Zemmour : L’imprécateur dans la débâcle

mardi 2 novembre 2021.
 

Il n’y a pas de Zemmour sans feu. Entre bouleversement climatique et pandémie, l’heure de vérité a sonné pour l’humanité. Dans cette débâcle où le cynisme autoritaire l’emporte sur toute espérance commune, la confusion politique gagne. Elle laisse les peuples sans boussole et les nantis sans conscience. L’abolition de l’avenir ouvre la voie aux imprécateurs dans le grand show présidentiel.

On attendait Le Pen comme une menace longuement construite. Nous voici face à la comète Zemmour, atrabilaire haineux des scènes de pugilat de grande écoute, cultivé par des journalistes et des producteurs audiovisuels irresponsables. La vieille menace était celle d’un parti ancien, rassis et ranci de génération en génération, passé maître dans l’art de la dédiabolisation. Voici le diable a ressort qui sort brusquement de sa boite et éructe sans vergogne toutes les horreurs racistes, machistes et homophobes qui flottent dans l’air du temps. Articulant mensonge, mauvaise foi, provocation, il transforme journalistes et contradicteurs en témoins sidérés de la catastrophe. Pire, il se trouve des interlocuteurs complaisants prêts à lui servir la soupe. Le 4 octobre la revue Front Populaire lui construit une légitimité intellectuelle inespérée : pour un ticket d’entrée de 24 à 44 euros on peut assister à son « débat » avec l’omniprésent islamophobe, anti freudien, souverainiste Michel Onfray sur la scène du Palais des congrès à Paris.

Pris en compte dans les sondages à la rentrée, il passe pour l’Institut Harris de 7 à 17 % d’intentions de vote en un petit mois, dépassant l’extrême droite historique en chute libre, mordant sur l’électorat républicain (surtout celui de Fillon en 2017).

Était-il opportun de venir sur BFMTV lui porter contradiction sur ses thèses comme l’a fait Jean Luc Mélenchon ? Laissons la question ouverte. Ce dernier a sans doute regonflé la combativité de troupes de gauche démoralisées. Il n’a, à l’évidence , pas arrêté l’incendie.

Quel que soit son talent, ce n’était pas en son pouvoir. À une époque où trois candidats autoproclamés de gauche à l’élection présidentielle (Roussel, Hidalgo, Jadot) ont choisi de manifester devant l’Assemblée nationale à l’appel du syndicat policier Alliance, au moment où leConseil d’État entérine la dissolution du CCIF, à l’heure où Arnaud Montebourg propose de faire condamner « les imams qui appellent désobéir à la loi », il est clair que l’incendie est beaucoup plus vaste.

Comme le montre Ugo Palheta, ce « zemmourisme » dont la flambée médiatique est impressionnante fait plus que surfer sur les dérives du temps. Ne sous estimons pas la séduction du mal. Cette séduction est socialement marquée. Contrairement au populisme du Rassemblement National, son discours ne résonne pas tant aux oreilles des plus démunis qu’à celles de catégories aisées, éduquées, diplômées dont les journalistes des grands médias se font l’écho. Il y a dans cette sorte de survivalisme de salon qui emporte toutes les digues politiques et morales, l’effet d’une connivence sociale dans la débâcle climatique et sanitaire, d’une panique de celles et ceux qui ne veulent rien lâcher de leurs quelques privilèges. Zemmour le dit lui-même : il ne veut pas sauver la planète mais « simplement sauver la France ».

La peur collective est de longue date, le terrain des prédications religieuses culpabilisatrices. Après la Grande peste noire, la fin du moyen-âge a été un moment privilégié pour faire « de l’effroi de l’enfer et du purgatoire l’un des motifs les plus puissants de la prédication aux foules ».

Tel ces prédicateurs religieux qui ont pu transformer ces peurs en furie purificatrice, Zemmour l’annonce avec force et conviction : dans la débâcle, la France ne sera sauvée qu’en se purgeant de tous les maux qui la rongent : le musulman, l’étranger, les enfants d’étrangers, les déviantes et déviants de tous acabits, les féministes, l’islamogauchisme, le "wokisme", les antiracistes, les réunions non mixtes, le mariage pour tous, la PMA, l’héritage de 1968, l’héritage de 1789... Il nous faut retrouver « les valeurs éternelles » contre toutes les errances morales, sociales et politiques de la modernité. Si l’antienne est ancienne, sa remastérisation est d’une efficacité redoutable.

