Georges Brassens, le poète et l’« honnête homme »

lundi 25 octobre 2021.
 

Georges Brassens est né le 21 octobre 1921 d’un milieu pauvre du port de Sète. Sa mère Elvira Fragosa, d’origine italienne, est couturière, catholique fervente ; rossignol de la maison, elle chante les airs d’époque dans la tradition de l’opérette fleur bleue. Son père Jean Louis, ouvrier maçon, est un homme paisible, pondéré, généreux, anticlérical et libre penseur.

Deux tempéraments très différents mais qui partagent le même goût pour la chanson. C’est un élève distrait, rêveur, plus enclin à prendre les chemins de l’école buissonnière avec les copains que ceux de la grammaire.

Toutefois, au lycée en 1936 en classe de première, son professeur de français, Alphonse Bonnafé, va l’initier à la poésie : à l’époque il était rare que les enseignants apportent un électrophone en classe et fassent le lien entre la poésie et la chanson. Un jour il fit écouter à ses élèves des textes de Baudelaire mis en musique un peu à la manière de la tradition classique de l’opéra. L’initiative pédagogique n’était pas courante : il était aussi de bon ton de considérer la chanson comme un art mineur à côté d’une tradition universitaire enfermant la poésie, art majeur, dans le support écrit. La révélation a été définitive pour Brassens, là sera son chemin. Bonnafé va encourager ses premiers essais poétiques. Après ce rapport initiatique il y a l’apport du jazz qui vient des USA et la façon dont Charles Trenet introduira cette rythmique nouvelle dans la chanson. Plus tard il y aura l’apport du guitariste Django Reinhardt : les partitions de Brassens sont faites pour les très bons guitaristes. Comme il écrira plus tard, il s’usera les phalanges sur « les chouettes accords du père Django ».(1)

« Pour offrir aux filles des fleurs » (2) il fait partie d’un groupe de copains qui se rend coupable de légers larcins de cambriolage : mais ils sont pris la main dans le sac, les flics s’en mêlent et Georges doit quitter Sète, la mer, ce cimetière marin qui surplombe la baie où repose un illustre sétois Paul Valéry. Nous sommes en 1939 et le poète écrivait déjà de manière prémonitoire en 1920 dans l’envoi du célèbre poème :

« Le vent se lève... ! Il faut tenter de vivre !

L’air immense ouvre et referme mon livre… »

Esprit autodidacte, Il passe les premiers mois de la guerre à travailler d’arrache-pied à la bibliothèque du 14ème arrondissement et acquiert une grande culture littéraire. Les textes de la maturité seront truffés de références gréco-latines et classiques. En 1943, il est contraint de partir au STO : il y fait des amis, notamment celle de Pierre Onténiente – le futur Gibraltar (3) - bibliothécaire du camp, qui deviendra plus tard son gestionnaire. Il part en permission et ne revient pas au camp ; il entre donc dans la clandestinité. Il se cache dans le pigeonnier de l’impasse Florimont chez Jeanne et Marcel Planche (4) jusqu’à la fin de la guerre. Il deviendra l’amant de la Jeanne, en toute intelligence avec le mari Marcel, avec qui il allait boire le coup. Car Marcel levait beaucoup le coude… C’est au milieu des animaux domestiques (chiens, chat, cane…) qu’il habitera là de 1944 à 1966. Le couple lui inspirera trois de ses plus grands succès : « l’Auvergnat », « Jeanne », « la Cane de Jeanne ». Il rencontre Joha, une femme d’origine juive qui fuit pendant la guerre avec deux enfants en bas âge les persécutions : il prend totalement en charge l’avenir de la famille mais ne vivra jamais avec elle : dans le disque de 1966, il lui adressera « la Non-demande en Mariage », hymne au véritable amour qui ne peut pas faire bon ménage avec la marguerite effeuillée dans le pot au feu :

« De servante n’ai pas besoin

Et du ménage et de ses soins

Je te dispense

Qu’en éternelle fiancée

A la dame de mes pensées

Toujours je pense. »

