Chine–États-Unis : un antagonisme ancien

dimanche 24 octobre 2021.
 

Les relations entre Washington et Pékin se caractérisent depuis des décennies par une méfiance mutuelle. Un ressentiment nourri, côté chinois, par toute une série d’ingérences américaines dans les affaires intérieures, retrace un politologue chinois dans cet article de Foreign Affairs.

Les États-Unis et la Chine se sont engagés dans une lutte qui pourrait s’avérer plus tenace, plus intense et de plus grande ampleur que tout autre affrontement international de l’histoire moderne, y compris la guerre froide. Dans les deux pays, les craintes que cette rivalité ne dégénère en conflit ouvert s’amplifient.

En dix ans, Washington a considérablement durci sa position à l’égard de Pékin – un processus qui a atteint son apogée pendant le mandat de Donald Trump, qui a clairement affiché son hostilité envers la Chine et vilipendé le Parti communiste chinois (PCC). Si, avec la nouvelle administration américaine, le ton a changé, dans l’ensemble, le fond est resté le même : le “Guide stratégique provisoire sur la sécurité nationale” [présentant les premiers axes de la vision stratégique] de l’administration Biden, publié en mars 2021, affirme que la Chine est “le seul concurrent potentiellement capable de combiner puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour défier de manière soutenue un système international stable et ouvert”.

Une Chine plus agressive

À Washington, de nombreux responsables expliquent que ce durcissement du consensus sur la Chine s’est imposé en réaction aux initiatives plus assurées, voire agressives, de Pékin : de leur point de vue, c’est la Chine qui a poussé les États-Unis à adopter une attitude plus ferme.

La ligne officielle du PCC n’a en revanche pas bougé : comme le déclarait en février dernier le président Xi Jinping lors de son premier entretien téléphonique avec le président américain, Joe Biden, les relations bilatérales doivent être guidées par le principe “d’absence de conflit, de non-confrontation, de respect mutuel et de coopération gagnant-gagnant”.

Pourtant, tout comme les Américains portent depuis quelques années sur la Chine un regard plus intransigeant, beaucoup de responsables chinois ont adopté une vision plus sévère des États-Unis. À Pékin, on s’accorde généralement à penser que les États-Unis constituent la principale menace extérieure à la sécurité nationale de la Chine, à sa souveraineté et à sa stabilité intérieure. La plupart des observateurs chinois sont désormais convaincus que l’action des États-Unis est guidée par la peur et la volonté de contenir la puissance de la Chine par tous les moyens.

Climat d’hostilité

Et bien que les élites politiques américaines soient parfaitement conscientes des raisons qui ont conduit la Chine à cette conclusion, beaucoup n’ont pas saisi que, du point de vue de Pékin, ce sont les États-Unis – et non la Chine – qui ont suscité ce climat d’hostilité, notamment en orchestrant depuis plusieurs décennies ce que le PCC estime être une campagne d’ingérence dans les affaires intérieures de la Chine visant à affaiblir l’emprise du parti sur le pouvoir.

Si les deux pays comprenaient mieux ces visions divergentes de l’histoire récente, ils pourraient trouver une façon responsable de gérer leur rivalité afin d’éviter un conflit dévastateur que ni l’un ni l’autre ne souhaite.

On comprend aisément pourquoi les responsables américains considèrent la Chine comme un sérieux concurrent. La plupart des analystes prévoient que d’ici à la fin de 2021, le produit intérieur brut (PIB) de la Chine atteindra près de 71 % de celui des États-Unis. À titre de comparaison, au début des années 1980, pendant la guerre froide, le PIB soviétique équivalait à moins de 50 % du PIB américain. Entre-temps, la Chine a supplanté les États-Unis au rang de première destination mondiale des investissements étrangers.