La débâcle comme expérience quotidienne et brutale de l’incertitude

Car il s’agit bien de débâcle. Comme le souligne Isabelle Stengers, l’effondrement tant annoncé n’arrête pas le flot du monde. Comme immergés dans la débâcle d’un fleuve qui dégèle au printemps, nous vivons en direct la libération soudaine et incontrôlée de toutes les menaces.

Tandis que 20% des espèces animales sont menacées, ainsi qu’un tiers des arbres de la planète, que l’accélération de la mutation climatique entre de façon dramatique et récurrente dans notre quotidien, la lutte contre la pandémie s’apparente au travail de Sisyphe : à peine les vaccins mis au point et diffusés, les nouveaux variants remettent en cause leur efficacité. La croissance exponentielle du nombre et de la gravité des catastrophes naturelles rythme désormais nos vies. [2]

Tandis que la planète est en colère, la vie la plus élémentaire se venge de ses prédateurs. Nous avons toutes et tous compris au fil des mois que le Covid n’était pas un accident passager que quelques semaines de confinement pouvaient faire ranger aux curiosités de l’histoire. D’une vague à l’autre, nous faisons l’expérience que l’immense inventivité scientifique de l’humanité est engagée dans une course de vitesse avec l’immense inventivité d’un organisme rudimentaire.

Nous savons que si tous les gouvernements du monde mettaient en œuvre dès demain les préconisations les plus radicales du dernier rapport du GIEC, le mécanisme implacable du réchauffement se ralentirait, voire peut-être s’arrêterait en quelques décennies. Mais nous ne reviendrons pas, à l’échelle d’une vie humaine, à la situation antérieure. Nous ne reverrons pas les glaciers avancer, le Gulf Stream se rétablir, la température de la méditerranées baisser, le niveau de la mer d’Aral et du lac Tchad remonter de façon spectaculaire.

L’incertitude abolit l’avenir comme projet de vie et laisse la politique sans mot devant l’accélération du temps. Collectivement, « le nez dans le guidon, nous sommes pris dans la course infernale des échéances, des évaluations et des crises incessantes » et « cet enchaînement ininterrompu nous coupe d’une analyse globale (…) qui nous permettrait de penser l’avenir » soulignent les anthropologues Jacinthe Mazzocchetti et Pierre-Joseph Laurent, auteurs de Dans l’oeil de la pandémie. Le temps nous est « volé ».

Voici sans doute pourquoi les images de l’aéroport de Kaboul fin août ont à ce point fait vibrer nos imaginaires. Celles de l’ambassade américaine à Saigon le 30 avril 1975 nous parlaient de la débâcle d’une armée, d’un impérialisme, en s’inscrivant dans le grand récit politique du 20° siècle. Le chaos de Kaboul nous parle d’une autre débâcle, celle de de notre monde. Il nous donne à voit une débâcle où se pose une logique de tri entre celles et ceux qu’on choisit de sauver et les autres.

Car à l’instar de l’aéroport de Kaboul, la débâcle globale n’est pas la même pour toutes et tous. Elle n’est pas la même pour celles et ceux qui cherchent à comprendre qui a pu ainsi vouloir les perdre et les abandonner et pour les quelques-uns qui gardent jalousement le monopole des canaux de sauvetage.

Paniques, dénis et boucs émissaires

L’onde de choc ébranle l’humanité dans ses repères les plus fondamentaux. Quand la panique se marie au déni, vient la quête des boucs émissaires. Les grandes épidémies du passé, celles qui ont duré plusieurs années et décimé un part notable de la population, nous en offrent des récits édifiants que nous rappelle « Le grand récit » de l’historien Johann Chapoutot.