Les années qui suivent la Libération, si elles sont difficiles sur le plan des conditions de vie du prolétariat sont néanmoins celles d’une liberté retrouvée, d’une volonté de changer la vie, de la fraternité aussi qui s’inscrit dans les conquêtes ouvrières d’après-guerre. La jeunesse veut vivre, aimer, apprendre et comprendre où va le monde. C’est dans cette embellie que La chanson retrouve ses lettres de noblesse avec la poésie. Ainsi se développe une chanson à texte, qui est porteuse de révolte et d’émancipation sociale. C’est dès 1946 que Léo Ferré chante au cabaret « le Bœuf sur le Toit ». L’esprit frondeur et libertaire souffle sur la rive gauche. Brassens écrira un certain nombre d’articles pour le courant anarchiste, sous le pseudonyme de Jo la Cédille. Ainsi perceront les Brel, Ferré, Ferrat, Leclerc et beaucoup d’autres noms oubliés depuis… Brassens sera très lucide sur cette chance qui lui sera offerte par des circonstances assez exceptionnelles : dans les années 1970 au milieu d’une carrière réussie et prometteuse, il dira que s’il arrivait à cette date à Paris avec le Gorille et la Mauvaise Réputation, il devrait sans doute repartir à Sète avec sa guitare, et reprendre la truelle paternelle. 1965 et l’émission Salut les Copains marquent le début du mouvement yéyé et de la sous-culture qui s’en est suivie, avec la fabrication des stars type Sheila, Claude François, Johnny Halliday et compagnie…

Le courant de la chanson à texte sera marginalisé après 1981 par cet envahissement de la sous-culture anglo-américaine. Alors que la poussée du mouvement prolétarien après l’effondrement de l’Europe brune des fascismes, verra les organisations du mouvement ouvrier mettre en place des organes de culture populaire. En France, la FFMJC (Fédération française des maisons des jeunes et de la culture) est créée en 1948 à l’initiative d’André Philip à la suite de la République des jeunes, mouvement issu de la Résistance de 1944, conjointement au programme du Conseil National de la Résistance. Dans la décennie 1960-1968 la structure fédération nationale permettait d’assurer la promotion d’artistes, de troupes de théâtres amateurs ou de chanteurs, de donner une chance à des gens de talent. Naturellement dans ces années qui précèdent l’explosion de 1968, c’est une culture de la contestation qui s’y développe. En 1966, Georges Pompidou cherche à reprendre l’offensive dans la jeunesse, c’est son ministre François Missoffe qui est chargé de trouver de nouvelles façons de s’adresser à la jeunesse. La création des Maisons de la Culture sous la direction d’André Malraux n’a pas du tout la dimension de développement de la culture populaire des MJC. La contre-offensive contre le gaullisme vient de Pierre Mauroy qui prend l’initiative de rassembler les associations de culture populaire et laïque dont les MJC. Après 1968, c’est le ministre Joseph Comiti qui sera chargé de porter le coup de grâce contre la Fédération Nationale des MJC en la démantelant, celles-ci passant sous la coupe des collectivités locales. Après 1981, il faut souligner qu’un certain nombre d’associations de culture populaire souffriront des baisses de subventions alors que celles des œuvres sociales de l’église catholique seront augmentées.

Ce cadre général devant être rappelé à mon sens, car il explique à la fois la pauvreté de la production actuelle et les moyens qui sont refusés par le bizness capitaliste de la chanson aux gens de talent. Brel, Ferré, Brassens, Ferrat, Leclerc et quelques autres seront les derniers rescapés d’une courte embellie. Ferré, par exemple, négociera contre une de ses chansons, un accord avec Barclay pour sortir ses 33 tours sur Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Négociation qui serait aujourd’hui impossible.

La situation politique de Brassens ? Il faut se mettre dans la peau de cette génération qui a vécu l’expérience de la guerre. Le frère de la Jeanne était un jeune militant, membre d’une unité « communiste » FTP, qui sera fusillé à la suite d’opérations dont on peut aujourd’hui parfaitement discuter l’opportunité sur le plan militaire… Georges consacrera sa chanson la Tondue aux FFI de la dernière heure tondant les femmes qui avaient couché avec des soldats allemands, tandis que l’Etat bourgeois se recomposait, avec le soutien de Maurice Thorez, sous l’autorité de hauts fonctionnaires et de préfets compromis sous Vichy…

Entre le bizness de l’Ouest capitaliste, dont le courant yéyé formera l’avant-garde et les gros sabots de Hourra l’Oural, Brassens a tracé son propre chemin : indépendance vis-à-vis de toutes les modes et les « gros drapeaux » de la politique, liberté absolue de pensée et plaidoyer pour l’amitié. Une morale de vie qu’il a fait passer dans ses propres engagements dans la vie concrète.

