Les embarrassants réseaux russes de l’extrême droite française

dimanche 6 mars 2022.
 

Malgré leur tentative de revirement vis-à-vis de la Russie, Éric Zemmour et Marine Le Pen sont tenus par le poids de leur entourage, où la ferveur pro-Poutine est ancienne et profonde. Mais aussi par les questions d’argent.

Sur la péniche Barge, au port de la Rapée, à Paris, ils sont près de deux cent cinquante participants à assister, le jeudi 24 février 2022, à la conférence de la « conseillère diplomatique » d’Éric Zemmour, lors d’une soirée coorganisée par la fédération parisienne de Reconquête !.

Colonelle de réserve et dirigeante de Planeting, un petit cabinet d’intelligence économique, Caroline Galactéros, qui a débuté sa carrière par un passage au secrétariat général de la défense nationale dans les années 90, sous l’autorité du général Claude Mouton, plus tard mis en cause dans le cadre de l’affaire dite de l’Angolagate, est bien connue du cercle des amis de la Russie.

Ce soir-là, son exposé balise les positions du candidat d’extrême droite élaborées à partir des travaux du groupe qu’anime Galactéros : « La posture de la France a, par essence, par histoire et par expérience une posture non alignée. » Et de revendiquer, en résumé, que le pays redevienne une puissance d’équilibre entre l’Occident et un monde eurasiatique en pleine expansion.

Enjeu plus immédiat : la recherche de convergences et de coopérations avec la Russie, « dont la partie développée et la culture sont européennes », pour éviter que Moscou se tourne définitivement vers la Chine. « Mais le veto américain l’en empêche et Bruxelles ne veut pas comprendre qu’elle est la proie de son prétendu allié américain qui fomente son affaiblissement durable. »

Bien sûr, l’attaque du territoire ukrainien par l’armée russe, la veille, bouscule les éléments de langage. Après avoir reconnu que « cette agression en plein cœur de l’Europe ne peut être tolérée », Galactéros pronostique même que « la Russie a déjà perdu cette partie, avec le rideau de fer qui va s’abattre sur elle. Les vaincus de cette crise ne seront pas ceux que l’on présente aujourd’hui comme tels ».

Pas un mot toutefois en faveur de l’imposition de sanctions en réponse à la guerre menée par Vladimir Poutine. À la place, plutôt une exigence de « renégociation des équilibres de sécurité en Europe ». Finalement, le projet décrit – dont l’application profiterait de facto à Moscou – témoigne d’un soutien durable au pouvoir russe, notamment du fait du refus de toute intégration de l’Ukraine à l’espace euro-atlantique.

Si Éric Zemmour a condamné « sans réserve » l’intervention militaire russe en Ukraine, accusant néanmoins l’Otan et les États-Unis d’avoir poussé à bout la Russie, ses déclarations énamourées pour Poutine toutes ces dernières années lui reviennent comme un boomerang, à un mois du premier tour de l’élection présidentielle.

La volte-face, pour le candidat d’extrême droite, est d’autant plus difficile à négocier que, dans son équipe de campagne, la ligne pro-Kremlin est unanimement partagée.

« À force de ne pas tenir compte des besoins de sécurité de la Russie, Poutine reconnaît comme États indépendants les deux provinces séparatistes ukrainiennes. [...] Depuis le début de la crise, je dis que la France aurait dû déclarer qu’elle s’oppose à toute entrée de l’Ukraine dans l’OTAN ; mais Macron [...] a manqué de courage », déclarait à la mi-février, sur son compte Twitter, Jean-Bernard Pinatel, vice-président du think tank Geopragma, fondé par Galactéros, et l’un des rédacteurs du programme de défense de Zemmour récemment présenté à la Maison des Centraliens.

Cet ancien responsable de la communication des armées puis du groupe Bull a contribué activement avec Caroline Galactéros à la revue Méthode, présentée comme une publication d’instituts franco-russes, et en réalité pilotée depuis le Donbass par Elena Sydorova, sa rédactrice en cheffe. À ses côtés, Erwan Castel (53 ans), un ex-officier parachutiste que son « combat antimondialiste » a conduit à s’engager comme sniper dans la brigade Piatnashka des séparatistes du Donbass.

Dans le numéro de février-mars 2021, Caroline Galactéros a rédigé une tribune sur la restauration de la « force de l’État ». Figure également dans l’index le nom de l’ex-député RPR Christian Vanneste (RPF et Droite libre), engagé lui aussi auprès de Zemmour.

D’autres contributeurs, comme Henri Roure, Louis Roche, Marc Allamand, certains comptant parmi les soutiens de Reconquête !, animent un improbable « cercle de réflexions interarmées ». Ces officiers généraux dénoncent dans le même numéro de Méthode « l’allégeance de la France à l’OTAN » tout en promouvant l’idée d’une relation privilégiée avec la Russie, « le pays, dans l’histoire européenne, contre lequel la France s’est le moins battue ».