« La violence du mal était telle qu’on ne savait plus que devenir et que l’on perdait tout respect de ce qui est divin et respectable » raconte Thucydide[3] à propos de « la grande peste d’Athènes », sans doute le typhus, qui emporta entre un quart et un tiers de la population de la ville entre 430 et 426 avant Jésus-Christ, dont Périclès. Mille ans plus tard, la peste, la vraie, est au départ de la première pandémie attestée à partir de 541[4]. Procope de Césarée décrit alors un chaos social : « les domestiques n’avaient plus de maîtres et les personnes riches n’avaient point de domestiques pour les servir. Dans cette ville affligée, on ne voyait que maisons vides, et que magasins et boutiques qu’on n’ouvrait plus », tandis que les maison des riches défunts sont pillées. La référence au Jugement dernier rassemble les imaginaires, entre renforcement des autorités ecclésiastiques, manifestations de contrition collective et émergence de prophètes et de meneurs populaires tentant de fédérer les mécontentements. La Grande peste noire à partir de 1347 trouve son bouc émissaire lors d’une flambée européenne d’antisémitisme meurtrier. Les juifs sont accusés d’empoisonner les puits. Les pogroms s’enchainent[5].

Si le populisme, le complotisme et l’antisémitisme semblent condamnés à ressurgir à chaque effondrement symbolique majeur, la période moderne y ajoute un « variant » lié aux progrès de la médecine : la violence contre les soignants eux-mêmes. Elle se déchaine lors de l’épidémie de fièvre Ébola en 2014-2015 au Libéria et en Guinée Conakry[6]. Quelques années plus tard, quand l’épidémie reprend au Congo et à Bubembo (Nord Kivu), l’implication d’une Jeep médicale dans un accident provoque une émeute meurtrière (neuf morts).

Avec le Covid, des réactions de ce type surgissent dès mars avril 2020 : à Birbhum en Inde le 4 avril, à Youpugon en Côte d’Ivoire la foule attaque un centre de dépistage les 5 et 6 avril , des funérailles sont empêchées à Bizerte le 31 mars ou à Daqahliya en Égypte le 11 avril. À Gumla (Jharkhand) le 8 avril, des musulmans accusés de répandre le virus en Inde sont lynchés. On aurait tort de mettre en cause l’ignorance ou les superstitions de peuples qui seraient trop soumis à des autorités coutumières. Certes le saccage d’un centre de vaccination à Saint-Orens-de-Gameville près de Toulouse, le 16 août 2021 avec la destruction de 3500 doses de vaccins n’a pas été meurtrier Mais la logique n’est pas si différente après l’attaque, depuis la mi-juillet 2021, d’une vingtaine d’établissements de santé : quinze centres de vaccination, quatre centres de dépistage, un laboratoire d’analyses médicales et un pôle santé.

Des rendez-vous manqués à la panique des nantis

Se souvient-on pourtant que les premières mobilisations, lors de la première vague au printemps 2020 ont été un gigantesque élan d’auto-organisation solidaire ? L’impréparation l’autoritarisme incompétent des pouvoir ne sont compensées que par le bricolage virtuose des soignants dans l’urgence et la pénurie, les initiatives multiples de production artisanale de masques, l’organisation des solidarités les plus diverses. Le premier choc que fut le premier confinement nous a montré qu’une société n’a pas besoin de discours martiaux pour auto organiser sa résilience, comme elle n’a pas besoin de décisions technocratiques pour organiser sa sécurité sanitaire. Cette expérience collective n’a été pensée, mise en valeur et capitalisée par aucune force politique. Dans l’été et ce début d’automne 2020 de « retour à l’anormal », chacun a voulu tourner la page et revenir aux termes habituels du débat politique. Les enjeux de l’incompétence d’État et des compétences populaires n’ont pas été convoqués dans le débat public (y en a-t-il eu un ?). La démocratie sanitaire a été rayée de la carte des possibles.

Pire, dans les pays les plus riches, le masque a été le premier terrain de la défiance face à la technocratie sanitaire. Alors que de mars à mai 2020, sa fabrication artisanale avait donné à voir l’autogestion solidaire face à la pénurie, il devient. dès l’été l’objet qu’un rejet aussi passionné que minoritaire. La contestation de l’autoritarisme y croise bien souvent le déni populiste du virus porté tant pas Bolsonaro que par Trump. La passion a saisi les mobilisations anti masque et anti-confinement dans les pays du nord. Le 30 avril 2020, le Capitole de l’État du Michigan à Lansing est pris d’assaut par des manifestants dont certains en armes.

