En Égypte, la révolution sexuelle est en marche sur les réseaux sociaux

lundi 22 novembre 2021.
 

Dix ans après le “printemps égyptien”, qui a amorcé le mouvement contre le patriarcat, les tabous autour de la sexualité sont en train de sauter grâce aux réseaux sociaux, se félicite l’écrivaine et militante féministe Mona Eltahawy.

En janvier dernier, quelques jours seulement après les célébrations du dixième anniversaire du début du “printemps arabe” en Égypte, une petite fille de 14 ans est morte au sud du Caire pendant son excision. Deux mois plus tard, trois hommes armés de bâtons et de chaînes ont forcé la porte d’une de leurs voisines, qu’ils soupçonnaient d’infidélité. Cette femme a été soumise à de telles tortures qu’elle s’est jetée de son balcon et s’est tuée. Dix ans après que la pression de la rue a forcé plusieurs dictateurs de la région à quitter le pouvoir, la volonté obstinée de contrôler la sexualité féminine continue à tuer des femmes et des jeunes filles en Égypte.

Peu après la chute de [l’ancien président égyptien Hosni] Moubarak [en 2011], j’avais prédit que les violences sexuelles perpétrées par des soldats contre des militantes féministes – les prétendus “tests de virginité” – finiraient par provoquer une révolution féministe. Je m’étais trompée de dix ans, mais nous y sommes aujourd’hui !

“Les femmes et les homosexuels se mobilisent à présent contre une forme de tyrannie plus tenace encore que les dictateurs dans leurs palais : le patriarcat et son emprise sur le corps et la sexualité des femmes.”

“Mon corps m’appartient”

C’est une révolution sexuelle dont les chants et les barricades ne s’élèvent pas dans les rues comme il y a dix ans. Elle se déroule sur les réseaux sociaux, sur des comptes auxquels des millions de personnes ont accès depuis leur maison – ce lieu d’où viennent tous les tyrans et qui doit radicalement évoluer.

“Sur des comptes rédigés en langue arabe, des militants s’attaquent avec une audace inédite à la honte, aux tabous, au silence et à la répression sexuelle.”

L’orgasme, la masturbation, le sexe anal, l’avortement, l’homosexualité, comment demander ce que l’on veut à un partenaire, le consentement – tous les sujets sont abordés.

En 2011, le fait que les jeunes se soient sentis autorisés à dire “je compte” sur Facebook pour dénoncer l’oppression du régime a été un des catalyseurs de la révolte. Aujourd’hui, ce sont les femmes et les homosexuels qui disent “je compte” en affirmant simplement “mon corps m’appartient” et en fustigeant les trois piliers du patriarcat : l’État, la rue et le foyer. Exaspéré.e.s par l’hypocrisie et la répression sexuelle en Égypte, les militant.e.s luttent contre la honte et le silence qui soutiennent le patriarcat.

Encore grisé.e.s par les échos d’une révolution qui a vu des millions de personnes exprimer collectivement leur ras-le-bol, ces militant.e.s lancent aujourd’hui leurs cocktails Molotov sur les tyrans qui résident dans nos esprits.

Faire voler les tabous

Les relais de cette nouvelle révolution égyptienne ont de multiples visages. Sur Instagram, par exemple, le compte Assault Police, créé en juillet par Nadeen Ashraf, 22 ans, est devenu une tribune pour des centaines de victimes de violences sexuelles à la maison, au travail ou dans leurs cercles sociaux. Avec près de 350 000 abonnés, il contribue à faire voler les tabous autour des violences sexuelles et s’emploie à dénoncer les prédateurs.

D’autres comptes Instagram visent à mettre un terme à la honte et au silence qui étouffent le désir et le plaisir. Parmi eux, on peut citer Mother Being de [l’activiste et accompagnante] Nour Emam avec ses 305 000 abonnés ; The Somatic Therapist de [la thérapeute et sexologue] Yasmine Madkour et ses 40 000 abonnés ; et bien d’autres encore, tous en langue arabe, certains situés en Égypte, d’autres non ; certains anonymes, d’autres non.

En Égypte, où 87 % des petites filles sont victimes de mutilation génitale dans le but de contrôler leur sexualité et où l’école ne dispense pas de cours d’éducation sexuelle, il est tout simplement révolutionnaire et inédit de partager des connaissances sur le sexe de manière positive.

Fatma Ibrahim, chercheuse féministe qui prépare son doctorat au Royaume-Uni, a créé The Sex Talk après avoir tenté de comprendre son corps et sa propre sexualité. “C’est en me battant pour acquérir cette indépendance que j’ai compris que toutes les femmes devraient y avoir droit aussi.” Recherchant des sites d’information pour les femmes en langue arabe, elle n’avait trouvé que des sources conservatrices, axées sur le plaisir masculin ou la santé reproductive. “Aucun de ces contenus n’était centré sur les besoins ou l’expérience des femmes, et aucun ne parlait d’un point de vue féministe, explique Ibrahim. Ils étaient aussi rédigés dans une langue compliquée, qui n’était pas accessible à tous, donc j’ai décidé de créer le type de contenus que j’espérais trouver.”