À mesure que la Chine a gagné en prospérité et en puissance, des politiciens américains soucieux d’afficher leur fermeté ont durement critiqué le PCC et ont exploité les peurs de l’opinion sur le déséquilibre commercial sino-américain, les supposées cyberattaques sur les institutions américaines et vols de secrets commerciaux commandités par Pékin, et l’immigration illégale chinoise. En 2020, le président Donald Trump a accusé à de multiples reprises la Chine d’avoir propagé l’agent pathogène responsable du Covid-19, qu’il appelait le “virus chinois”, et l’idée que Pékin a menti au monde entier sur les origines du virus persiste.

Sous l’administration Biden, le discours officiel américain sur la Chine est certes moins belliqueux, mais laisse encore transparaître un antagonisme de fond. Ainsi, lors de sa première conférence de presse, en mars, le président Biden déclarait :

“[La Chine] s’est donné pour objectif global de devenir le pays le plus riche et le plus puissant du monde. Cela n’arrivera pas sous mon mandat, car les États-Unis vont continuer à prospérer et à se développer.”

Si la montée en puissance de la Chine inquiète et angoisse les États-Unis, elle fait naturellement la fierté de Pékin et renforce son assurance. En janvier, Xi Jinping déclarait devant une assemblée de hauts dignitaires du Parti communiste :

“À l’heure où le monde traverse une période de turbulences sans précédent, le temps et la dynamique sont du côté de la Chine.”

De fait, les dirigeants chinois redoublent désormais d’aplomb face à Washington. En mars, Yang Jiechi, membre du bureau politique et ancien diplomate chinois, a fait sensation lors d’une rencontre sino-américaine de haut niveau en Alaska, durant laquelle il a reproché à ses homologues américains leur “ton condescendant” et affirmé que “les États-Unis ne sont pas qualifiés pour parler à la Chine en position de force”.

Assurance chinoise

Au cours de l’année écoulée, toute une série de contrastes saisissants entre les deux pays a encore renforcé l’assurance de la Chine. À la mi-mai, le nombre de décès liés au Covid-19 aux États-Unis frisait les 600 000, alors que la Chine – avec une population nettement supérieure – déplorait moins de 5 000 morts, selon les chiffres officiels.

Ces dernières années, l’actualité américaine a été rythmée par une série de tueries de masse, de brutalités policières et d’émeutes urbaines, témoignant d’un degré de chaos et de violence sans équivalent en Chine. De plus, la polémique sur l’élection présidentielle américaine de 2020, qui a abouti à l’assaut du 6 janvier sur le Capitole par des émeutiers cherchant à faire annuler la défaite de Trump, a mis en lumière le climat d’extrême instabilité sociale et politique régnant aux États-Unis, plus flagrant encore face à l’ordre et à la prévisibilité du système chinois.

Nombre d’analystes chinois se sont emparés de ces événements pour pointer du doigt les dysfonctionnements politiques, les inégalités socio-économiques, les lignes de fracture ethniques et raciales et la stagnation économique qui plombent les États-Unis et d’autres démocraties occidentales. Ils font également remarquer que parmi les pays en développement et anciens pays socialistes qui, après la guerre froide, ont repris les modèles occidentaux, beaucoup sont en piteux état, et ils ne se privent pas de souligner que l’Afghanistan et l’Irak, les deux pays où l’intervention américaine a été la plus musclée, sont toujours en proie à la pauvreté, à l’instabilité et à la violence politique.

Triomphalisme hautain

Autant de raisons qui confortent un grand nombre de Chinois, notamment de la jeune génération, dans leur assurance, voire leur triomphalisme hautain face aux pressions américaines.

Le durcissement récent des perceptions chinoises à l’égard des États-Unis trouve toutefois son origine dans un antagonisme plus ancien. La Chine considère en effet que l’ingérence de Washington dans ses affaires intérieures visant à changer le système politique de la République populaire et à saper l’autorité du PCC constitue depuis longtemps la plus grave menace à sa souveraineté et à sa sécurité nationale. Or les Américains sous-estiment souvent l’importance de cette histoire pour leurs homologues chinois, et ne mesurent pas à quel point elle détermine l’image de Washington à Pékin.