La mobilisation, récupérée par l’extrême droite, touche Londres et Berlin en août 2020 au cri de « Liberté », puis le Canada et la France en septembre. En France, dès le départ, cette mobilisation est socialement marquée. L’étude de la Fondation Jean-Jaurès sur le mouvement anti masque de 2020 nous montre des contestataires plus diplômés et plus à droite que la moyenne au moment même où en Afrique, en Asie ou en Amérique latine. la révolte était enracinée dans les effets sociaux dévastateurs du confinement dans les villes les plus pauvres dont l’économie informelle a été asphyxiée.[7]

Ce contraste géopolitique s’accroit encore en 2021, quand s’ouvre la perspective vaccinale. Entre le 1 janvier 2021 et le 15 septembre on compte 151 manifestations liées aux politiques sanitaires ayant donné lieu à des affrontements plus ou moins violents. Les deux tiers ont eu lieu en Europe (97), 13% sur le continent Américain. Rares sont les mobilisations qui réclament des mesures sanitaires voire des vaccins comme en Thaïlande ou au Mexique. Il s’agit essentiellement de les contester. Et sur ce terrain-là, la France est championne toutes catégories des 26 pays concernés dans le monde : 31 manifestations avec affrontements, dont 26 en métropole.

Complotistes et libertariens américains se trouvent alors à l’avant gade de cette vague paradoxale : une résistance aux mesures sanitaires dans les pays ou ces mesures ont été fortes, où les moyens mobilisés notamment en termes de vaccination ont été de loin les plus importants, où les résultats dans le freinage du COVID ont été les plus efficaces ! Alors que, depuis janvier 2021, la carte de la diffusion des vaccins est identique à la carte des inégalités tant géopolitiques qu’au sein de chaque pays, une part des bénéficiaires de ces inégalités se mobilisent non pour la justice vaccinale mais pour la liberté individuelle !

La défiance désarmée.

Tandis que la panique appelle l’autorité du pouvoir comme celle du savant, l’angoisse vitale conteste avec passion cette autorité impuissante, qu’elle soit politique ou savante. Telle est l’injonction paradoxale lancée au monde et à ses gouvernements. Telle est l’injonction paradoxale qui aujourd’hui détricote toutes les références partagées qui furent les nôtres. Nous voyons, parfois dans notre entourage proche, de solides militants de longue date devenir antivaccins, des savants rigoureux prendre des postures stigmatisées comme complotistes, des piliers de la pensée critique soutenir l’autoritarisme sanitaire le plus ubuesque. En France, alors que la présence de l’extrême droite dans les mobilisations se fait plus voyante, que l’antisémitisme s’y affirme de façon plus explicite, les dérives liberticides du pouvoir font converger des colères hétérogènes. Convergence de tous les dangers signale Roger Martelli dans Regards : si dans le mouvement de l’été 2021, droite et gauche sont représentés, « c’est la droite la plus à droite qui impose sa mélodie. ». Philippe Marlière fustige alors une gauche « confusionniste » qui « navigue à vue sur la question du « pass sanitaire » et « commet des erreurs graves sur le plan éthique et politique ».

Quelle est donc la matière historique et sociale de cette « Grande confusion » analysée par Philippe Corcuff ? Sa dynamique principale n’est pas celle de la panique égoïste des classes moyennes et aisées qui aujourd’hui s’exprime par le refus des contraintes communes et de l’intérêt public. Elle est dans l’absence désastreuse et douloureuse d’une alternative démocratique à la gestion autoritaire de la pandémie. Comment faire face au caporalisme scientiste sans pouvoir s’adosser à un autre possible ?

« Abandonné face au Covid », telle est massivement « la mauvaise expérience du peuple » décrite par Serge Grossvak, militant de longue date et pilier du rond-point des Gilets Jaunes de Saint Brice dans un long texte publié sur sa page Facebook le 8 septembre 2021. Quand un militant de cette constance et de cette rigueur annonce publiquement son refus de la vaccination, on se dit que la mobilisation de la défiance mérite sans doute mieux que des leçons de morale. Il n’est pas question pour lui de nier « l’exploit technologique » que représente le vaccin ARN messager, mais de dénoncer le piège qui nous est tendu. Faute de construire « des réponses collectives et individuelles » à la menace sanitaire, on se trouve démunis face l’injonction du « seul discours des classes dominantes. Dans ces conditions ce discours du « tout technologique » autoritaire impose à la politique sanitaire la même logique que celle qui s’est imposée sur le vivant en général, celle de l’agriculture intensive, celle de cette « simplification du vivant » qui est aux racines du chaos écologique actuel, y compris de la pandémie. Comment ne pas partager ce constat ?

