Le 25 novembre 2021, à Toulouse, Jacqueline Gesta, 71 ans, a eu les deux poignets brisés après avoir été jetée au sol par un CRS, après une manifestation féministe. Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, elle défile de nouveau. Révélations sur une histoire de violence policière.
Toulouse (Haute-Garonne).– Une femme brutalisée par un policier dans le cadre d’une manifestation contre les violences sexistes et sexuelles ? La situation est caricaturale. Et pourtant. Le 25 novembre 2021, à Toulouse, alors qu’elle s’apprêtait à quitter la manifestation organisée à l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, Jacqueline Gesta a été très brutalement projetée au sol par un CRS.
Bilan : deux poignets cassés, un mois d’attelle, plusieurs semaines de rééducation et deux longues cicatrices sur le haut de ses avant-bras.
Plus de trois mois après les faits, la documentariste retraitée de 71 ans témoigne encore de la « surprise » et de « l’incrédulité » qui l’ont saisie ce soir de novembre. Un soir où la « grande cause nationale » portée par Emmanuel Macron et Marlène Schiappa a été piétinée en toute impunité par un fonctionnaire de police. La victime et son avocat, Pascal Nakache, ont déposé plainte les 12 et 17 décembre pour des faits de « violences par une personne dépositaire de l’autorité publique ».
Sollicité par Mediacités, le parquet de Toulouse nous a informés qu’une enquête préliminaire a été ouverte. « Elle est toujours en cours, précise Emmanuelle Yvert, vice-procureure. La plainte a été transmise au commissariat d’Orléans pour poursuite d’enquête. » Le policier incriminé est en effet basé dans cette ville.
Saisie par la plaignante, l’IGPN a accusé réception de son signalement le 10 janvier, assurant que celui-ci avait « retenu l’attention » de ses services. La police des polices n’a cependant pas répondu à notre sollicitation. Claire Hédon, Défenseure des droits, a elle aussi été saisie début janvier. « Une instruction a bien été ouverte, soumise au principe de la confidentialité. Il y aura une confrontation des points de vue, on va demander des éléments aux deux parties », explique son service de presse à Mediacités.
Retour aux faits. Le jeudi 25 novembre 2021, la manifestation débute aux alentours de 18 heures. Après une petite boucle dans le centre de Toulouse, les quelques milliers de participantes repassent par le Capitole en empruntant la rue de Rémusat, pour se diriger vers l’hôpital de La Grave. La nuit est tombée. Il est environ 19 h 25. Le marché de Noël doit ouvrir le lendemain. Les cabanons des commerçants ont envahi la place, cernée par plusieurs fourgons de police et par des cordons de CRS. « Ça faisait un dispositif plutôt impressionnant », témoigne Katia qui défile tranquillement avec une amie.
Venue seule, Jacqueline Gesta se trouve plutôt en fin du calme cortège. Parvenue au niveau de la rue du Taur, elle décide de le quitter. « J’avais rendez-vous à 20 heures pour aller assister à un concert. Ma tenue était plus soignée que d’habitude. Je ne portais ni badge ni pancarte ni quoi que ce soit me rattachant à la manifestation. Et je ne donnais aucun signe de mauvaise humeur !, raconte-t-elle à Mediacités. Lorsque je me suis approchée des policiers, c’était très calme. Les rangs de la manif étaient plutôt effilochés. Beaucoup de monde circulait derrière les CRS, sur la seule voie ouverte pour traverser la place. Pour moi, il n’y avait aucun doute, j’allais passer. »
À partir de là, tout va très vite : « Mon dernier souvenir exact, c’est que je m’avance vers eux… et je me revois ensuite une fraction de seconde avant de toucher le sol. »
Katia, elle, a un souvenir précis de ce qu’elle a vu : « Jacqueline a été repoussée et projetée très violemment. Ce qui m’a impressionné, c’est le mouvement de son corps qui est passé à l’horizontale devant moi. Elle m’a dépassée. Elle venait de ma gauche et elle est retombée à ma droite sur le dos. J’étais, je pense, à trois mètres du policier qui l’a poussée. Il y a eu un moment de stupeur face à cette violence, parmi les personnes qui ont assisté à ça. Vu la brutalité du choc, je me suis demandé s’il fallait la relever ou pas. »
Katia, qui n’en est pas à sa première manifestation, ne découvre pas la rudesse des forces de l’ordre. Mais elle a été « choquée » par la violence de la scène. Comme elle, Émilie (prénom d’emprunt) et Annie ont souvent battu le pavé toulousain. Ce soir-là, les deux quinquagénaires marchent à quelques pas de là. « On a vu Jacqueline partir au sol, totalement allongée, sur le dos », raconte Émilie.