Quel rôle Brassens assigne-t-il au poète ? Il est contenu dans la formule donnée dans une interview donnée au poète et journaliste Luc Bérimont en 1976 (5) : un poète est un homme libre, qui dit ou écrit en toute bonne foi tout ce qu’il ressent et le traduit dans son art. Souvent dans les années de la période de la guerre d’Algérie ou qui ont suivi mai 1968, une certaine gauche ou extrême gauche française lui a reproché de se tenir à l’écart de l’engagement. En fait Brassens refusera de donner dans l’endoctrinement. Compte tenu de son succès, il pensait qu’il lui était facile d’écrire des chansons engageant son public à suivre telle ou telle voie. Il s’est toujours refusé à le faire : c’est le fond de la discussion que Brassens eut devant les caméras de télévision avec Jean Ferrat. Dans un texte posthume (6) intitulé Le vieux Normand, Brassens écrit ceci :

« Depuis que je commence à faire de vieux os,

Avide de conseils, souvent un jouvenceau

Me demande la marche à suivre et s’il est bon

D’aller par-ci, par-là, scrupuleux je réponds :

Crosse en l’air ou bien fleur au fusil,

C’est à toi d’en décider, choisis !

A toi seul de trancher s’il vaut mieux

Dire "amen" ou "merde à Dieu". »

Et de conclure :

Quand tous les rois Pétaud crient "Viv’ la république",

Que "Mort aux vaches" même est un slogan de flic,

Que l’on parle de paix le cul sur des canons,

Bienheureux celui qui s’y retrouve, moi non !

Anticlérical, certes, mais toujours dans la dentelle, en l’agrémentant de la force de l’humour. Dans les textes posthumes il y a « Dieu s’il existe » où il parle à la fois des calamités naturelles que l’espèce humaine a constamment à supporter ou la fragilité des relations humaine trahies, et il conclut :

« Adieu les prairies, les moutons

Et les beaux jours de la bergère

Au ciel de qui se moque t’on ?

Ferait-on de folles enchères ?

Quand il grêle sur le persil

C’est bête et méchant je suggère

Qu’on en parle au prochain concile

Dieu, s’il existe, il exagère

Il exagère… »

A ses amis « gros mangeurs d’ecclésiastiques » il répond que « les hommes d’église, … ne sont pas tous des dégueulasses » : la chanson « la Messe au pendu » est un hommage à François d’Assises prêchant le retour au christianisme des origines et un message contre l’intolérance des guerres de religion :

Anticléricaux fanatiques

Gros mangeur d’ecclésiastiques,

Quand vous vous goinfrerez un plat

De cureton, je vous exhorte,

Camarades, à faire en sorte

Que ce ne soit pas celui-là.

Hormis ses propres textes, Brassens a remarquablement mis en musique les plus grands poètes. Villon bien sûr dont il est le fils spirituel légitime. Verlaine, Théodore de Banville, Richepin, Paul Fort, Lamartine… Celui qu’il appelait « le père Hugo » avait coutume de dire : « qu’on ne dépose pas de musique aux pieds de mes vers ! » Malgré l’oukase du maître, l’enfant de Sète a fait de « La Légende de la Nonne » et de « Gastibelza » deux bijoux de la mise en musique, totalement au service de l’intention poétique du grand Victor. Toutefois il prend aussi la poésie chez les méconnus et les sans grades de la littérature : se promenant sur les quais de Seine chez les bouquinistes, il trouve le recueil d’un poète du dimanche Antoine Pol : au milieu de textes sans grand intérêt, il lit un poème excellent dans la tradition baudelairienne intitulé « les passantes », dont il fait une chanson émouvante et un succès sur les rencontres féminines fugitives.

Mais le meilleur c’est sans doute le pied de nez qu’il fait à Aragon : il a mis en musique un poème de la guerre « Il n’y a pas d’amour heureux » qui a eu un franc succès. Comme l’homme n’était pas du genre à jouer les préséances pour approcher Aragon – ce que ce dernier adorait -, il déclencha à dessein sa colère car il n’avait pas fait de demande d’autorisation auprès de l’auteur. Colère qui a été d’autant plus grande que Brassens a fait l’impasse sur la dernière stance du poème qui dit ceci :

« Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur

Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri

Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri

Et pas plus que de toi l’amour de la patrie

Il n’y a pas d’amour heureux.

