Ukraine : Quels sont les objectifs de Vladimir Poutine  ?

dimanche 27 février 2022.
 

Entretien avec Isabelle Facon Directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique

Quelle est votre analyse sur les objectifs de Vladimir Poutine  ?

Il y avait deux objectifs stratégiques principaux quand la Russie a commencé sa pression militaire et diplomatique, il y a quelques mois. Le premier était d’obtenir un déblocage de la situation sur les accords de Minsk. Kiev considérait que ceux-ci n’étaient pas favorables aux intérêts de l’Ukraine, tandis que la Russie y voyait la clef du maintien de son emprise géopolitique sur elle. Il n’y a pas eu d’évolution, et la Russie a décidé de passer à autre chose. Le deuxième objectif réside dans la redéfinition des règles du jeu de la sécurité européenne. On sait que la Russie juge que l’élargissement parallèle de l’Otan et de l’Union européenne est défavorable à ses intérêts de sécurité. On peut trouver cela très soudain, mais les Russes estiment, eux, qu’ils ont beaucoup parlé de tous ces sujets avec les Occidentaux, sans résultat. Et, dans ce cadre, l’Ukraine apparaît comme le dossier symbolique avec la question de son adhésion à l’Otan et l’association progressive du pays à l’Union européenne.

La Russie n’arrive pas à analyser autrement la situation que sous le prisme d’un grand projet occidental destiné à miner son influence dans l’espace ex-soviétique. D’où les propositions formulées par Moscou, en décembre 2021, sur une nouvelle architecture de sécurité européenne, avec notamment la demande de ne pas inclure l’Ukraine dans l’Otan. On peut se demander si la précipitation des événements ne provient pas d’une sorte de frustration de la Russie face à la résistance de l’Ukraine et des Occidentaux, alors qu’elle s’estimait en position de force. D’autres pensent qu’elle avait déjà un grand plan établi, ce dont témoigneraient l’accumulation progressive des forces à la frontière avec l’Ukraine et le fait que les propositions russes ne pouvaient clairement pas être satisfaites. L’idée était aussi de montrer qu’il y avait un autre rapport de forces, beaucoup plus favorable pour la Russie par rapport au début des années 1990 où, comme l’estime Poutine, l’Occident a imposé beaucoup de choses au pays car il était faible militairement. On peut aussi penser que la Russie a estimé que le contexte était favorable pour rebattre les cartes sur la scène européenne. Ils ont peut-être misé sur le fait que le président américain avait plus envie de se concentrer sur l’Indo-Pacifique. Concernant l’Otan, ce qui émergeait du débat russe avant le début de cette crise, c’est qu’il s’agissait d’une alliance forte sur le plan militaire mais faible sur le plan politique, et que la Russie pouvait en tirer bénéfice.

Le discours de Vladimir Poutine revient longuement sur l’histoire de l’Ukraine, sur la période bolchevique notamment. Pourquoi  ?

Sa mobilisation d’arguments visant à démontrer que l’Ukraine n’est pas un vrai État est préoccupante. Il y a une réaction presque viscérale chez Poutine, comme chez beaucoup en Russie, à l’idée qu’il existe un lien indéfectible entre les histoires des deux pays. Dans un long article écrit l’été dernier, Poutine avait déjà donné un petit aperçu de sa vision sur ces deux peuples considérés comme frères, ces deux pays indéfectiblement liés. Il semble peiner à voir ce qui se produit depuis 2014  : le rôle de l’annexion de la Crimée et du soutien russe aux séparatistes du Donbass dans le renforcement du sentiment national ukrainien. On retrouve là une mésestimation constante des dynamiques internes de ce pays, peut-être car il y a ce côté émotionnel qui joue dans les choix politiques de la Russie, dans le dossier ukrainien depuis la fin de la guerre froide.

Peut-il compter sur le soutien de la population russe  ?

Les Russes vivent dans un climat où on pense que le gouvernement ukrainien serait un jouet dans les mains des États-Unis et des Occidentaux, qui l’encourageraient à mener une politique anti-Russes. Ils entendent aussi depuis des années qu’il y a un grand projet politique de l’UE, de l’Otan et des États-Unis qui vise à miner l’influence «  naturelle  » de la Russie dans ce que Dimitri Medvedev avait appelé sa «  zone d’intérêts privilégiés  ». De ce point de vue-là, il n’y a sans doute pas beaucoup de contestation à attendre en Russie, car il y a un sentiment anti-occidental qui s’est beaucoup développé. Entrer en guerre contre l’Ukraine n’a en revanche rien d’évident, du fait du sentiment largement répandu que ce sont des peuples frères. Critiquer le pouvoir ukrainien est une chose, mener la guerre contre l’Ukraine en est une autre.

Vladimir Poutine n’a-t-il pas réussi, en quelques jours, à faire plus bouger les lignes qu’en des mois d’efforts diplomatiques  ?

Cela dépend de ce que l’on entend par « faire bouger les lignes ». L’ordre de sécurité européen est fortement déstabilisé. Mais cela ira-t-il dans le sens souhaité par les Russes  ? Il faudra voir. Les divisions des Occidentaux, sur lesquelles comptait Poutine, n’ont pas empêché la constitution d’un front assez uni face aux nombreuses lignes rouges franchies par la Russie. Cela va-t-il dans le sens des projets de Poutine  ? Souhaitait-il cela  ? Les sanctions sont-elles dans son intérêt  ? Je n’en suis pas particulièrement convaincue.

Les Russes peuvent faire valoir que l’on n’a jamais autant parlé de l’architecture de la sécurité européenne, mais cela n’évolue pas forcément dans leur sens. La Russie voulait être plus incluse dans l’ordre de sécurité européen. Or, on ne se dirige pas vers cela mais vers une accentuation de ce qui avait déjà commencé à se mettre en place après 2014, à savoir le retour de la dissuasion mutuelle Otan-Russie, des équilibres de forces militaires, etc. Il est vrai que la Russie a moins de craintes que les Européens par rapport à l’idée d’une situation plus confrontationnelle où l’on se trouve dans l’équilibre des forces. Poutine peut, peut-être, estimer qu’il a la haute main dans cette affaire-là, car il pense avoir ce «  plus  » en termes de volonté politique et de rapports de forces militaires qui lui sont plus favorable.

Entretien réalisé par Christophe Deroubaix


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