“La misogynie atteint de telles proportions dans la société que la vie sexuelle des femmes est un cauchemar pour toutes les femmes qui vivent en Égypte et dans bon nombre d’autres pays arabes. Pour elles, pas de plaisir, pas de protection, pas de consentement et pas de soutien !”

Les deux cofondatrices de Mauj, qui préfèrent garder l’anonymat, ont elles aussi été inspirées par “la nécessité de trouver davantage de sources éducatives, d’information, de dialogue et de tolérance”. “Nous sommes contrôlées à chaque stade de notre féminité, on nous fait comprendre que notre corps est source de honte, de culpabilité, et qu’il n’appartient pas qu’à nous, explique l’une des cofondatrices. C’est parce que nous étions fatiguées de cette honte, de la stigmatisation et de la désinformation autour du corps des femmes que nous avons décidé de changer la manière de parler – et d’apprendre – de nous-mêmes.” Elles ont donc lancé Mauj – “vague”, en arabe –, première plateforme pour le bien-être sexuel et reproductif créée par et pour des femmes. Ce compte Instagram condense toute “l’éducation [sexuelle] que nous n’avons jamais reçue, mais c’est aussi un appel à reprendre possession de notre corps. Et grâce à toutes les femmes incroyables qui nous ont rejoints en cours de route, Mauj est devenu exactement ce que nous voulions qu’il soit : un mouvement de femmes qui se rassemblent pour inverser la tendance.”

Shrouk El-Attar, ingénieure égyptienne homosexuelle réfugiée au Royaume-Uni, explique avoir créé le compte Dancing Queer pour servir de porte-voix à la communauté LGBT +, notamment grâce à son émission El-Kanaba (“Le Divan”), diffusée sur Instagram Live. “Je me suis lancée parce que je ne trouvais pas grand-chose de positif en arabe sur les LGBT +, et je me suis dit que j’avais le privilège de pouvoir parler de ces sujets en toute sécurité avec cette plateforme”, explique-t-elle. Elle a reçu des militants des droits pour les homosexuels et les transsexuels comme Dalia Al-Faghal [réputée être la première Égyptienne à avoir rendu publique sur les réseaux sociaux sa relation avec une autre femme], [la militante transgenre] Malak Al-Kashef et [le fils d’un célèbre acteur égyptien transgenre] Noor Hesham Selim. “C’était vraiment compliqué de trouver autre chose en arabe que les discours du genre ‘ils iront brûler en enfer’, ‘ce sont des sodomites’, etc., explique Shrouk El-Attar. Ça me fait ch… de ne pas pouvoir m’exprimer dans ma langue maternelle, de ne pas m’y sentir suffisamment à l’aise parce qu’elle a été utilisée contre moi.”

Un sextoy pour femmes arabes

Quand la sexualité est étouffée par le silence et les tabous, ce sont les personnes les plus marginalisées qui en souffrent le plus. Et les trois leviers du patriarcat font que les femmes et les homosexuels sont les plus marginalisés. Cela vaut autant pour les mouvements islamistes comme les Frères musulmans que pour les gouvernements prétendument séculaires. Le gouvernement actuel est à l’origine de la répression la plus violente de l’histoire récente de l’Égypte contre les LGBTQ.

“Les militaires et les fanatiques religieux se retrouvent dans une surenchère de ‘politique de respectabilité’. Ces deux groupes se considèrent comme responsables de la sécurité nationale, mais aussi du corps et de la sexualité des femmes et des homosexuels.”

Dans ce contexte, le fait de revendiquer le contrôle de son corps et de sa sexualité est un acte proprement révolutionnaire. Et les militant.e.s peuvent brandir toutes sortes d’armes contre le patriarcat.

Quand le consentement, l’autonomie et le plaisir sont au cœur du débat, le sextoy est autant une arme qu’un manifeste. Il y a déjà plusieurs dizaines d’années, [l’écrivaine et psychiatre égyptienne considérée comme l’une des figures de l’émancipation de la femme dans le monde arabe], Nawal El-Saadawi, était la première à établir le lien entre les mutilations génitales des femmes et la volonté de contrôler leur sexualité dans son livre Women and Sex, interdit pendant près de vingt ans avant sa sortie en 1972.

Aujourd’hui, ses héritières ne se contentent pas de proclamer ce lien sur les réseaux sociaux, elles expliquent également comment les femmes victimes de ces mutilations peuvent toujours avoir une sexualité. En juin dernier, Mauj a également lancé Deem, le premier sextoy créé par des femmes arabes pour des femmes arabes. “Deem a été conçu pour le plaisir et l’exploration. C’est une façon de découvrir son corps, de se connecter à ses envies et ses désirs, et d’apprendre à communiquer avec son partenaire”, explique Mauj. Si les smartphones ont permis au monde entier d’assister à la révolution sur la place Tahrir, tweet après tweet, Deem – livré dans un discret coffret le présentant comme un appareil de massage – fait entrer la révolution sexuelle dans les maisons, un orgasme après l’autre.

Il était temps !


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