L’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois, en 1949, a balayé les anciens liens politiques, économiques et culturels entre les États-Unis et la Chine continentale. En réaction à la stratégie américaine d’endiguement et d’isolement de la Chine, Pékin a conclu une alliance avec Moscou et a rapidement engagé une confrontation militaire directe avec les États-Unis lors de la guerre de Corée [en octobre 1950].

Subversion occidentale

Vers cette époque, le PCC a lancé une campagne idéologique pour débarrasser les Chinois instruits de l’état d’esprit “proaméricain, entre crainte et vénération de l’Amérique”. Au milieu des années 1950, le PCC a pris acte du soutien apporté par les États-Unis et leurs alliés aux révoltes anticommunistes en Hongrie et en Pologne, alors sous le joug soviétique. Pendant les vingt années qui ont suivi, le parti s’est particulièrement attaché à se prémunir de la subversion occidentale et à empêcher une “transition pacifique” vers un capitalisme et une démocratisation à l’occidentale.

En 1979, la politique de “réforme et ouverture” de Deng Xiaoping a marqué un véritable basculement politique, qui s’est traduit par un réchauffement des relations sino-américaines. Dans les années 1980, les deux pays ont également développé leurs échanges civils et commerciaux. Mais ce rapprochement a également avivé la suspicion de Pékin sur la volonté des Américains de semer la discorde pour, à terme, renverser le PCC.

L’intense couverture des médias américains des manifestations de la place Tian’anmen, en 1989, ainsi que les sanctions que Washington et ses alliés ont imposées à Pékin après l’écrasement du mouvement, ont confirmé les inquiétudes du parti sur les intentions américaines.

Depuis lors, à chaque fois que le PCC a été confronté à des troubles politiques intérieurs, il a voulu y voir la main invisible des États-Unis. À la fin des années 1990, après que le gouvernement chinois a lancé une vaste opération de répression contre le Falun Gong, qualifié par le PCC de “secte maléfique”, le dirigeant du mouvement et ses adeptes se sont exilés aux États-Unis où ils ont établi leur base arrière, et la Chambre des représentants américaine a dénoncé la “persécution” du groupe et de ses membres par la Chine.

Les États-Unis ont également accueilli et activement soutenu plusieurs dissidents chinois. En octobre 2010, l’écrivain Liu Xiaobo, intellectuel réputé et farouche opposant au PCC, s’est vu attribuer le prix Nobel de la paix. La Chambre des représentants américaine l’a félicité et a appelé Pékin à le libérer de prison. En Chine, nombreux sont ceux qui sont convaincus que des personnalités politiques américaines ont fait pression sur le comité Nobel pour attribuer le prix à l’écrivain dissident.

Ingérence américaine au Tibet

Les dirigeants chinois sont particulièrement exaspérés par ce qu’ils considèrent être une ingérence américaine dans les régions rebelles de Chine. Quand en 2008, une émeute a éclaté à Lhassa, capitale du Tibet, le PCC a interprété ces violences comme le résultat délibéré du soutien de longue date des Américains aux séparatistes de la diaspora tibétaine emmenés par le dalaï-lama qui, entre 1991 et 2008, a été reçu pas moins de neuf fois par des présidents américains. Début 2009, les médias d’État chinois affirmaient que “la clique du dalaï-lama est devenue de fait un instrument de l’ingérence flagrante des États-Unis dans les affaires intérieures chinoises et de leurs tentatives visant à diviser la Chine”.

En 2018, Trump a signé une loi [sur l’accès réciproque au Tibet] qui obligeait le Département d’État américain à sanctionner les dirigeants chinois empêchant les Américains de se rendre librement au Tibet [et les Tibétains en exil d’y retourner], initiative condamnée par le ministère chinois des Affaires étrangères, qui la qualifiait de “grossière intrusion dans les affaires internes de la Chine”.

