Nucléaire : importante fuite radioactive à la centrale du Tricastin (décembre 2021)

dimanche 2 janvier 2022.
 

Une énorme quantité de tritium, un isotope radioactif de l’hydrogène, a été mesurée dans les eaux souterraines de l’unité de production d’électricité. EDF et l’autorité de sûreté assurent que la fuite est circonscrite. Mais les liquides contaminés de cette centrale, l’une des plus vieilles de France, se retrouvent inévitablement dans l’environnement.

Une fuite radioactive très importante s’est produite début décembre à la centrale du Tricastin (Drôme), qui fait tourner quatre réacteurs et est l’une des plus anciennes installations nucléaires en France. Une énorme quantité de tritium, un isotope irradiant de l’hydrogène, a été mesurée dans les eaux souterraines de l’unité de production d’électricité : 28 900 becquerels par litre (Bq/L), une unité de mesure de la radioactivité, ont été enregistrés par EDF le 12 décembre dernier. Le groupe a dû déclarer à l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) « un événement significatif pour l’environnement » et a rendu public le problème quelques jours plus tard, le 20 décembre, via un communiqué.

Pour prendre la mesure de l’énormité de ce chiffre, il faut avoir en tête que le « bruit de fond », c’est-à-dire la quantité normale de tritium dans les eaux souterraines non contaminées, est compris entre 1 et 2 Bq/L, selon un rapport de la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (Criirad) en 2020, commandé par Greenpeace.

L’activité mesurée en décembre sous l’installation du Tricastin est donc au moins quatorze mille fois au-dessus du niveau normal. C’est exceptionnel. Et c’est d’autant plus impressionnant que la demi-vie du tritium est de 12,5 ans, durée nécessaire à cet élément pour perdre la moitié de sa radioactivité. Au bout de cette période, les 28 500 Bq/L deviennent 14 250 Bq/L, puis 7 125 Bq/L au bout de vingt-cinq ans, etc. Il faudra donc 175 ans pour que la radioactivité mesurée dans la fuite retrouve un niveau d’activité « naturel ».

Ce calcul est en réalité théorique car EDF pompe régulièrement l’eau contaminée par la centrale pour la mélanger avec de l’eau « propre », et ainsi diluer son activité, avant de rejeter le tout dans le canal de Donzère-Mondragon qui longe la centrale, et se jette in fine dans le Rhône.

La pollution au tritium a été mesurée dans l’« enceinte géotechnique » construite sous la centrale pour empêcher l’eau radioactive de se répandre dans l’environnement. Elle prend la forme de murs de béton de 60 centimètres d’épaisseur et de 12 mètres de profondeur, fermés au sol par des roches sédimentaires, des marnes, dites imperméables. À l’intérieur, l’eau y est maintenue à un niveau plus bas qu’autour du site, afin d’isoler le liquide, ainsi soumis à une plus forte pression.

La contamination au tritium provient d’une fuite particulièrement importante : une cuve servant à recueillir des effluents de la centrale a débordé et déversé 900 litres de liquide, qui se sont peu à peu écoulés et ont fini par atteindre les eaux souterraines.

La pollution est restée “circonscrite à l’intérieur de l’enceinte géotechnique”

Autorité de sûreté nucléaire

Selon EDF, la fuite est sous contrôle : le niveau record de 28 500 Bq/L mesuré sur un forage était retombé à 11 000 Bq/L quelques jours plus tard – c’est tout de même plus de cinq mille fois au-dessus du niveau normal. « Le marquage des eaux souterraines en tritium est bien circonscrit et limité aux eaux souterraines présentes dans l’enceinte géotechnique interne située sous la centrale », selon le communiqué. « Cet événement est sans conséquence sanitaire », selon le groupe.

De son côté, l’ASN valide ce diagnostic, considérant également que la pollution est restée « circonscrite à l’intérieur de l’enceinte géotechnique » et a classé l’incident au niveau zéro de l’échelle internationale des événements nucléaires INES. L’autorité s’est rendue sur place pour inspecter les lieux le 21 décembre, neuf jours après l’enregistrement du pic en tritium.

