L’hypersexualisation et le brouillage des rôles sociaux

vendredi 7 janvier 2022.
 

On parle beaucoup d’hypersexualisation aujourd’hui. Mais qu’entend-on, au juste, par un tel mot ?

On pourrait définir sommairement l’hypersexualisation comme l’exagération des caractéristiques de la féminité et de la masculinité, comme en fait foi l’évolution des personnages féminins de Walt Disney. En comparant la Petite Sirène, la princesse Jasmine (Aladdin) et Pocahontas avec Blanche Neige et Cendrillon, on constate une évolution sexuée (habillement, corps, attitudes) des personnages féminins. C’est le cas aussi des personnages masculins : il y a 30 ans, les figurines des superhéros comme Batman étaient certes musclées, mais cela demeurait dans les normes du corps humain. Ce n’est plus le cas.

Cette première définition est insuffisante. Il faut également tenir compte de la place croissante occupée par la sexualité dans l’espace public et de ses conséquences potentielles. Ce phénomène concerne les jeunes dans trois domaines : l’utilisation de leur image sexualisée dans les médias, en particulier dans la publicité, la vente de biens et services destinés aux plus jeunes qui utilisent les ressorts de la sexualité adulte et l’exposition des enfants aux images pornographiques.

C’est toutefois encore plus complexe que cela. En effet, l’hypersexualisation renvoie également à la notion de sexualisation précoce, laquelle est définie par le fait que les jeunes filles sont poussées socialement à adopter des attitudes et des comportements de petites femmes sexy et les garçons, ceux de machos. Au Québec, on constate un rajeunissement alarmant de l’âge des agresseurs sexuels.

Cette sexualisation précoce est parallèle tout en étant étroitement combinée avec un phénomène plus général, celui d’une société elle-même hypersexualisée, où le corps féminin est chosifié et morcelé et où la valeur des femmes est trop souvent réduite à leurs attributs physiques et à leur capacité de plaire et de séduire. Celui aussi d’une société de l’« extimité », c’est-à-dire de l’intimité surexposée dans la sphère publique, laquelle est amplifiée par les réseaux sociaux. De même, celui d’une société axée sur la performance sexuelle calquée trop souvent sur les normes pornographiques.

Un phénomène qui touche particulièrement les femmes

Les années 1990 ont non seulement vu une explosion mondiale des industries du sexe (prostitution, pornographie, traite des êtres humains et tourisme sexuel), mais ont aussi fait du corps des femmes un temple du marché, l’objet de transactions et un support commercial.

L’injonction « libératrice » est désormais individualisée et non plus collective. Elle induit l’obligation d’un lourd entretien féminin sexualisé des corps, lequel est devenu très onéreux : diététique, cosmétique, exhibition vestimentaire, centre de conditionnement physique, chirurgie plastique, tatouage, etc. Les ventes de lingerie féminine progressent de 10 % par an depuis les années 1980.

L’essor de la chirurgie plastique est phénoménal. La juvénilité obligée du corps féminin l’infantilise : nymphoplastie (opération « esthétique » des petites lèvres du vagin), resserrement des parois vaginales, épilation totale des poils pubiens, etc. Dans un même mouvement, le haut du corps doit être encore plus femelle que jamais grâce aux implants mammaires, ce qui représente un marché extrêmement important. En fait, la poitrine compte parmi les parties les plus opérées du corps féminin.

Avec ces opérations, il n’y a pas qu’amplification de cette partie du corps, il y a aussi amplification de la conscience du corps, de son existence. Et ce corps est voué à la sexualité.

Les impératifs normatifs de la beauté, qui pèsent lourdement sur les femmes et les filles, exigent un travail sans cesse recommencé. Un temps important lui est consacré. L’absolu de la minceur et du ventre plat – garder la ligne à tout prix – fait plonger des adolescentes dans l’anorexie et la boulimie. À cela s’ajoutent le sein haut et la bouche pulpeuse. Les cheveux sont longs, les poils ne sont plus. Pour rester dans la course, les adolescentes doivent développer une écoute inquiète de leur corps. Pour se sentir bien dans leur peau, elles doivent la transformer, l’ornementer, la rendre attrayante (sex-appeal) aux yeux d’autrui.

Les magazines féminins véhiculent un message sur la sexualité qui est loin d’être subtil. C’est, en substance, le suivant : tout le monde – sauf vous ! – a une vie sexuelle fascinante et variée. Adoptez d’autres positions sexuelles, apprenez à aimer les actes sexuels vus dans la pornographie, amusez-vous avec les gadgets sexuels et vous connaîtrez l’épanouissement sexuel.

Un brouillage des rôles sociaux

La société hypersexualisée ne cesse de faire l’éloge de la jeunesse. Pour être belle, une femme, tout spécialement, doit être jeune. Femmes-enfants et infantilisation des femmes : une femme qui souhaite rester belle doit impérativement rester jeune.

Mais, comme une jeune femme ne saurait s’affirmer en dehors de la sexualité, on assiste aussi, dans l’autre sens, à l’adultification des fillettes. Au syndrome des femmes-enfants répond celui des enfants-femmes…

Ces phénomènes liés à l’hypersexualisation ne sont pas sans brouiller les rôles sociaux. Progressivement, les frontières entre les groupes s’estompent et on voit de plus en plus d’enfants qui se comportent comme des adolescent.e.s et d’adolescent.e.s qui cherchent à se comporter comme des adultes. Sans parler de nombre d’adultes (les « adulescents ») qui nagent en pleine crise d’adolescence…

Richard Poulin Professeur Émérite, Département De Sociologie Et d’anthropologie, Université d’ottawa


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