Le berceau ukrainien de la démocratie

lundi 21 mars 2022.
 

Au-delà du négationnisme historique sur lequel Poutine fonde sa guerre contre l’Ukraine, il y a sans doute une aversion plus profonde pour la démocratie comme expression d’une citoyenneté critique, solidaire et inventive, fût-elle imparfaite. Sait-il seulement que bien avant la fondation de la Rus’, l’Ukraine connut une expérience démocratique originale, liée à l’extrême fertilité de son sol ?

’enjeu des matières premières critiques[1], pour reprendre la terminologie de la Commission européenne, qui tient à jour depuis 2011 une liste à rallonge, commence à se faire jour à travers les lectures géopolitiques de la guerre en Ukraine. On a pu évoquer ici ou là la question du grand gisement[2] de lithium (riche en oxyde de lithium, très prisé des industriels pour les batteries) situé près de Donetsk, dans le Donbass, convoité par l’entreprise australienne European Lithium, qui ajouterait une servitude supplémentaire, si la Russie en prenait le contrôle, à celles dont l’Union européenne pâtit déjà dans nombre de secteurs sensibles, témoins accusateurs de plusieurs décennies d’imprévoyance et de gavage des oligarchies rentières.

Mais il est une autre ressource plus essentielle, évoquée sur Mediapart par Amélie Poinssot : la fameuse terre noire ou tchernoziom, à l’origine du boom céréalier et oléagineux de la plaine ukrainienne[3], dont tant de pays du Maghreb et du Moyen-Orient sont dépendants pour leurs approvisionnements, un sol où germa, bien avant l’expérience athénienne des Ve et IVe siècles avant J.-C., une forme originale et pérenne de démocratie urbaine à grande échelle. Le fait est beaucoup moins connu que la geste fantasmée des princes riourikides de la Rus’ (entretenue aussi bien à Moscou qu’à Kiev) ou le mariage exotique d’Anne de Kiev avec le roi des Francs Henri Ier, mais il est autrement passionnant. David Graeber et David Wengrow lui consacrent quelques pages dans leur somme sur l’histoire des inégalités sociales, Au commencement était…, parue aux éditions des Liens qui libèrent en 2021.

L’Ukraine comme jardin d’Éden et grenier à blé de la Méditerranée ne devrait pas être une découverte, pas plus que la possibilité d’une nouvelle catastrophe nucléaire, après celle en 1986 de Tchernobyl (qui signifie « herbe amère » en ukrainien, autre nom de l’absinthe), ne devrait être prise à la légère dans un terroir si généreux. C’était déjà le cas dans l’Antiquité proche, les Grecs ayant multiplié les comptoirs en mer Noire, à proximité (l’essentiel du blé athénien en provenait), l’Empire romain d’Orient les y ayant ensuite maintenus jusqu’à la fin du Moyen Âge (le dernier confetti byzantin à avoir succombé à la poussée ottomane, en 1475, est la principauté de Théodoros, dirigée par une branche de la dynastie des Paléologues, dans le sud-ouest de la Crimée, dans l’ancien thème de Cherson). Sa fonction agricole de premier plan pour la communauté humaine, au même titre que le croissant fertile ou la vallée du Nil, remonte cependant à la haute Antiquité. Elle est liée, en effet, à une culture urbaine apparue entre le début et le milieu du IVe millénaire avant J.-C., autrement dit avant la fondation des premières villes mésopotamiennes, dont l’Uruk de l’Épopée de Gilgamesh est l’archétype scolaire. On doit la découverte et l’étude des « mégasites » urbains ukrainiens de la culture Cucuteni-Trypillia à des chercheurs du bloc de l’Est durant la guerre froide, ce qui explique le peu de retentissement que leurs travaux ont eu jusqu’à nos jours.

La remarquable fertilité du sol, avec ces paysages steppiques typiques de l’Holocène formant à perte de vue un damier de prairies ouvertes et de forêts, dans ce qui allait devenir bien plus tard la Moldavie et l’Ukraine, entre les Carpates et l’Oural, y a attiré des peuples néolithiques originaires du Danube inférieur. Ils ont pratiqué là entre 4100 et 3300 avant J.-C., pendant près de huit siècles, à proximité immédiate de leurs sites d’implantation, une forme d’agriculture « dilettante »[4], et néanmoins complexe, alliant harmonieusement jardinage, élevage, entretien de vergers, chasse et cueillette, sans aucune trace d’épuisement des ressources, malgré des densités urbaines impressionnantes (plus de 10 000 habitants sur certains mégasites). Autre trait singulier : durant ces huit siècles de présence, cette culture n’a connu quasiment aucun conflit guerrier ni vu l’émergence d’une quelconque aristocratie à visée impériale. La décoration des ustensiles du quotidien laisse même entrevoir la place prééminente qu’y tenaient les femmes.

