Puissance des sociétés capitalistes, impuissance des pays

samedi 6 novembre 2021.
 

Les anciens empires ne sont plus qu’un souvenir et la mondialisation a rebattu les cartes géopolitiques. Sur une planète fragile et instable, faut-il renoncer à la puissance des nations, la repenser ou lui substituer celle des peuples ?

1) Puissance des sociétés, impuissance des pays

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Le quinquennat accélère le rythme de la vie politique, et quelques mois seulement nous séparent de l’élection présidentielle. Tout le monde est dans les starting-blocks. La campagne est lancée, même si l’on ignore à ce stade qui sera effectivement - et jusqu’au bout - sur la ligne de départ. Une seule certitude : les effets de la crise sanitaire sur nos modes de vies, nos rapports humains, notre santé – morale et physique –, notre économie, notre culture, seront au cœur des enjeux, des discours et autres promesses politiques.

La crise sanitaire a exacerbé ce qui existait déjà : la contestation du néolibéralisme et la remise en cause d’une mondialisation de plus en plus financiarisée, l’épuisement d’un système qui nous fait courir à notre perte, ou encore la crise écologique et démocratique. Pouvons-nous continuer comme avant ? Nous relèverons-nous de la crise en faisant le pari de la croissance et de la consommation quoi qu’il en coûte ?

Le Covid-19 a révélé une ambiguïté : la puissance de nos sociétés et l’impuissance de nos pays. Nos sociétés ont tenu bon parce que ceux qu’on a appelés les secondes lignes, les derniers de cordées – des personnels soignants aux caissières de supermarché en passant par les éboueurs ou les livreurs – ont été présents, renversant au moins pour un temps la hiérarchie sociale des métiers. Nos pays, s’ils ont été puissants dans leur capacité à décider d’un seul homme le confinement de tous, ont été défaillants dans la gestion de la crise sanitaire (masques, tests, confinement, vaccins).

Et pourtant, en France, chacun y va de son satisfecit. « Nous avons organisé la meilleure rentrée scolaire en Europe » (Jean-Michel Blanquer) ; « Pas un pays au monde n’a fait ce que nous avons fait pour sauver les entreprises » (Bruno Le Maire) ; « Nous sommes le seul pays à avoir autant testé la population » (Olivier Véran). La crise a été le concours d’une compétition permanente. Parce qu’au fond, ceux qui nous dirigent ont une obsession : même s’il faut trahir la vérité, la France doit être une puissance aussi incontournable qu’incontestable aux yeux du monde.

En politique, a fortiori à la veille d’une élection présidentielle, il n’y a pas de discours sur la France sans idée de puissance. Mais la France est-elle une puissance ? Si oui, laquelle ? Est-elle seulement puissante ? Si oui, comment ? Nous avons demandé à des hommes et des femmes politiques, responsables associatifs, intellectuels, personnalités issues des arts et des lettres de réfléchir à cette idée de puissance.

2) « Pas de réelle souveraineté populaire sans puissance » (Jean-Luc Mélenchon->39907]

Pour accéder à ce texte, cliquer sur le titre 2 ci-dessus.

3) « Un pouvoir autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens » (entretien avec le philosophe Michaël Fœssel)

Pouvoir, puissance, souveraineté… Comment retrouver une capacité d’action et d’émancipation dans une époque qui penche vers l’autoritarisme et renvoie la gauche à ses faiblesses ? Les réponses du philosophe Michaël Fœssel.

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I. La politique et la puissance

Est-ce que penser, en politique, c’est forcément penser en termes de puissance – notamment au travers du concept d’État, système par excellence d’exercice de la puissance politique ?

Tout dépend ce que l’on entend par puissance. Si on l’identifie au pouvoir, il est possible, jusqu’à un certain point, de penser la politique sans elle. Au sens, déjà, où des groupes politiques, des associations, des collectifs militent et agissent sans avoir pour horizon la prise du pouvoir d’État. Il y a politique, selon moi, là où les repères de la certitude et les coordonnées de la domination sont remis en cause. Par principe, les minorités n’ont pas le pouvoir. Mais elles peuvent agir de telle sorte que ce qui apparaissait évident ne le soit plus et que le pouvoir institué soit obligé de lâcher du lest. Cela vaut des mouvements féministes, antiracistes, LGBT, écologistes, mais aussi de bien des revendications économiques plus traditionnelles. Ici comme ailleurs, la distinction entre le social et le sociétal est superflue. Or pour animer une grève ou lancer une mobilisation qui force le pouvoir en place à négocier, il faut se sentir puissant.

Comment se sentir puissant collectivement quand le rapport de force avec le pouvoir est si défavorable ?