Surveillance du Xinjiang

Plus récemment, la région occidentale du Xinjiang a ravivé les tensions diplomatiques. Pékin prétend que les soulèvements violents qui ont secoué la province en juillet 2009 ont été préparés et organisés depuis l’étranger, et que les troubles ont été sciemment fomentés par des militants ouïgours exilés aux États-Unis, encouragés et soutenus par des hauts responsables et des groupes associatifs états-uniens.

En 2019, plusieurs associations américaines de défense des droits de l’homme ont accusé le PCC de surveiller et de torturer les Ouïgours et d’autres minorités musulmanes, et d’avoir interné au moins un million de musulmans dans des camps au Xinjiang. L’année suivante, le Congrès américain a voté une loi imposant au gouvernement fédéral de rapporter [au Congrès] toute atteinte des droits humains dans la région autonome ouïgoure. Et en mars 2021, l’administration Biden a qualifié la politique répressive des autorités chinoises dans le Xinjiang de “génocide” et pris des sanctions à l’encontre des responsables de la sécurité publique de la province.

Pékin a réfuté à plusieurs reprises cette allégation et accusé Washington, par la voix du porte-parole de sa Mission permanente auprès des Nations unies, de “s’acharner à fabriquer des mensonges et à manigancer pour instrumentaliser les questions liées aux Xinjiang afin de semer le désordre et d’endiguer la Chine”.

Solidarité avec Hong Kong

La politique américaine à l’égard de Hong Kong attise également depuis longtemps la méfiance de la Chine. En 2014, les Hongkongais étaient descendus en masse dans la rue, déclenchant le mouvement prodémocrate Occupy Central (qui déboucherait sur la “révolution des parapluies”), pour protester contre la réforme du système électoral de la région administrative spéciale (RAS) décidée par les autorités chinoises. Pékin était persuadé que le gouvernement américain et des ONG basées aux États-Unis étaient derrière cette contestation.

Puis, quand en 2019-2020 de nouvelles manifestations ont éclaté sur le territoire en réponse au projet d’amendement de la loi d’extradition entre la Chine continentale et l’ex-colonie britannique, les forces de sécurité ont brutalement réprimé le mouvement, et l’administration Trump a réagi en adoptant des sanctions à l’encontre de plusieurs hauts responsables chinois et hongkongais. En mars 2021, l’administration Biden a renforcé le régime de sanctions après que Pékin a promulgué une nouvelle loi draconienne sur la sécurité nationale à Hong Kong.

Enfin, aucun dossier n’a davantage envenimé les relations sino-américaines que le statut de Taïwan. Pendant des décennies, l’adhésion de Washington au principe de “Chine unique” a eu l’effet attendu d’empêcher que les désaccords sur l’île ne déclenchent un conflit entre les États-Unis et la Chine. Mais les deux pays sont souvent passés à deux doigts de la catastrophe, et la capacité de cette politique d’apaiser les tensions commence à s’émousser.

Soutien à Taïwan

En 1995, alors que les factions indépendantistes gagnaient du terrain à Taïwan, Washington a accordé un visa au président de l’île nationaliste, Lee Teng-hui, pour lui permettre de se rendre à l’université Cornell, où il avait fait ses études et était invité à prononcer un discours, qui a irrité Pékin. En représailles, au printemps 1996, la Chine a organisé de grandes manœuvres militaires dans le détroit de Taïwan, et Washington a répliqué en envoyant deux groupes aéronavals dans la zone. Cette crise n’a fait que conforter Pékin dans l’idée que Washington resterait le principal obstacle à la réunification.

Sous le mandat du président taïwanais Ma Ying-jeou, de 2008 à 2016, les tensions entre Pékin et Washington étaient retombées. Mais depuis l’arrivée au pouvoir à Taipei du Parti démocrate progressiste (PDP, indépendantiste), en 2016, la position de Pékin s’est à nouveau durcie. La Chine n’a cessé de faire monter la pression politique et militaire sur Taïwan pour dissuader le PDP de prendre la moindre initiative pour provoquer une sécession de jure de l’île nationaliste.