Mais c’est la structure même des villes, uniforme d’un site à l’autre, chaque site étant distant de son voisin de 10 à 15 kilomètres, qui révèle une organisation sociale déjouant les représentations ordinaires que nous nous faisons de l’aube civilisationnelle, avec ses héros fondateurs et ses prêtres-rois mythiques plus ou moins mégalomaniaques. Les mégasites ukrainiens, dont le plus grand connu, Taljanky, occupe une superficie de plus de 300 hectares, ont une forme circulaire, avec une concentration des habitations sur leur pourtour, dégageant un grand vide en leur centre, là où nous attendrions un ensemble administratif, une acropole-sanctuaire ou palatiale. Nous ignorons la ou les fonctions de cet espace immense pouvant contenir l’équivalent de deux grandes villes néolithiques anatoliennes : forum, place cérémonielle et/ou enclos à bétail ? En revanche, l’organisation de la partie habitée en quartiers aux limites mouvantes, marquées par des fossés ou des tranchées, chacun d’eux possédant une « maison commune » (dédiée peut-être aux activités politiques et judiciaires, et/ou aux festivités saisonnières), plus imposante que les autres, matérialise clairement un grand dynamisme des interactions sociales et familiales, au-delà du nombre de Dunbar[5], dans un cadre conceptuel partagé égalitaire, que l’ethnomathématique rapproche de celui des implantations traditionnelles basques des piémonts pyrénéens. Un tel schéma d’aménagement, très sophistiqué, et pas encore tout à fait déchiffré pour ce qui est de l’exemple ukrainien, où chaque maisonnée doit faire avec des voisins à sa droite comme à sa gauche, sans que personne ne puisse se croire le premier ou le dernier, favorise l’entraide et le roulement des tâches communautaires, de même qu’une exploitation raisonnée du biotope.

L’un des principaux apports du livre de Graeber et Wengrow réside dans cette révélation, qu’il nous est difficile d’admettre, nous, Occidentaux, que d’autres formes de démocratie ont été expérimentées avant et après le moment athénien, très contraint par l’esclavage, la xénophobie et le sexisme régnant alors dans le monde grec, sur tous les continents et à de vastes échelles organisationnelles. Il se peut fort bien, une fois admis que nous ne détenons aucun monopole en la matière, que nous découvrions un jour des attestations plus anciennes encore que l’exemple ukrainien. On remarquera au passage que la découverte de ces cités ukrainiennes démocratiques du Néolithique est due à des savants travaillant pour un régime autoritaire qui, tout soviétique qu’il se prétendait, avait écrasé la démocratie des soviets, et qu’à l’inverse, nos très jeunes républiques démocratiques, si promptes à donner des leçons de libéralisme politique au monde entier, continuent largement d’ignorer des formes anciennes et non occidentales de démocratie, tout en cultivant une fascination mortifère pour les grands chefs à plumes et les pompes princières, dont on peut lire les effets dans l’organisation spatiale de nos métropoles et l’architecture du pouvoir. Souvenons-nous que les Lumières s’étaient choisi Sparte, et non Athènes, pour modèle. C’est en partie la raison pour laquelle la Révolution française envoya des « missionnaires armés », pour reprendre l’expression critique de Robespierre, répandre par le monde son évangile de liberté, d’égalité et de fraternité, préparant le terrain à l’Empire et à la restauration de l’ordre ancien sous un vernis bourgeois.

Bertrand ROUZIES

Correcteur à Mediapart


[1] Entre 2011 et 2020 (dernière mise à jour), nous sommes passés de 14 à 44 matières premières critiques. Il s’agit de celles qui, dans les 10 prochaines années, présentent un risque élevé de pénurie, du fait de leur rareté intrinsèque, de l’épuisement des gisements accessibles connus ou des conflits géopolitiques, et qui jouent un rôle capital dans la chaîne de valeur des technologies de la transition énergétique et du numérique. L’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) prophétise, les concernant, un doublement de la demande mondiale d’ici 2060, de 79 à 167 milliards de tonnes.

[2] Les réserves ukrainiennes confirmées en lithium sont les plus importantes d’Europe. L’autre grand site ukrainien est situé à Dobra, dans l’oblast de Kirovohrad, au centre du pays.

[3] L’intensification récente de ce boom a eu pour corolaire une envolée de l’usage des pesticides de 47 % entre 2015 et 2019. Voir Fiona H. M. Tang, Manfred Lenzen, Alexander McBratney & Federico Maggi, « Risk of pesticide pollution at the global scale », Nature Geoscience, 14, 206-210, 2021.

[4] David Graeber & David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Les Liens qui libèrent, 2021, p. 372.

[5] Nombre maximum, établi par l’anthropologue Robin Dunbar, d’individus avec lesquels l’on peut entretenir une relation stable et riche, soit 150 personnes.


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