« La garantie de la dissuasion nucléaire n’est-elle pas déjà contournée par les moyens techniques contemporains ? » – Tribune dans Le Monde

mardi 15 mars 2022.
 

Fabien Gouttefarde, député (La République en marche) de l’Eure et membre de la commission de la défense nationale et des forces armées, a répondu dans une tribune [publiée sur Lemonde.fr le 31 décembre 2021] à notre proposition d’ouvrir une discussion sur la dissuasion nucléaire dans le cadre de la campagne présidentielle. Nous l’en remercions. Il traite avec sérieux et respect un sujet qui engage la sécurité de la nation et la responsabilité personnelle directe du chef de l’Etat. Réagissant à des propos tenus lors d’une émission de télévision [sur BFM-TV le 25 novembre 2021] et sur le site Melenchon.fr, il écrit : « La dissuasion est ancrée dans l’avenir. L’avenir, car nul, y compris M. Mélenchon, ne saurait comment la remplacer dans son acception actuelle. » Pour autant, il ne répond pas aux questions que nous soulevons.

Commençons par le rappeler : nous adhérons au concept de dissuasion. Il s’agit pour la France de disposer à tout moment d’une arme hors de portée d’un ennemi et de nature à décourager une attaque contre elle. La dissuasion consiste à disposer du moyen d’infliger des dégâts par la riposte, toujours supérieurs au bénéfice de l’attaque que pourrait espérer l’agresseur. La dissuasion repose aujourd’hui sur l’arme nucléaire. La France a construit sur cette stratégie son indépendance et l’autosuffisance pour sa défense. Cette stratégie fonctionne.

Mais notons aussi ses limites. Sur un territoire comme le nôtre, un seul coup bien ajusté porté par un ennemi peut nous éliminer. Ainsi, une frappe sur nos installations nucléaires civiles ou nos installations chimiques serait mortelle. La riposte serait toujours posthume. Car il n’y a pas une parfaite symétrie entre les puissances nucléaires. Pour certains pays très étendus, il faudrait en effet être capables de plusieurs frappes pour être dissuasifs.

Certes, pour l’instant, l’arsenal atomique reste une garantie pour la sécurité de la France. Il n’est pas question d’y renoncer sans alternative effectivement disponible. Mais le débat n’est pas clos pour autant.

La garantie de la dissuasion nucléaire n’est-elle pas déjà contournée par les moyens techniques contemporains ? Cela vaut la peine de le savoir. Car la durée de conception et de vie des programmes d’armements engagent des milliards sur des décennies. Le futur président de la République a donc le devoir de préparer l’avenir en se demandant si les décisions qu’il prendra auront encore du sens en 2040.

L’efficacité de la dissuasion repose sur deux conditions majeures. Tout d’abord, toutes les puissances susceptibles de vouloir agresser la France doivent savoir à quoi elles s’exposeraient dans ce cas. Ensuite et surtout, elles ne doivent pas disposer des moyens techniques qui pourraient empêcher que la France riposte à leur agression. Aussi longtemps que ces deux conditions sont remplies, il s’instaure une sorte d’équilibre de la terreur, le risque d’agression diminue, la dissuasion fonctionne. Si une puissance se met à développer des techniques permettant de neutraliser la riposte nucléaire, alors la vulnérabilité du pays est presque totale. Car le risque d’agression serait sans dissuasion. Or, les grandes puissances militaires telles que les Etats-Unis, la Russie ou la Chine développent des techniques qui mettent en cause la crédibilité de la dissuasion nucléaire française. Les intentions de ces pays sont assez claires. Ils souhaitent pouvoir disposer d’un avantage décisif et neutraliser les moyens nucléaires de leurs rivaux.

Ainsi les armes hypervéloces, c’est-à-dire atteignant des vitesses plusieurs fois supérieures à la vitesse du son passant par l’espace, pourraient être utilisées d’une façon offensive. Dans ce cas, elles pourraient être si rapides qu’il serait impossible de savoir de quel pays elles proviennent, et de décider de la riposte.

Une autre menace pèse sur la dissuasion : la fin de l’indétectabilité des sous-marins. Dotés de système de propulsion nucléaire, ils étaient jusqu’à présent extrêmement discrets. Sous peu, ils pourraient au contraire devenir repérables. D’abord du fait de certaines particules, les antineutrinos, car la technique permet désormais de les identifier. En 2015, une carte de l’activité nucléaire du monde déduite à partir de leur détection avait même été largement diffusée. Trop imprécise alors pour identifier des sous-marins. Mais on ne doute pas, les années passant, de voir cela changer. Ce n’est d’ailleurs pas la seule piste évoquée pour repérer des sous-marins. Selon certains, l’immense réseau des câbles sous-marins pourrait constituer un excellent moyen de détection des objets sous-marins. D’autres évoquent des essaims de drones sous-marins qui à l’entrée de la rade de Brest permettraient aussi de repérer et pister nos sous-marins.

Nous pensons qu’il faut établir un bilan solide sur cette situation dans deux directions. D’une part vérifier en permanence la capacité de nos armes à être indétectables et donc non neutralisables. Ensuite, rechercher des moyens de dissuasion aussi efficaces que le nucléaire mais dont les effets sont moins irréversibles et d’une certaine manière moins létaux et même non létaux.

Ce nouveau venu de la dissuasion pourrait être le spatial. Des tirs de la Terre vers l’espace peuvent neutraliser les communications entre les humains et avec leurs objets. Ils ont ainsi la capacité de paralyser totalement un pays et son armée. Nous savons d’ores et déjà que plusieurs nations sont capables d’un tel tir : Chine, Inde, Etats-Unis et Russie. Des tirs de l’espace vers l’espace pourraient avoir le même effet. Quant à des tirs de l’espace vers la Terre, si aucune démonstration n’a eu lieu pour l’instant, nul doute que leurs conséquences pour le pays qui les subiraient seraient tout aussi paralysantes. Dès lors, il est clair qu’il peut y avoir une dissuasion spatiale. La destruction des stocks nucléaires serait alors possible sans compromettre les capacités de défense.

Cette idée ne va pas sans inconvénients majeurs non plus. Elle remet en cause le traité sur l’espace de 1967, qui fonde sa démilitarisation. Mais hélas, il n’est plus respecté par les grandes puissances du monde depuis déjà des années. Notre pays lui-même y contrevient publiquement. Emmanuel Macron, sans aucune discussion, a créé un commandement de l’espace. Et il a mené des manoeuvres conjointes avec les Etats-Unis et l’Allemagne dans ce domaine. Dommage. Une discussion globale a été ainsi empêchée.

La dissuasion spatiale aurait l’avantage d’être beaucoup moins meurtrière et irréversible. Elle pourrait alors contribuer à diminuer le risque à terre. Un monde d’où l’arme nucléaire serait bannie serait un monde plus sûr. La mise au point d’autres outils de dissuasion rend cet horizon crédible. En toute hypothèse, l’obsolescence de la dissuasion nucléaire, si elle est avérée, exigerait une alternative immédiate. Mieux vaut en parler plutôt que de devoir le faire en situation de crise.


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