Parallèlement, depuis quelques années, Washington a brisé à plusieurs reprises le statu quo sur la question taïwanaise. En décembre 2016, avant même son investiture, Donald Trump a répondu à un appel téléphonique de la présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, qui l’a félicité pour son élection – une conversation qui n’a pas manqué de provoquer l’ire de Pékin. Bien qu’il ne se soit jamais véritablement intéressé de très près au dossier taïwanais, Trump a promulgué plusieurs lois visant à resserrer les liens taïwano-américains et à renforcer la position internationale de l’île.

En janvier 2021, Joe Biden est devenu le premier président américain depuis 1978 à inviter à son investiture la représentante de Taïwan aux États-Unis [Hsiao Bi-khim, ambassadrice de facto]. Quelques jours plus tard, le département d’État réaffirmait dans un communiqué le soutien “inébranlable” des États-Unis à Taïwan.

Tentatives de déstabilisation

Le PCC est persuadé que toutes ces initiatives, qu’il considère comme autant de tentatives de semer la discorde et de déstabiliser la Chine, s’inscrivent dans le cadre d’une vaste stratégie américaine visant à occidentaliser (xihua) et diviser (fenhua) la République populaire pour l’empêcher de devenir une grande puissance.

Pékin veut par ailleurs voir la main de Washington derrière les “révolutions de couleurs” qui ont éclaté entre 2003 et 2005 dans plusieurs États de l’espace postsoviétique, et reste convaincu que le gouvernement américain a orchestré d’autres soulèvements contre des régimes autoritaires dans le monde entier, y compris les “printemps arabes” de 2010-2011. Dans l’esprit du PCC, ces prétendues interventions américaines pourraient fournir à Washington un modèle pour saper, et à terme, renverser le parti.

Le gouvernement central et les médias officiels chinois ne font aucune différence entre l’exécutif, le Congrès, les médias américains et les ONG basées aux États-Unis. Pour le PCC, toutes les institutions et tous les ressortissants américains qui critiquent la Chine ou s’en prennent à Pékin sont les acteurs d’une campagne de subversion parfaitement préparée et organisée, tandis que tous les citoyens ou groupes chinois ayant d’une façon ou d’une autre bénéficié de l’appui des États-Unis ou d’associations américaines, sont à ses yeux des “laquais” ou “des agents politiques” de Washington.

Censure et contre-sanctions

Depuis quelques années, pour contrer les “ingérences américaines”, loin de s’en tenir à une rhétorique véhémente, la Chine a consolidé l’emprise du PCC sur la société civile, renforcé la censure des informations “politiquement incorrectes” auxquelles sont exposés ses citoyens, et imposé des contre-sanctions à l’encontre de plusieurs responsables, associations et ressortissants américains que le PCC soupçonne d’œuvrer contre la Chine.

Ces mesures ne constituent qu’un volet d’une stratégie d’ensemble à long terme pour préserver la toute-puissance du PCC, qui prévoit également toute une série de lois et d’orientations politiques censées limiter la capacité des Américains et d’autres étrangers à encourager la dissension politique en Chine – des activités que le parti voit comme des menaces à sa légitimité et à son autorité. Le PCC a également intensifié l’“éducation politique” de ses cadres et du grand public et donné un nouvel élan à ses campagnes de propagande étrangère.

Les inquiétudes du PCC sur l’interférence des États-Unis dans les affaires internes de la Chine sont étroitement liées aux tensions entre Washington et Pékin sur tout un éventail de questions géopolitiques, depuis les conflits territoriaux en mer de Chine méridionale jusqu’aux accusations sur les origines du virus responsable de la pandémie de Covid-19.

Le durcissement de la position chinoise dans ces désaccords provient en partie de la méfiance du PCC, qui soupçonne les États-Unis de tenter d’affaiblir le pays et de délégitimer le parti. Le message est clair : la Chine ne se laissera pas intimider.