Des « défaillances des capteurs des alarmes » surveillant les niveaux des cuves ont été découvertes. Et l’ASN a demandé à EDF de lui transmettre les résultats des analyses radiologiques des prélèvements effectués chaque jour dans la nappe « interne » du site. Dans un avis publié le 23 décembre, l’autorité estime qu’« aucune contamination de la nappe phréatique à l’extérieur du site n’a été mise en évidence ».

L’enceinte géotechnique ne peut donc être considérée comme étanche au tritium.

Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Criirad

Mais cette fameuse enceinte de béton sous l’installation nucléaire est-elle réellement étanche ? Pour Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Criirad, l’idée que la centrale du Tricastin puisse confiner la contamination du tritium radioactif relève du mythe. L’atome de l’hydrogène est en effet très petit et « particulièrement mobile ». Il est donc « susceptible de diffuser à travers des murs de 60 cm de béton » : « l’enceinte géotechnique ne peut donc être considérée comme étanche au tritium », selon cet ingénieur spécialisé en physique nucléaire.

En 2018, lors d’une précédente fuite de tritium au Tricastin, les inspecteurs de l’ASN avaient écrit dans leur compte-rendu de visite que les « représentants » d’EDF avaient « indiqué que l’atteinte du sol ou de la nappe par l’écoulement » ne pouvait pas « être totalement exclue compte tenu de l’état des joints inter-bâtiments ». L’activité maximale mesurée du tritium avait alors atteint alors 2 000 Bq/L – soit mille fois de plus que le niveau normal.

Trois ans plus tard, ces joints ont-ils été remplacés ? L’atteinte du sol ou de la nappe par la fuite des 900 litres d’eau contaminée en décembre 2021 peut-elle être totalement exclue ? Interrogée par Mediapart, l’ASN répond que « les joints mis en cause en 2017 et 2018 ont été remis en état » et qu’« une nouvelle procédure de maintenance a été mise en place en 2019 » pour renforcer « les dispositions de contrôle ».

Elle précise aussi que « ces joints ne sont pas en cause dans l’événement du 25/11/2021 ». Au passage, l’ASN révèle la date du début de la fuite : le 25 novembre dernier, soit trois semaines et demie avant le communiqué officiel d’EDF informant le public de l’incident.

De son côté, EDF explique que « la surveillance renforcée en place permet de confirmer que les prélèvements réalisés dans la nappe phréatique avec les puits de contrôle situés en bordure externe de la centrale sont conformes aux valeurs habituellement observées, de l’ordre de 10 à 25 Bq/L ». Ces niveaux que le groupe dit « habituellement observés » sont en réalité très élevés. Car en l’absence de rejets par des centrales nucléaires, les niveaux de tritium dans les eaux de surface devraient être de l’ordre de 0,1 à 2 Bq/L, explique la Criirad dans son rapport de 2020.

L’autorité de sûreté ajoute encore que « les événements de 2018 n’ont pas mis en évidence d’anomalie dans les eaux souterraines du site ». Pourtant, lors d’une précédente enquête, Mediapart avait découvert qu’en août 2018, à la suite d’une fuite qui avait duré 24 heures dans la centrale du Tricastin, des effluents étaient sortis de la zone contrôlée vers l’extérieur.

Ils étaient contaminés au tritium avec une activité maximale de 2 000 Bq/L, soit au moins mille fois plus que le niveau normal, et deux cents fois plus que la limite fixée par le Code de santé publique pour déclencher une enquête sur la radioactivité de l’eau. Cet incident avait provoqué une crise interne au sein de la centrale nucléaire. Il est au cœur de l’alerte lancée par « Hugo », un membre de la direction, qui poursuit EDF pour mise en danger d’autrui, non-respect du Code du travail ainsi que pour harcèlement.

