonstration de force du FLN au cœur de la capitale qui n’aurait pas manqué d’être interprétée comme un signe de faiblesse. De là aussi, dans les jours et les semaines qui ont suivi, l’élaboration d’un mensonge d’Etat destiné à accréditer la thèse officielle d’une répression limitée, légitime et indispensable pour maintenir l’ordre et défendre policiers et gendarmes.

Depuis longtemps appliquée en Algérie, réactivée à la suite du déclenchement de la guerre le 1er novembre 1954, la terreur d’Etat a été importée en métropole où la torture, les arrestations arbitraires, les disparitions forcées et les exécutions sommaires furent courantes. En attestent les témoignages nombreux, précis et circonstanciés, rassemblés par Paulette Péju dans ses ouvrages Les Harkis à Paris et Ratonnades à Paris (Editions Maspero), publiés en 1961, grâce à l’engagement de François Maspero.

Pourtant exigée depuis plus de trente ans, la reconnaissance de ce crime d’Etat demeure pendante

Pratiques et crimes racistes ? Assurément. A l’époque, « l’Algérien », qu’il réside dans l’Hexagone ou de l’autre côté de la Méditerranée, est plus que jamais le « raton » ou le « bicot » jugé particulièrement menaçant puisqu’il est désormais réputé « terroriste » et incarne ce faisant une menace existentielle pour l’intégrité du pays. « Felouze », comme le disent avec mépris les militaires, notamment, ce qui justifie à leurs yeux comme à ceux de nombreux contemporains d’alors les traitements et les dispositions d’exception que l’on sait.

Crime d’Etat aussi eu égard aux différents responsables sous l’autorité desquels il fut commis et à ce que l’on connaît du fonctionnement des institutions de la Ve République en de telles circonstances. Crime contre l’humanité enfin, selon l’avocate et regrettée Nicole Dreyfus, puisque les actes perpétrés dans la capitale en ce mois d’octobre 1961 ont été préparés puis mis en œuvre par la Préfecture de police avec l’aval du gouvernement. Conformément à la lettre et à l’esprit de l’article 212-1 du code pénal, qui définit ce type de crime, il s’agit bien d’un plan concerté exécuté pour des motifs politiques et raciaux à l’encontre de civils.

Dénégations collectives

Grâce au travail pionnier de Jean-Luc Einaudi [1], La Bataille de Paris (Seuil, 1991), et à plusieurs ouvrages publiés depuis, ces faits, leur enchaînement, les moyens employés à l’époque et leurs conséquences sont désormais bien connus même si l’accès à certaines archives demeure au mieux difficile, au pire impossible en dépit de promesses présidentielles réitérées mais jamais honorées.

Pourtant exigée depuis plus de trente ans par les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, de nombreuses associations, organisations politiques et syndicales, et par des personnalités diverses, la reconnaissance de ce crime d’Etat demeure pendante. Les partis d’extrême droite et de droite y sont hostiles en raison de leur opposition à une prétendue « repentance », forgée pour les besoins de leur mauvaise cause, et de leurs conceptions apologétiques de la colonisation de l’Algérie, notamment. La gauche socialiste et l’ancien président François Hollande s’en tiennent, eux, à la thèse de la « sanglante répression » sans nommer les auteurs et les institutions qui l’ont organisée. Ces dénégations et ces tergiversations n’ont que trop duré.

Responsable et coupable, l’Etat doit réparation aux manifestants tués et à leurs descendants. Algériens vivant dans l’Hexagone ou Français, tous sont victimes de discriminations mémorielles et commémorielles qui s’ajoutent à l’ensemble de celles qu’ils subissent par ailleurs. Soixante ans après, le chef de l’Etat doit maintenant reconnaître et qualifier de façon précise ce crime, permettre l’accès à toutes les archives et prendre l’engagement de faire construire un véritable lieu du souvenir à la mémoire de celles et ceux qui ont été assassinés.

Olivier Le Cour Grandmaison

Enseignant en science politique à l’université Paris-Saclay Evry-Val-d’Essonne P.-S.

• « Massacres du 17 octobre 1961 : « Il s’agit bien d’un plan concerté exécuté pour des motifs politiques et raciaux à l’encontre de civils » ». Le Monde, publié le 15 octobre 2021 à 08h00


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