Ordre intérieur chinois vs ordre mondial

Les relations sino-américaines s’articulent sur deux ordres : l’ordre intérieur que le PCC maintient en Chine et l’ordre international que les États-Unis prétendent diriger et préserver. Avant la détérioration des relations bilatérales, amorcée en 2017, Washington et Pékin respectaient un accord tacite : les États-Unis ne tenteraient pas ouvertement de déstabiliser l’ordre intérieur de la Chine et, en échange, la Chine n’affaiblirait pas sciemment l’ordre international dirigé par les États-Unis.

Cette entente implicite a permis aux deux pays de développer considérablement leurs liens commerciaux et civils – au point d’en arriver à une certaine interdépendance. Ils ont aussi commencé à travailler en concertation et à coopérer sur plusieurs grands dossiers internationaux, tels le contre-terrorisme et le changement climatique.

Mais cette entente implicite s’est désormais effilochée, puisque les États-Unis semblent résolus à affaiblir le PCC, et la Chine, décidée à défier l’hégémonie américaine sur ses institutions internationales et, plus largement, sur les valeurs occidentales. La perspective d’un cercle vicieux se profile.

Pour éviter un conflit ouvert, les autorités de Washington et de Pékin doivent admettre deux réalités fondamentales. La première est que le PCC jouit d’une immense popularité auprès de la population chinoise ; sa mainmise sur le pouvoir est inébranlable.

En dépit de ses difficultés intérieures – le ralentissement économique, une population vieillissante et un système de protection sociale imparfait, notamment –, dans l’avenir prévisible, le pouvoir du parti restera incontesté. Les pressions extérieures sur la Chine pour réformer son système politique risquent d’être vaines et pourraient même être contre-productives en favorisant l’unité et en attisant les sentiments antioccidentaux.

La seconde réalité est que les États-Unis garderont la haute main sur l’ordre mondial. Les problèmes du pays sont évidents : tensions raciales, polarisation politique, inégalités socio-économiques et fragilisation des alliances. Sa force, cependant, tient à sa diversité, à sa culture de l’innovation et à la résilience de sa société civile – des qualités que rien ne dément.

Si bon nombre de pays peuvent être frustrés par l’hypocrisie de Washington, ses dysfonctions, son leadership chancelant, très peu souhaitent véritablement voir les États-Unis quitter leur région et laisser derrière eux un vide du pouvoir.

Respect mutuel

Au vu de ces réalités, les deux pays devraient s’en remettre à ce que les Chinois appellent depuis longtemps un principe de “respect mutuel” : Washington devrait respecter l’ordre intérieur de Pékin, qui a sorti des millions de gens de la pauvreté et apporté la stabilité au plus grand pays du monde, et Pékin devrait respecter le rôle constructif de Washington dans l’établissement de l’ordre mondial actuel, qui a favorisé la croissance économique et le progrès technologique et qui, en fin de compte, a beaucoup profité à la Chine.

Les deux pays continueront toutefois de s’affronter sur bien des questions – à celui qui défendra le mieux les intérêts de son peuple, se relèvera le plus vite de la pandémie de Covid-19 et veillera le mieux sur la santé de ses citoyens, bénéficiera de la plus forte cote de popularité dans le monde, etc. Ils devraient en revanche s’abstenir de jouer à qui fustigera l’autre le plus durement et le plus fort, et à qui produira les armes les plus formidables.

Maintenir la paix à Taïwan

Pour éviter que cette compétition ne vire à la catastrophe, il faudra surveiller de près deux questions. La première est Taïwan. Le PCC considère que le statut de Taïwan est au cœur de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la République populaire de Chine. Le gouvernement américain, lui, envisage Taïwan au prisme de ses obligations internationales et de ses intérêts sécuritaires.