Le désastre est là. Faute, notamment à Gauche, d’avoir pu faire de la pandémie un objet politique et un laboratoire de transformations démocratiques, faute d’avoir construit la politique sanitaire comme bien commun et non comme discipline, nous sommes emportés, impuissants, dans l’effondrement général de l’imaginaire politique sur l’urgence vitale à laquelle nous faisons face. Oubliée trop vite l’utopie du premier choc au printemps 2020. Oublié même le temps des appels pour penser « le monde d’après A toujours attendre ce monde d’après, nous avons laissé passer la seconde, puis la troisième, puis la quatrième vague du COVID sans comprendre qu’il était déjà là. Sans comprendre que c’était ici et maintenant, dans ce monde et pas plus tard, qu’il fallait réinventer la vie collective.

D’un complotisme à l’autre

L’absence de futur ravage le présent, l’absence de possible empêche de penser le réel Telle est la débâcle qui nous emporte, très différente de la logique trop rationnelle de l’effondrement promis pas les collapsologues. Elle déborde de loin la seule révélation des dégâts du capitalisme. Elle fait exploser notre rationalité, nos références, nos capacités d’agir qu’aucun sermon ne restaurera. Elle est cette disruption qui peut rendre fou, analysée par Bernard Stiegler.

Le « complotisme » prospère quand l’expérience des dominations devient innommable, quand les mots manquent pour crier, quand la politique n’est plus au rendez-vous pour critiquer et proposer, bref quand l’effondrement des contre récits qu’ils soient marxistes, altermondialistes ou libertaires nous laissent orphelins dans le malheur. Il trouve son espace dans une recherche désespérée de réponses, de responsables et de rationalités globales.

L’occasion est trop belle pour les classes dominantes dont la légitimité est portant vacillante

Occasion d’abord de faire l’amalgame entre toute critique des dominations et des délires complotistes. « Par théorie du complot, il faut entendre simplement une interprétation des faits qui conteste la version officielle » annonce sans rire Gerald Bronner[8], « grand spécialiste » promu responsable d’une commission sur « Les Lumières à l’ère numérique »chargée de lutter « contre la désinformation et le complotisme ». Complotiste la dénonciation des milliards de bénéfices engrangés en quelques mois par les multinationales pharmaceutiques en raison de la déroute de la recherche publique dans le monde ? Complotiste la critique de la logique liberticide de contrôle biopolitique qui accompagne les décisions sanitaires ? Complotiste de s’étonner qu’à l’heure des Pandora Papers, le journal de 20 heures du 6 octobre s’ouvre sur la fraudes des aides sociales ?

Occasion ensuite de saturer ce vide politique d’un grand récit de la peur, sorte de complotisme légitime car complotisme d’État. Il n’y avait visiblement pas d’autres urgences en 2020-2021 que de mettre en pièce de façon ostentatoire les libertés individuelles et publiques par la loi Sécurité globale, pas d’autres urgences que de porter atteinte à la liberté d’association par la loi contre un prétendu « séparatisme », pas d’autres urgences que de mettre en place une stratégie policière de répression des manifestations sans équivalent depuis plus d’un demi-siècle, pas d’autres urgences que de construire jour après jour, une islamophobie d’État comme clef de compréhension de toutes les menaces sociales et politiques.

C’est un véritable tsunami qui a inondé l’espace politique durant plus d’un an, emportant la droite comme la gauche dans une surenchère incontrôlée. Toutes et tous, ensemble, que ce soit par stratégie sincère, par opportunisme cynique, par cécité coupable, par paresse intellectuelle, ont engendré un monstre incontrôlable. Sidérée, fascinée la classe politique et médiatique reste pour l’essentiel paralysée devant Eric Zemmour, sa légitimation sans vergogne du complotisme du « grand remplacement », sa réhabilitation de Pétain, son étalage de haine raciste dont les effets de capillarité politique sont insoupçonnés. L’imprécateur dans la débâcle donne un sens mortifère au désarroi de son temps. Il libère les paroles et fait tomber des tabous plus qu’il ne convainc. Il est la mèche d’un explosif déjà accumulé par d’autres. La catastrophe politique est bien est là comme une sorte de précipité chimique de la débâcle. Et comme l’écrit Edwy Plenel, il ne faut pas oublier que « ce qui redouble la catastrophe, c’est de croire qu’on peut y échapper. »

Construire un « sens commun » pour penser la débâcle.