Mais c’est notre amour à tous deux. »

Le vers concernant La patrie ne pouvait pas passer la rampe chez Brassens, et le salut cocardier au drapeau bleu blanc rouge des staliniens, n’était pas franchement nécessaire à la beauté d’un texte portant sur la difficulté d’aimer. L’esprit libertaire l’a emporté.

Ces quelques incursions dans les textes de Brassens, nous pourrions les multiplier, tant le texte écrit dans les formes de la chanson populaire, est riche d’une morale et d’une conception de la liberté. Dans une tradition littéraire rabelaisienne, l’auteur de « Mélanie » (7) « la bonne au curé…qui s’enfonçait des cierges sacrés dans ses trompes de Fallope », ou de « Dom Juan » écrivait :

« Gloire à la bonne sœur qui par temps pas très chaud,

Dégela dans sa main le pénis du manchot… »

Il envisageait à la fin de sa vie d’enregistrer un album complet des chansons du folklore des carabins qui, selon lui, fait partie de notre patrimoine poétique. Classique, Brassens l’est, nous avons intitulé l’article « l’honnête homme » au sens du XVIIème siècle. Les fables du moraliste La Fontaine seront jusqu’à l’heure dernière son livre de chevet : quelques-uns d’ailleurs de ses grands succès, « le grand Chêne » en particulier, sont construits sur le modèle littéraire de la fable. « la Supplique pour être enterré sur la plage de Sète » (7), il en cisela l’écriture définitive pendant six ans, car Brassens remettait cent fois sur le métier son travail avant d’obtenir une forme qui le satisfasse. Il y sème « des fleurs dans le nez de la Camarde » - toujours son l’humour face à la mort - ; il envisage que sur la « plage de la corniche » où sera sa tombe, l’ombre de sa croix se penchera sur le corps de jolies « ondines » prenant des bains de soleil « pour un petit bonheur posthume » ; tout cela fait bon ménage avec des joyaux de pure poésie telle que cette stance :

Tantôt venant d’Espagne et tantôt d’Italie

Tout chargés de parfums de musiques jolies

Le mistral et la tramontane

Sur mon dernier sommeil verseront les échos

De Villanelle un jour un jour de fandango

De tarentelle de Sardane…

« l’humble troubadour » rivalisait avec « le bon maître » Paul Valéry.

Sur quelle note terminer cet article sinon sur ce texte posthume intitulé « Ceux qui ne pensent pas comme nous sont des cons ! » où il est question de la philosophie des Lumières :

« Jouant les ingénus, le père de Candide,

Le génial Voltaire, en substance écrivit

Qu’il souffrait volontiers – complaisance splendide –

Que l’on ne se conformât point à son avis.

« Vous proférez Monsieur des sottises énormes,

Mais jusqu’à la mort, je me battrais pour qu’on

Vous les laissât tenir. Attendez-moi sous l’orme ! »

Nous y ajouterons, pour notre part, la réplique célèbre de Rosa Luxembourg :

« La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement »

Ceux qui dirigent cette société pourrissante ont la morale inverse. N’est ce pas Laurence Parisot, ex-cheftaine du MEDEF qui déclarait un jour :

« La liberté de penser s’arrête là où commence le droit du travail », il faut traduire le droit d’exploiter le travail.

Notes :

1-« Entre la rue de Vanves et la rue Didot », texte posthume.

2-Episode relaté dans la chanson « les quatre bacheliers », hommage émouvant à son père Jean Louis.

3-Baptisé ainsi du célèbre détroit car il avait pour fonction de trier les demandes qui étaient adressées au chanteur.

4-Le couple lui inspirera trois de ses plus grands succès : « La Jeanne », « La cane de Jeanne » et « Chanson pour l’auvergnat ».

5-« Georges Brassens, qui êtes-vous ? » 1976, éditions Philips Réalités.

6-Après son décès le 29 octobre 1981, ses amis trouvèrent un cahier entier de textes qui sont une vraie richesse et qui seront mis en musique par Jean Bertola, son pianiste puis plus tard Jean Claude Blahat chanteur, interprète dans la tradition musicale et rythmique du maître. Comme ces textes n’étaient pas chantés par Brassens, ils n’ont été appréciés que par les fans les plus proches. Hélas !

7-« Mélanie », tirée de l’album « Trompe la mort » 1976.

8-Album « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète » 1966.


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