Les deux rivaux partagent néanmoins un intérêt commun : maintenir la paix. Comme le faisaient remarquer en 2019 dans nos colonnes Kurt Campbell [ancien secrétaire d’État adjoint pour l’Asie de l’Est et le Pacifique, nommé coordinateur de la politique asiatique par l’administration Biden] et Jake Sullivan [conseiller du président Joe Biden à la sécurité nationale], grâce à l’approche nuancée et souple que les deux parties ont toujours adoptée :

“Taïwan est non seulement une poudrière, mais c’est aussi la plus grande réussite méconnue de l’histoire des relations sino-américaines.”

Si Washington s’en tient à sa politique de “Chine unique”, et s’abstient de soutenir ouvertement l’indépendance de Taïwan, Pékin a de grandes chances de rechercher une unification pacifique avec Taïwan, à moins que des clauses de la loi antisécession de Pékin [votée en 2005] – que les autorités taïwanaises déclarent unilatéralement l’indépendance de jure en retirant le terme “Chine” du nom officiel de l’île, par exemple – ne poussent la Chine continentale à faire usage de la force.

Éviter la guerre économique

La deuxième question cruciale tient à la concurrence économique sino-américaine, qui soulève des problèmes plus vastes et plus épineux que la question de Taïwan. Le “socialisme à la chinoise” et “l’ordre international libéral” semblent être de plus en plus incompatibles. Avant même que l’administration Trump ne déclenche la guerre commerciale, le modèle des échanges économiques bilatéraux sino-américains devenait intenable, car les Américains étaient de plus en plus contrariés par ce qu’ils considéraient comme des pratiques commerciales et technologiques déloyales.

Or les deux économies sont devenues tellement interdépendantes qu’un divorce économique et technologique se traduirait par d’innombrables préjudices et ouvrirait la voie à une période d’incertitude sans précédent. Pour l’heure, Pékin met l’accent sur l’autosuffisance économique et l’innovation nationale, alors que Washington doit faire face à une montée en puissance du nationalisme populiste – une dynamique engagée avec le slogan de Trump “l’Amérique d’abord” et qui inspire en partie la “politique étrangère au service de la classe moyenne” de Joe Biden.

Chacun des deux pays veut accroître sa compétitivité économique au détriment de l’autre. Mais en réalité aucune des deux ne prospérera à moins que l’une et l’autre ne connaissent une forte reprise après la pandémie.

Un marché chinois ouvert

La Chine doit hâter ses réformes afin de relancer le commerce extérieur, les investissements étrangers et les échanges technologiques, comme le prône son nouveau mantra de “double circulation”.

Dans cette logique, stimuler la production et la consommation intérieures encouragerait les entreprises étrangères à solliciter davantage les chaînes d’approvisionnement industrielles et les marchés de consommation chinois, et favoriserait l’émergence de ce que Xi a appelé une “économie mondiale ouverte”. En s’intégrant à l’économie mondiale, la Chine renforcerait par ailleurs son ordre intérieur, puisqu’une économie florissante devrait doper la popularité du PCC.

La Chine continuera peut-être à ignorer les appels à réformer son système politique, mais elle devrait respecter les règles internationales (ou s’y adapter), qui favoriseront son économie, contribueront au progrès social et assureront une sécurité environnementale à long terme.

Un ordre mondial inclusif

Les États-Unis, quant à eux, devraient reconsidérer les éventuelles conséquences de leur soutien à l’ordre existant. Un ordre véritablement libéral serait plus inclusif et prendrait en compte les valeurs des sociétés non occidentales ainsi que les intérêts de pays extérieurs à la sphère d’influence de Washington. Les échecs que l’armée américaine a essuyés en Afghanistan et au Moyen-Orient devraient constituer un rappel salutaire des limites de la puissance américaine.

Si les États-Unis et la Chine ne parviennent pas à gérer leur rivalité, le monde sera exposé à la division, aux turbulences et au conflit. Pour nouer une relation de respect mutuel, ils devraient tout d’abord s’efforcer de comprendre les origines de leur défiance mutuelle. Si les dirigeants des deux pays parviennent à comprendre comment l’autre camp perçoit l’histoire récente, ils auront plus de chance de bâtir un avenir meilleur.

Wang Jisi

Courrier International


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