Spinoza distingue la puissance horizontale de la multitude et le pouvoir vertical de l’État. Ce n’est pas un hasard s’il est aussi le seul philosophe classique à se revendiquer de la démocratie. La puissance, c’est d’abord la capacité d’un individu ou d’un collectif à produire des effets. On est impuissant, ou plutôt réduit à l’impuissance, lorsqu’on est agi par des forces que l’on ne maîtrise pas. C’est une situation typique des périodes de confinement, lors desquelles le discours des autorités consiste à dire que la seule chose à faire est de rester chez soi. C’est peut-être une situation propice à certains pour rêver le « monde d’après », mais certainement pas un état qui permette d’agir pour modifier le réel politique. Je ne pense pas pour autant qu’il faille opposer puissance et pouvoir : que des organisations politiques visent la prise du pouvoir d’État, c’est aussi inévitable que souhaitable. Pour changer les choses, il faut aussi négocier avec elles. Si l’on veut une VIe République, par exemple, il est inévitable, dans les conditions présentes, de jouer le jeu institutionnel de la Ve. En revanche, viser le pouvoir sans s’appuyer sur ce qui est déjà puissant (donc libre, agissant, joyeux) dans la population me paraît illusoire. On a beaucoup mis en valeur, ces dernières années, la mélancolie de gauche – sans doute pour de bonnes raisons après tant d’échecs. Mais il est temps de passer à autre chose.

Le personnel politique est amené à représenter sans cesse sa volonté de puissance, à titre personnel comme pour le collectif. Peut-on imaginer qu’il puisse mettre en scène et proposer pour tous une vision de l’impuissance ?

Typiquement, un pouvoir qui devient autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens. Au « There is no alternative » de Thatcher se sont ajoutés des tournants sécuritaires, et désormais sanitaires, caractéristiques des démocraties occidentales d’après le tournant néolibéral. Le culte du marché et le renforcement du régalien se rejoignent dans le mot d’ordre selon lequel rien n’est possible politiquement. Cela incite les gouvernements à surjouer ce que vous appelez leur « volonté de puissance ». Au cours de la pandémie, par exemple, la verticalité des institutions présidentialistes a joué à plein en France. Avec le présupposé que, confrontée à une crise, une démocratie est impuissante par nature. On y discute, on s’y dispute, mais on ne décide rien : ce lieu commun est à l’arrière-plan des jugements admiratifs sur la manière dont la Chine a éradiqué le virus. Pourtant, la crise a montré que si la France a « tenu », c’est non seulement par le dévouement, mais aussi par la capacité d’organisation, la puissance d’agir et l’inventivité de ceux que l’on dit avoir été en « première ligne ». Il faut bien qu’il y ait eu dans la société un peu de démocratie, c’est-à-dire de délibération et de conflit, pour parer à une situation de pénurie généralisée. L’efficacité d’un pouvoir autoritaire n’est prouvée nulle part, tout simplement parce que la confiance d’un gouvernement dans les citoyens produit de l’adhésion aux mesures prises.

II. La France et sa puissance

Dans une interview pour Public Sénat, vous avez affirmé que la France était une puissance de second rang (et pas de seconde zone !), ce que ne supporteraient pas les Français. Comment s’envisage la grandeur, la puissance d’un pays comme le nôtre ?

Du point de vue des rapports de force géopolitiques et économiques, la France est devenue une puissance moyenne depuis, au moins, la fin de la deuxième guerre mondiale. On peut regretter sa grandeur passée ou chercher à la retrouver. Mais le mot « France », et par conséquent la grandeur qui lui est associée, n’est pas univoque. Certains penseront à la grandeur de la monarchie d’Ancien régime, d’autres à l’empire napoléonien, d’autres à la Révolution française. Le point commun entre ces épisodes historiques est que la France tenait le rang de première puissance mondiale, ce qui peut flatter rétrospectivement le narcissisme national. Mais, au-delà de ce fait, on se rend bien compte que les investissements idéologiques ne sont pas les mêmes selon la période historique que l’on privilégie. On peut bien sûr tenter une synthèse – c’est bien ce qui a été fait lors de la Fête de la fédération du 14 juillet 1790. Mais l’histoire montre que ce genre de synthèses (ici entre royauté et souveraineté populaire) se révèle assez vite intenable : chacun finit par revenir à « sa » France. Dans des termes plus légers, il y a le « Ne m’appelez plus jamais France » de Michel Sardou et le « Ma France » de Jean Ferrat. Il ne suffit pas de dire « France » pour résoudre l’opposition entre le passé colonialiste et l’abolition de l’esclavage. Je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose. Dans une démocratie, la nation devient elle aussi un enjeu conflictuel, son histoire comme son identité.

