La gauche Taubira existe-t-elle ?

jeudi 3 février 2022.
 

Encensée pour sa puissance d’incarnation par les uns, raillée pour son absence de projet par les autres, Christiane Taubira compte sur l’élan de la Primaire populaire. Mais sur le fond, il reste difficile de savoir à qui exactement parle cette candidature.

Début janvier, dans une ferme en Ariège, Christiane Taubira s’agace, une fourche à la main. Une motte de terre argileuse et gelée lui résiste obstinément. Yannick Jousseaume, le maire du village de Montaut, veut l’aider avec un peu trop d’empressement. L’ancienne garde des Sceaux le renvoie dans ses 22 mètres. Elle veut faire « à [son] rythme, et à [sa] manière » – comme en politique, où sa candidature « envisagée » avant d’être confirmée a semé un peu plus la zizanie à gauche.

L’objet de cette séance de jardinage inopinée est un jeune olivier, planté en hommage à l’agriculteur qui lui fait visiter son exploitation bio, pour son premier déplacement de l’année. L’instant est suspendu : Christiane Taubira veut que l’arbre pousse droit. Un moment d’inattention, un geste un peu trop hâtif, et c’est la dérive assurée, le destin sinueux garanti.

Sa campagne, qui débute tout juste, balance dans une indétermination comparable. En l’absence de programme, elle aussi doit choisir une ligne capable de la faire croître dans un paysage morcelé à gauche.

Quelle nuance de gauche incarne-t-elle, qui méritait une candidature supplémentaire ? À côté de la social-démocratie d’Anne Hidalgo, de l’insoumission de Jean-Luc Mélenchon et de l’écologie politique de Yannick Jadot, difficile de discerner l’apport qualitatif d’une « gauche Taubira ». Le résultat du vote d’investiture de la Primaire populaire, qu’elle seule a soutenue, et qui sera connu dimanche, en dira plus sur la préférence des 467 000 inscrit·es.

Mais l’identité sociologique de ses partisans, au-delà du simple Parti radical de gauche (PRG) – le seul appareil qui la soutient officiellement (et qui pèse 120 élus au niveau national) –, indique déjà certaines tendances.

Une affaire de génération

Ce jour-là, dans la petite assemblée réunie sous la chaîne pyrénéenne, Johan Jousseaume multiplie les photos de la candidate avec son téléphone. Âgé de 33 ans, le fils du maire de Montaut habite à Paris et travaille dans une association nationale d’aide aux familles. Il est l’un des porte-parole du collectif national « Taubira pour 2022 », qui plaide depuis le printemps 2020 pour que l’ancienne ministre de François Hollande se présente.

La gauche Taubira se situerait là, du côté citoyen de la force – c’est ce que dit son équipe. En particulier dans cette nouvelle génération à laquelle Christiane Taubira fait les yeux doux régulièrement depuis qu’elle a publié ses Murmures à la jeunesse (Pluriel, 2017).

C’est à celle-ci qu’elle s’adressait encore le 18 novembre 2021, lors d’un événement organisé par la Primaire populaire à Paris, pour un « Front populaire écologique » : « En ce moment, non seulement une génération arrive à maturité, mais elle s’exprime avec des armes nouvelles. […] Il est question d’une jeunesse qui s’organise elle-même et qui définit elle-même ses priorités. Il y a un joyau dans tout ça : l’impatience et l’intransigeance qui me paraissent plutôt massives et que je trouve bienvenues. »

On l’a appelée parce qu’elle a une stature, une façon de s’exprimer.

Johan Jousseaume serait un représentant de cette lame de fond générationnelle. Il a voté Hamon en 2017 et aux européennes de 2019, puis a rejoint le collectif « Taubira pour 2022 » en juillet 2020. À cette époque, Libération publie un entretien croisé d’Aïssa Maïga et Adèle Haenel, deux actrices féministes et antiracistes, dans lequel elles affirment que la seule personnalité pour laquelle elles pourraient s’engager politiquement est Christiane Taubira.

C’est le début de l’engouement. « On avait une envie de citoyenneté, d’humanisme, de progrès. On l’a appelée parce qu’elle a une stature, une façon de s’exprimer, un corpus politique qui font qu’elle peut parler autant à des électeurs de Macron déçus qu’à des Insoumis », raconte Johan Jousseaume, qui lui a personnellement écrit une lettre.

La loi Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, le mariage pour tous et la démission de la garde des Sceaux en 2016, avant la présentation du projet de loi sur la déchéance de nationalité à l’Assemblée nationale (qu’elle a pourtant signé), sont bien sûr cités comme des marqueurs forts de son identité politique.

La nouvelle génération aura sans doute oublié son vote de confiance au premier ministre de droite Édouard Balladur en 1993, sa candidature aux élections européennes sur la liste de l’homme d’affaires Bernard Tapie en 1994, son abandon rapide du parti indépendantiste Walwari, grâce auquel elle fut élue députée, ou encore certaines des propositions de son programme de 2002, quand elle était la candidate du PRG (dont « l’instauration d’un véritable régime présidentiel » et la prolongation du mouvement de « fiscalisation du financement de la protection sociale »).

Passion incarnation

Désormais, le groupe Facebook privé « Taubira pour 2022 » compte près de 100 000 membres . Selon Johan Jousseaume, le collectif est composé « à 80 % de jeunes entre 18 et 35 ans, des primo-militants, des abstentionnistes, des apolitiques, mais tous dans une matrice de valeurs de gauche – une gauche plurielle, transpartisane, morale, au sens de la droiture, de l’honnêteté ».

C’est sur ce noyau dur, élargi à ses sympathisant·es moins investi·es, que Christiane Taubira compte pour remporter le vote d’investiture de la Primaire populaire. On distingue dans leurs rangs quelques célébrités du monde de la culture, comme le chanteur Eddy de Pretto ou la dessinatrice féministe Pénélope Bagieu. Les Inrockuptibles ont d’ailleurs salué avec enthousiasme la « candidate de la culture ».

Parmi ces figures de proue, beaucoup soutenaient Benoît Hamon en 2017. Dans le champ magnétique de Christiane Taubira apparaît ainsi la politiste Agathe Cagé, secrétaire générale de la campagne du candidat PS il y a cinq ans. Dans un texte publié sur AOC, éloquemment intitulé « 2022, l’année Taubira ? », celle-ci souligne sa « puissance d’incarnation », le fait qu’elle fixe un « cap » tout aussi important qu’un programme, et qu’elle s’érige en rempart contre les « machines à buzz » que sont devenu·es les candidat·es, à l’ère du clash.

L’incarnation est un enjeu assez important dans cette campagne : qui peut parler au nom de qui ?

La sociologie des soutiens de Christiane Taubira rappelle aussi, en apparence, celle des soutiens de Sandrine Rousseau, dont la candidature à la primaire écologiste était portée par des jeunes souvent issus des mouvements sociaux, et qui reconnaissaient en elle une femme capable d’incarner leur colère.

Les deux candidates se sont d’ailleurs définies, dans deux séquences marquantes pour leurs soutiens, par rapport au même adversaire. Lorsqu’elle est entrée en campagne, Sandrine Rousseau a ciblé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, en affirmant : « Mon humiliation a des limites. » Christiane Taubira l’avait taillé en pièces dans une vidéo de 2015 où elle traitait ses propos de « déchet de la pensée humaine ».


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