Face à l’imprécateur qui propose de « purifier » la France, face au Trumpisme, face à Bolsonaro, face à Orban il nous faut décider quelle humanité nous voulons être. Et la mettre en œuvre dès aujourd’hui. Si lutter contre le capitalisme dévastateur est une urgence vitale, il nous faut lui opposer une puissance subjective populaire de l’ordre de ce que fut la « conscience de classe » au siècle dernier. Si le commun est notre nouvelle perspective solidaire, alors il nous faut construire le « sens commun » de notre temps qui l’incarnera dans les affrontements politiques d’aujourd’hui, redonnera de l’intelligibilité à la débâcle, opposera des mots partagés à ceux de la haine et de l’exclusion.

Ce sens commun ne se décrètera pas. Il n’émanera ni d’une parole présidentielle, ni d’une parole savante, ni d’une parole politique providentielle. Toutes paroles d’autorité sont aujourd’hui gravement démonétisées. Le sens commun s’élabore au présent dans des pratiques partagées et des lieux de délibération. Sa construction est faite, selon les termes d’Isabelle Stengers « d’incertitudes risquées, de tri collectif, de points de bascule et de continuité, de ruptures et de long fleuve intranquille, de mises en culture balbutiante pour un faire-autrement, de milieux empoisonnés et de tissus (re)génératifs, de canots de sauvetage et d’empirisme vivant (aventureux), de cuisines et d’opérations d’évaluation, de dieux sans pedigree, de rumination et de co-errance, d’anarchie pragmatique. »[9]

Ces lieux de délibération et de pratiques « intranquilles » n’ont cessé de naître et de resurgir depuis vingt ans alors que la pensée politique institutionnelle piétine devant l’avenir du monde. Dix ans après le premier Forum Social Mondial, les pratiques de délibération qui s’y sont inventées sont sorties des cercles militants pour envahir les places publiques. Tahrir au Caire, Syntagma à Athènes, la Puerta Del Sol à Madrid en 2011, Taksim à Istanbul en 2013, Maidan à Kiev en 2013-2014, Nuit Debout à la République à Paris en 2016 ont été des lieux fondateurs. Mais dès octobre 2011, les occupations délibératives de l’espace public ont marqué des centaines de villes lors du mouvement Occupy Wall Street avant d’investir des centaines de Ronds-Points en France lors du soulèvement des Gilets Jaunes en décembre 2018.

Pratiques d’élaboration d’une véritable expertise populaire, elles se sont diffusées dans l’archipel que Naomi Klein[10] nomme la « blocadie », celui des résistances territoriales au capitalisme prédateur, de la gare de Stuttgart en Allemagne à la route transamazonienne au Brésil, du Center parc de Roybon en France à la montagne d’or en Guyane, du Val de Susa en Italie mobilisé depuis 1990 contre le TAV (Treno Alta Velocita) aux Zones à Défendre de Sivens, Bure ou Notre Dame des Landes.

Partout le monopole d’État de l’expertise est combattu par une contre-expertise savante et populaire, une contre-expertise de délibération démocratique. Tel est le chemin que choisissent aujourd’hui les peuples pour faire face à la logique mortifère du capitalisme. Telle est l’antidote aux imprécateurs comme aux autoritarismes.

Contre la délibération des ronds-points, Emmanuel Macron avait opposé un « Grand débat », comme mise en spectacle d’une parole autorisée, la sienne. Depuis mars 2020, refusant de mettre en place des espaces de délibération sur la politique sanitaire, le même Emmanuel Macron, promu grand savant en pandémie, met en scène ses décisions à l’issue d’un « Conseil de Défense » aux délibérations confidentielles.

La mécanique de l’élection présidentielle en France pousse au paroxysme cette confiscation de parole et de pensée. Elle en organise une compétition publique Elle met en scène cette stigmatisation de « l’incompétence » populaire qui a justifié toutes les délégations de parole et de pouvoir et qui, depuis vingt ans, alimente une colère sans frein des peuples. Elle est le piège terrible que mesurent l’abstention grandissante comme les scores dérisoires des candidatures issues de la gauche dans les sondages électoraux. Elle entraine toutes les forces politiques dans cette logique infernale qui « déréalise » leur parole au profit de celle des imprécateurs.