Vous dites aussi que l’on devrait plutôt valoriser nos principes démocratiques plutôt que ceux de notre souveraineté. La notion de souveraineté, souvent perçue comme un facteur de puissance, peut empiéter sur nos autres idéaux, comme ceux de liberté et d’égalité ? Je n’oppose pas principes démocratiques et souveraineté pour autant que la souveraineté, c’est-à-dire le pouvoir de décision ultime, est définie comme celle du peuple. Le problème de la plupart des discours souverainistes est qu’ils laissent dans l’ambiguïté le sujet de cette souveraineté : le peuple (et selon quelle définition ?), l’État, la nation ?

Dans la tradition républicaine authentique (celle ouverte par Rousseau), le peuple souverain est défini politiquement : son unité n’est ni ethnique, ni culturelle, ni religieuse, ni linguistique, elle est fondée sur la volonté. La souveraineté est alors synonyme d’autonomie : le peuple est libre pour autant qu’il n’obéit qu’à la loi qu’il s’est prescrite. On peut discuter ce modèle, mais il n’a rien à voir avec la souveraineté des nationalistes, ni d’ailleurs avec les usages actuels du mot « République » – qui renvoient à la logique de l’État plutôt qu’à la liberté des citoyens. On confond souvent souveraineté et puissance, puissance et influence, enfin influence et force. La question de la liberté politique disparaît alors du concept de souveraineté, ce qui est un comble puisqu’au départ ils étaient synonymes… Si la souveraineté n’est rien d’autre que la force d’un État, ou même d’un chef de l’État, et sa capacité à décider pour tous, il est clair que ce principe entre en contradiction avec la liberté et l’égalité démocratiques.

Charlemagne, Louis XIV, Napoléon, les Lumières et la Révolution : la façon dont nous envisageons l’histoire de France nous pousse-t-elle à nous positionner dans le champ de la puissance plutôt que dans celui de l’impuissance ?

Encore une fois, la France et son histoire font l’objet d’investissements divers, même si la tendance assez naturelle est de se référer aux pages dites glorieuses du passé. Cela étant, il n’est pas nécessaire d’invoquer exclusivement les moments épiques de l’histoire. Walter Benjamin a montré que l’on pouvait aussi investir l’histoire des « vaincus ». Il y a une utopie déposée dans le passé, au sens où ce qui n’a pas pu être accompli par les vaincus peut devenir un horizon pour aujourd’hui. La gauche française, par exemple, n’a pas seulement coutume de se référer à la Révolution de 1789 ou à celle de 1793, elle s’est aussi inspirée de Juin 1848 et surtout de la Commune, deux insurrections noyées dans le sang. Dans les deux cas, si l’on confond puissance et pouvoir, il faut conclure que ces mouvements ont échoué. Mais il y a bien eu des puissances collectives à l’œuvre dans l’organisation de la Commune, dans la tentative de démocratiser l’espace urbain et, finalement, sur les barricades. Que ces puissances aient été momentanément détruites par le pouvoir versaillais ne leur ôte pas toute faculté d’inspiration pour le présent. L’histoire des vaincus est pleine de possibles qui ne se sont pas réalisés, mais qui peuvent être vus comme des promesses pour l’avenir.

III. L’avenir de la gauche française

Est-il est pertinent, pour la gauche, de parler de « grande France » ou de convoquer le concept de puissance ? À gauche, on met souvent l’État au centre de tout pour résoudre beaucoup de problèmes. Mais les écologistes commencent à sérieusement challenger cette hypothèse…

Si, par « gauche », on se réfère aux organisations politiques qui jouent le jeu de la compétition électorale, il me paraît difficile d’imaginer qu’elles ne puissent tenir aucun discours sur la France, puisqu’elles s’adressent d’abord aux Français. Qu’on le regrette ou pas, la question du pouvoir politique se pose d’abord au niveau national, et même lorsqu’on parle de la globalisation, c’est surtout pour en évaluer les effets sur le pays que l’on habite. L’erreur serait d’en conclure que l’on peut en rester à des débats franco-français qui ignorent le reste du monde et rejouent le mythe de la grande puissance destinée à éclairer l’humanité. La gauche a une vocation universaliste et même cosmopolitique pour la simple raison qu’elle n’assigne pas de frontières a priori à la liberté et à l’égalité. Ce n’est pas une question de morale, mais un problème de cohérence politique : quelle serait la force de principes dont la vérité s’arrêterait aux frontières hexagonales ? Aujourd’hui, faire de la politique en France, c’est porter un discours sur le monde qui s’adresse aux Français, mais qui pourrait aussi être reçu par d’autres peuples. La mondialisation néolibérale ne s’accompagne pour l’instant d’aucune contre-proposition fondée sur l’idée de citoyenneté mondiale – c’est hélas plutôt le repli nationaliste qui est perçu comme une alternative. D’un côté le libre-échange, de l’autre le capitalisme national. Selon moi, la gauche a vocation à sortir de cette fausse alternative en montrant que les territoires de l’émancipation ne se limitent pas aux États-nations.

Propos recueillis par Pablo Pillaud-Vivien


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