Électricité : un marché au détriment du consommateur

jeudi 3 mars 2022.
 

La hausse des prix actuelle de l’énergie vient de loin. Elle est directement liée à la libéralisation du secteur qui fait de l’énergie une marchandise. Ainsi, en 1996, l’Union Européenne imposait par une directive l’ouverture des marchés de l’électricité (et du gaz) à la concurrence. La France, comme les autres pays européens, a donc transformé profondément l’organisation de ce secteur public.

Le monopole public d’EDF a été cassé malgré une efficacité reconnue. EDF a été séparée de GDF, puis les réseaux, restés hors domaine de la concurrence, ont été séparés de la production et de la vente dans des filiales très indépendantes (RTE pour les lignes haute tension et Enedis pour le réseau moyenne et basse tension).

L’arnaque du « fournisseur »

De nouveaux acteurs sont apparus sur le marché : des producteurs mais surtout des fournisseurs (entre 50 et 80) qui, pour la plupart, ne produisent pas l’électricité qu’ils vendent. Un marché a été mis en place pour leur permettre d’acheter aux producteurs l’électricité qu’ils refacturent ensuite à leurs clients.

Les fournisseurs sont des intermédiaires financiers et commerciaux : ils ne produisent pas, ne stockent pas, ne livrent pas l’électricité et ne la choisissent même pas. Ils. Ils ajoutent donc des coûts inutiles au système, qui se retrouveront sur la facture (coûts commerciaux, financiers, juridiques, etc.) Mais ils ajoutent également une complexité énorme : la grille tarifaire historique (tarif bleu pour les particuliers) simple, prévisible et égale pour tous a fait place à une multitude d’offres de marché proposés au « choix » des consommateurs, pour une électricité pourtant identique pour tous. Ceux-ci s’y perdent, confrontés à un démarchage agressif et parfois frauduleux. La CLCV (Consommation, logement, cadre de vie), deuxième plus grosse association de consommateurs, dénonce par exemple un « recours massif à la pratique commerciale agressive et trompeuse » et a publié un Plaidoyer pour un retour au monopole pour l’électricité. Les entreprises, des PME aux industries grandes consommatrices d’électricité, critiquent également cette évolution et ne cessent de rappeler la nécessité d’un prix stable.

Les profits n’ont pas de prix

Le remplacement des tarifs réglementés de vente, qui constituaient la grille tarifaire historique par cette myriade d’offres de marché, s’est faite progressivement et dans la douleur : ils ont progressivement été supprimés pour les entreprises, contre leur gré. Aujourd’hui, ils sont réservés aux clients particuliers et aux toutes petites entreprises, qui peuvent donc y souscrire ou opter pour une offre de marché. Mais ils sont appelés à disparaître et leur mode de calcul a profondément évolué pour « faire de la place » à la concurrence : alors qu’ils étaient calculés pour couvrir l’ensemble des coûts du système électrique et respecter l’équité entre usagers, ils reflètent depuis 2016 le mode d’approvisionnement d’un fournisseur alternatif. Ils comportent donc une partie fixe correspondant à l’ARENH (voir ci-après) et une partie indexée au prix de marché. Ce mode de calcul poursuit un objectif de « contestabilité », défini par le législateur comme « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF […] de proposer […] des offres à prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés ». Il s’agit de rendre les tarifs réglementés suffisamment élevés pour permettre aux fournisseurs alternatifs d’être compétitifs !

Les usagers n’ont donc plus le choix : qu’ils restent au tarif réglementé ou qu’ils passent en offre de marché, ils se retrouvent dépendant des prix de marché. Or ceux-ci ne reflètent pas les coûts de production mais le coût marginal, c’est-à-dire le coût de production de la centrale la plus chère en fonctionnement sur le réseau européen, à chaque instant. Comme il s’agit souvent d’une centrale à gaz ou à charbon, le prix de marché dépend largement du prix du gaz alors même que la production d’électricité en France n’en dépend quasiment pas (70% de la production est nucléaire, environ 12% est hydraulique et 10% solaire et éolienne). Les prix de l’électricité suivent ainsi la volatilité des cours mondiaux du gaz, par ailleurs incontrôlables par l’Etat…alors que les coûts de production de l’électricité sont très stables. C’est ainsi qu’en 2022, alors que les coûts du système électrique ne progressaient que de 5% en deux ans (4% depuis 2020), les tarifs réglementés de vente auraient augmenté de 45% sans l’intervention de l’Etat !

Inversement, lorsque les prix du gaz s’effondrent comme en 2016, les prix de l’électricité passent en-dessous des coûts de production, mettant les producteurs (EDF pour 80% du parc français) en difficulté et pénalisant les investissements dans la maintenance et dans le renouvellement du parc.

Cette volatilité des prix, uniquement imputable au marché, nuit donc à la fois à tous les usagers (particuliers comme entreprises) qui ne peuvent prévoir leurs dépenses d’énergie, mais également aux investissements essentiels à la transition énergétique.

Sortir du marché

Depuis vingt ans, les crises se succèdent, prouvant l’inadaptation complète du marché à un bien aussi essentiel que l’électricité et nécessitant des investissements de long terme. Mais au lieu d’en sortir et de revenir à la planification par un acteur public, les gouvernements successifs ont multiplié les rustines, toutes aussi complexes qu’inefficaces dans la durée, dont la plus célèbre est probablement l’ARENH (Accès Régulé à l’Electricité Historique Nucléaire). Ce mécanisme, mis en place en 2011 lui-aussi pour « faire une place » aux concurrents, impose à EDF de leur mettre à disposition un quart de sa production nucléaire (plutôt un tiers aujourd’hui) à prix coûtant. Mais les fournisseurs peuvent aussi acheter cette électricité sur le marché lorsque les prix sont inférieurs au coût de production. Globalement, EDF est donc sûr de ne pas couvrir ses coûts.

La crise particulièrement aigüe de 2021 provoquée par l’envolée des prix du gaz, a poussé le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, à reconnaître que "Le marché unique européen de l’électricité ne marche pas, il est aberrant". Pourtant, en sortir semble un tabou, car cela nécessiterait de s’opposer au dogme européen de la concurrence. Donc de nouvelles rustines sont collées sur un système malade à la base. Cela ne suffira pas, bien sûr, et les régulateurs admettent que rien n’est prévu pour 2023. On parle également de renationaliser EDF, ou de reprendre le projet de démantèlement d’EDF – nommé Hercule[1] – enlisé depuis 4 ans dans des négociations sans fin avec la Commission Européenne. Mais rien n’y fera tant qu’on restera dans le cadre de la concurrence. Les particuliers continueront à faire face à des hausses de factures, aggravant une précarité énergétique déjà élevée, les entreprises s’arracheront les cheveux devant l’absence de stabilité de leurs charges, et les investissements urgents nécessaires à la transition énergétique ne seront pas faits.

Anne Debregeas

[1] Pour en savoir plus : www.sudenergie.org/site/hercule/


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