Alors que plusieurs de ces « géopoliticiens zemmouristes » du premier cercle sont d’anciens auditeurs de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) et s’en recommandent, son directeur, le général Bruno Durieux, a adressé le 26 février un message clair en forme de rappel à l’ordre aux membres de cette institution placée sous la tutelle de Matignon : « L’agression de la Russie contre l’Ukraine représente une rupture. [...] Il nous faut œuvrer à la cohésion nationale, ce qui exclut toute prise de position individuelle ou associative qui se réclamerait de l’IHEDN, pour porter sur la situation en cours des appréciations qui, engageant l’État, appartiennent aux autorités de notre pays. »

Tous les ralliements politiques de poids autour de l’ancien journaliste du Figaro affichent, eux aussi, une fidélité sans faille à Poutine.

Bombardé numéro 2 du parti d’Éric Zemmour, Nicolas Bay, qui a quitté avec fracas le parti de Marine Le Pen il y a dix jours, est un vieux soutien du Kremlin. Très introduit dans les cercles pro-Poutine, le transfuge du RN, qui a beaucoup fréquenté la Douma ces dernières années, n’a visiblement pas été très bien informé des ambitions de ses amis russes ces derniers jours.

Le 21 février, sur CNews, quelques jours avant l’offensive sur l’Ukraine, il écartait l’idée d’une attaque russe. « Si les Russes avaient vraiment voulu envahir l’Ukraine, ils auraient eu beaucoup d’autres occasions de le faire », jugeant absurde de faire à la Russie un « procès d’intention ». « Les États-Unis ont intérêt à installer cette suspicion à l’égard de la Russie, mais l’intérêt de la France et de l’Union européenne est l’apaisement », jugeait-il encore.

« L’Union européenne a organisé une guerre froide contre la Russie qui n’a aucun sens », estimait déjà Nicolas Bay en 2017, en défendant la rencontre entre sa candidate de l’époque, Marine Le Pen, et Vladimir Poutine.

On a un pays qui s’appelle la Russie, qui tient debout, avec un chef, un vrai chef qui prend des décisions.

Philippe de Villiers en 2018

Autre récent transfuge du RN autour de Zemmour, le sénateur Stéphane Ravier a su, lui aussi, nouer des liens utiles avec Moscou, notamment cultivés au sein du Forum international du développement du parlementarisme, une organisation visant clairement à défendre les intérêts russes.

Philippe de Villiers, qui a lui aussi rejoint Reconquête !, est également un admirateur transi de Poutine. En juin 2018, il déclarait sa flamme pour ce « visionnaire » sur Sputnik. « À côté de cette société [européenne] décadente et en perdition, on a un pays qui s’appelle la Russie, qui tient debout, avec un chef, un vrai chef qui prend des décisions, qui est populaire dans le cœur des Russes et qui est un visionnaire, qui a une vision du monde [...] Ça, je peux en porter témoignage parce que j’ai parlé longuement avec lui. »

Le fondateur du Puy du Fou poursuit : « Il m’a dit exactement ce que m’avait dit Soljenitsyne : “Vous êtes en train de vous perdre. Cette Europe qui n’a ni forme, ni sens, ni racine, où va-t-elle ?” » Le sens de l’alliance avec le Kremlin est clair à ses yeux : « Si on ne fait pas l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, on diminue nos forces par deux par rapport à un problème majeur qu’est celui de l’islamisation de l’Europe. »

Un axe identitaire et chrétien dans le rapprochement avec la Russie partagé par le catholique traditionnaliste Jean-Frédéric Poisson, de Via, qui a lui aussi rejoint Zemmour. Dans l’équipe rapprochée de Zemmour, on peut aussi relever Pierre-Alexandre Ferletic, coordinateur des cercles de réflexion et employé de Russia Today, la chaîne de propagande russe. Pas de ralliement des Français de Russie

Toutefois, l’activisme de Zemmour et de son équipe de campagne en direction du régime russe semble n’avoir pas (encore) eu d’effet évident sur les résidents français sur place. Pour l’instant, Reconquête ! n’a pas connu de ralliements d’importance et aucune structure de soutien au candidat ne semble vraiment active à Moscou.

Ainsi, dans le « mercato politique » auquel se livrent les partisans de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour, le président du conseil consulaire des Français de l’étranger en Russie, Olivier Burlotte, élu en mai dernier au titre de la liste « Ici Moscou-Français souverains » réunissant des militants du RN, de Via et d’Avenir français (25 % des suffrages), est resté proche de Marine Le Pen dont il relaie régulièrement les prises de position.

L’influence de l’ancien polémiste commence toutefois à s’exercer, au sein de cette communauté, sur la fraction la plus droitière des Républicains qui a renoncé à soutenir Valérie Pécresse au premier tour de l’élection présidentielle. L’observation vaut tout particulièrement pour certaines personnalités liées au Conseil économique des entreprises françaises et russes, présidé du côté russe par Guennadi Timtchenko, l’un des trois premiers oligarques frappés par des sanctions britanniques après le début de la guerre en Ukraine.