Ce n’est donc pas la première fois que la centrale du Tricastin connaît des incidents de ce type. En 2019, une activité de 5 300 Bq/L – plus de deux mille fois au-dessus du bruit de fond – avait été mesurée dans les eaux de la centrale, et EDF avait là encore dû prévenir l’ASN. Le groupe n’avait communiqué l’information au public que onze semaines plus tard, selon la Criirad.

En 2013, EDF avait déclaré à l’ASN « un événement intéressant l’environnement » en raison de la mesure d’une forte hausse du tritium mesuré, avec un pic de 700 Bq/L sous l’installation. Ces fuites radioactives dans la nappe phréatique sous la centrale du Tricastin avaient fait l’objet d’une plainte déposée par trois associations.

Peu de travaux existent sur les effets à long terme, notamment génétique, de la contamination par ce radioélément

Bruno Chareyron, Criirad

En dehors de ces incidents, la centrale rejette de toute façon régulièrement du tritium radioactif dans le canal de Donzère-Mondragon. Les quantités sont gigantesques : 44 000 milliards de becquerels en 2017, et 34 700 en 2018, selon les estimations de la Criirad. L’eau du Rhône est ainsi systématiquement contaminée par le tritium du Tricastin – et des autres installations nucléaires construites dans sa vallée : Bugey, Saint-Alban, Cruas et les installations d’Orano à Pierrelatte.

Cette eau contaminée est bien sûr diluée par le débit du canal et du Rhône. Mais il reste inévitablement de la radioactivité dans la nappe alluviale, où sont puisées les eaux potables des communes environnantes. Or les contrôles de ces eaux, « le plus souvent trimestriels » sont insuffisants, alerte la Criirad. « Ils sont donc susceptibles de sous-estimer très fortement la contamination effective de l’eau ingérée par les populations impactées. » Par exemple, si un contrôle est effectué un jour où le rejet est très faible, les habitants recevront l’information qu’il n’y a pas de tritium dans l’eau alors que l’élément radioactif y est présent.

Est-ce dangereux pour la santé des personnes qui boivent et utilisent cette eau ? Le tritium ingéré dans l’eau est rapidement éliminé par le corps humain, explique encore la Criirad dans son rapport. Mais quand du tritium se trouve dans de la nourriture, son activité d’irradiation est plus forte et plus longue. Et s’il se lie à l’ADN d’une personne, il peut entraîner des cassures et des mutations de chromosome pouvant causer des cancers. La « radiotoxicité du tritium semble avoir été largement sous-évaluée et peu de travaux existent sur les effets à long terme, notamment génétique, de la contamination par ce radioélément » selon Bruno Chareyron, de la Criirad.

La présence de tritium dans l’eau potable bue par les habitant·es vivant à proximité de la centrale du Tricastin est surveillée – en général une fois par trimestre. À partir des données du ministère de la santé, la Criirad a réalisé une carte de l’activité du tritium dans les eaux potables des communes de la vallée du Rhône, entre Donzère et Caderousse. Il en ressort, sur la période étudiée – entre 2016 et 2019 - que « les habitants de très nombreuses communes, situées au sud du Tricastin, boivent régulièrement de l’eau contaminée au tritium » : à Lapalud, Bollène, Lamotte-du-Rhône, Mondragon, Mornas, et Piolenc.

Cette contamination dans l’eau du robinet « est très en dessous des normes applicables en France », explique l’ingénieur, mais il s’interroge : « Est-il normal de donner à boire à plusieurs dizaines de milliers de personnes, dont de jeunes enfants et des femmes enceintes, une eau contaminée par un élément radioactif rejeté par une centrale nucléaire proche ? »

Communication a minima, communiqué enfoui dans les tréfonds du site du Tricastin, utilisation du mot « marquage » plutôt que « contamination » ou « pollution » : en pleine discussion sur une relance du programme nucléaire français, EDF fait tout pour que cet incident gênant passe inaperçu.

Jade Lindgaard


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