Il n’y aura pas de candidature providentielle. Il n’y aura pas de débat décisif. Il n’y aura pas de compromis salvateur. Il nous faudra boycotter les grands shows médiatiques et travailler à rendre tangible la possibilité d’une démocratie comme « pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer un pouvoir » (Jacques Rancière). Car, quel que soit le résultat de l’élection présidentielle, il nous faudra au soir du second tour, pour être en mesure d’affronter la débâcle, avoir le courage de la vérité[11] au sens de Michel Foucault : la vérité d’une situation humaine n’est jamais la vérité d’une contrainte, mais toujours la vérité d’un possible. La vérité ne se partage que « dans la forme de l’autre monde et de la vie autre. » Une autre humanité est possible.

NOTES

[1] Hans Magnus Enzensberger, Le naufrage du Titanic, Gallimard, 1981

[2] En 2019 la Californie est en feu, le Japon est ravagé par le typhon Hagidis et l’Amérique par l’ouragan Dorian, la Chine et le Midwest américain sont submergés par les eaux. 2020 qui s’ouvre sur l’incendie de l’Australie, connait un nombre record de drames dont 13 ouragans en Atlantique nord (notamment Laura, Sally et Delta aux USA, Bella et Axel en France, Haishen, Ampha, Goni et Vamto en Asie). L’année 2021 n’est pas encore terminée que son bilan provisoire est impressionnant : pluies diluviennes et meurtrières en France, en Belgique, en Allemagne et en Chine, incendies à répétition en Sibérie, en Amazonie, en Californie, en Espagne, en Grèce, en Algérie et en Turquie, un ouragan nommé Ida qui inonde New York après avoir détruit la Louisiane.

[3] Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre II « La peste à Athènes », LII

[4] Cette « peste de Justinien » fait 10 000 morts par jour à Byzance, en 542

[5] Dès 1348, pogroms en Provence (Toulon, ,Apt, Forcalquier et Manosque, Saint-Rémy-de-Provence), dans le Languedoc (Narbonne et Carcassonne), dans le Dauphiné, (Serres Buis-les-Baronnies, Valence, la-Tour-du-Pin, Pont-de-Beauvoisin), en Franche-Comté puis en Navarre, en Castille, en Catalogne, en Savoie, en Allemagne, en Suisse. Après les pogroms de Bâle et Fribourg en janvier, des centaines de juifs sont brûlés à Strasbourg le 14 février 1349.

[6] En août 2014, on assiste ainsi à une émeute à Morovia (Liberia) contre la quarantaine d’un quartier, et une autre à Nzérékoré (Guinée) lors de la désinfection du marché central. En septembre, à Waumey (Guinée), l’attaque d’une mission de sensibilisation fait huit morts, huit agents de santé égorgés, battus à mort ou lapidés. Quelques jours plus tard à Forécariah, d’autres agents de la croix rouge sont pris à partie par la foule qui saccage leurs locaux. En octobre, en Sierra Leone, c’est à Freetown, à deux reprises, que l’émeute éclate, puis à Koidu. En décembre, le centre médical anti-Ébola est saccagé à Conakry. Les émeutes reprennent au printemps 2015 : en mars à Freetown contre le confinement, en mai à Tanené et Kamsar (Guinée) contre les équipes médicales.

[7] Si cette part informelle de l’économie est estimée à 16% dans les pays de l’OCDE elle monte à 32 % en Asie orientale, au Moyen Orient, en Afrique du Nord, à 35% en Asie du Sud et centrale, à 28% en Amérique Latine et 40% en Afrique subsaharienne. Le confinement de 1,3 milliards d’Indiens a plongé dans le désespoir des millions de travailleurs informels urbains.

[8] « L’extension du domaine de la crédulité », numéro 449 de la revue Pour la science en 2015(

[9] Rappelons-nous que la démocratie est née dans ces pratiques délibératives directes dès 1789, puis dans les clubs de la Révolution comme dans ceux de la Commune ouvertes à toutes autant qu’à tous. La délégation de parole et de pouvoir qui fonde la démocratie représentative est d’abord un déni de cette compétence populaire.

[10] La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre Actes Sud, 2010 ; Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique, Arles/Montréal, Actes Sud, 2015 ; Dire non ne suffit plus : contre la stratégie du choc de Trump, Arles, Actes Sud, 2017.

[11] Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres, Gallimard/Seuil, 2009


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