Mais le désarroi dans lequel sont plongés, depuis l’annonce des fortes sanctions économiques imposées aux autorités russes, les femmes et hommes d’affaires français présents en Russie pourrait accélérer le mouvement.

Les liens anciens des lepénistes avec Moscou

Du côté de Marine Le Pen, la guerre de Poutine est aussi violemment venue rappeler les liens étroits entretenus par la candidate du RN avec le maître du Kremlin, auprès duquel elle posait fièrement en mars 2017, peu avant le premier tour de l’élection présidentielle.

Si Marine Le Pen a elle aussi condamné l’invasion de l’Ukraine, expliquant dans un communiqué qu’« aucune raison ne peut justifier le lancement d’une opération militaire contre l’Ukraine par la Russie qui rompt l’équilibre de la paix en Europe », son changement de pied n’efface pas le poids des liaisons dangereuses entretenues avec le Kremlin ces dernières années.

Avec Moscou, le Rassemblement national a des liens anciens basés sur des vues politiques et idéologiques, sans doute, mais où l’argent est aussi fondamental. Le parti, aujourd’hui financièrement asphyxié par une dette colossale, n’a toujours pas remboursé la totalité du prêt russe de 9 millions d’euros contracté auprès de la First Czech-Russian Bank en 2014. Un prêt sur lequel plane l’ombre du Kremlin depuis l’origine, comme l’avait révélé Mediapart.

La banque auprès de laquelle il avait été initialement contracté ayant fait faillite deux ans plus tard, il a finalement été revendu à Aviazapchast, une société aéronautique dirigée par d’ex-militaires proches des services secrets de l’armée.

Ce prêt avait été obtenu grâce à l’intermédiaire et ancien candidat FN à la mairie de Strasbourg, Jean-Luc Schaffhauser, qui a toujours servi les intérêts du régime russe. L’homme a accepté en novembre dernier de jouer les observateurs à Donetsk lors des « élections » dans la partie séparatiste de l’Ukraine. Un rôle qu’il avait déjà joué lors du « référendum » organisé dans la Crimée annexée.

En juin dernier, cinq eurodéputés RN ont été placés sur la liste noire du Parlement européen pour avoir précisément joué les observateurs fantoches de scrutins en Crimée et au Kazakhstan : Thierry Mariani, Hervé Juvin, Philippe Olivier, Jean-Lin Lacapelle et Virginie Joron. Des piliers de la campagne de la candidate. Le cas Mariani

Thierry Mariani, présenté comme possible ministre des affaires étrangères en cas de victoire de sa candidate, entretient au sein du régime russe des relations privilégiées avec le premier cercle de Poutine, dont l’influent ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov.

L’homme qui préside l’association de dialogue franco-russe depuis 2012 navigue dans les réseaux pro-Poutine français depuis des années. Un milieu où il connaît parfaitement chacun, y compris ceux qui ont aujourd’hui fait le choix de rejoindre Éric Zemmour, comme Caroline Galactéros. « Vous savez que j’ai fait partie du groupe d’amitié France-Ukraine ? », tient-il à rappeler à Mediapart en se disant « désolé de ce qui se passe aujourd’hui dans le pays ». Une défense qui a ses limites, tant la Russie a toujours œuvré à placer ses hommes dans ce genre d’instance.

Thierry Mariani fait aussi partie, au Parlement européen, de la commission chargée de lutter contre l’ingérence étrangère, où il travaille en étroite collaboration avec la conseillère du groupe Tamara Volokhova, ancienne mannequin proche du Kremlin, comme l’avait révélé L’Obs.

Corédacteur du projet européen de Marine Le Pen, Hervé Juvin affiche lui aussi des positions pro-Poutine depuis des année. Il les détaille en toute liberté sur son blog, où il ne cesse de fustiger « l’Occident décadent » soumis à l’Amérique.

Une Amérique dont il se demandait récemment si elle n’avait pas créé le virus du Covid : « Et si c’étaient les expériences américaines visant à développer des armes biologiques de destruction massive loin des regards et hors de tout contrôle des autorités scientifiques qui étaient responsables de la pandémie qui paralyse nos économies, renverse toutes les prétentions libérales, et révèle la face d’ombre des démocraties saisies de la peur de mourir  ? »

Missionné pour répondre au Journal du dimanche sur les positions de sa candidate sur l’OTAN, il a dû in extremis se rétracter en expliquant qu’il s’agissait d’un « document de travail » tant son texte faisait unilatéralement le procès de l’Occident, comme l’a rapporté Le Monde. Marine Le Pen s’est publiquement démarquée de ce texte, bien peu en phase avec son changement de cap commandé par l’émotion suscitée par l’invasion de l’Ukraine.

Dans ce dernier mois de campagne, les deux candidats d’extrême droite devront, sans doute, se préserver aussi de leur entourage.

Lucie Delaporte et Jacques Massey


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