« Elle est tombée violemment devant nous et on a bien vu que quelque chose l’avait basculée, précise Annie. Je me suis retournée et j’ai vu ce policier. Je suis allée le voir et lui ai demandé ce qui s’était passé. Il m’a dit : “Elle a voulu passer, elle a forcé, je l’ai retenue…” Je lui ai dit que j’allais prendre son numéro de RIO. J’ai essayé de soulever le rabat sur sa veste qui cachait partiellement le numéro, mais il a envoyé ma main balader en me disant de ne pas le toucher. » Elle parvient cependant à prendre une photo sur laquelle les trois derniers chiffres du numéro de matricule du fonctionnaire (qui doit normalement apparaître de façon visible) apparaissent nettement : 946.
Les témoignages de Jacqueline, Katia, Émilie et Annie concordent sur ce qui s’est passé ensuite. Interpellé par d’autres passants, le policier, décrit comme jeune (entre 20 et 25 ans), reste en place et ne desserre plus les dents. Ni lui, ni ses collègues, ni sa hiérarchie ne s’enquièrent de l’état de la femme qui vient de tomber violemment au sol. La manifestation est en train de s’achever. Les effectifs de police ne tardent pas à remonter dans leurs camions et à quitter la place.
Katia, Émilie et Annie font partie du petit groupe de personnes qui aident Jacqueline, qu’aucune d’entre elles ne connaissait avant, à se relever et à s’asseoir à une terrasse à l’angle de la rue. « Elle était comme un peu sidérée. Il y avait un décalage entre ce que l’on avait vu et ce qu’elle disait, comme s’il n’y avait rien d’exceptionnel. Mais elle s’est très vite plainte des deux poignets », raconte Katia. « Comme je suis tombée en arrière, je pense que j’ai eu le réflexe de mettre mes mains pour amortir ma chute au sol », explique Jacqueline.
Malgré la douleur, elle ne se rend pas aux urgences le soir même. « Aller aux urgences de nuit, c’était ajouter du trauma au trauma, je ne le voulais pas », explique-t-elle, préférant passer la nuit chez elle avec des antalgiques et des anti-inflammatoires. Le lendemain matin, à l’hôpital Joseph-Ducuing, on lui plâtre les deux poignets. Huit jours plus tard, elle subit une opération chirurgicale et hérite de deux broches (qui y sont toujours) et de deux attelles jusqu’à la fin du mois. « Ce fut cinq semaines très compliquées », témoigne-t-elle sobrement aujourd’hui. S’ensuit un mois de janvier où les douleurs s’estompent lentement au fil des jours, mais où demeure la crainte omniprésente de retomber.
Le 12 décembre, Jacqueline va porter plainte au commissariat de l’embouchure. Elle s’y était déjà rendue la semaine précédente, accompagnée d’Annie, mais, encore plâtrée et endolorie, avait renoncé devant le temps d’attente. Ce dimanche 12, c’est une brigadière qui prend sa plainte. « Cela s’est moyennement passé, relate Jacqueline. Elle a commencé par me demander si j’étais bien consciente que je déposais plainte contre un policier. Et ensuite, elle a été réticente à noter l’existence de caméras de vidéosurveillance, en disant que ça n’apportait rien. »
Jacqueline parvient malgré tout à se faire entendre. Dans le procès-verbal de la plainte que nous avons pu consulter, la brigadière mentionne bien que la plaignante a demandé que « les images de la caméra de vidéosurveillance en place à l’angle de la place du Capitole et de la rue du Taur soient portées au dossier pour cette date entre 19 heures et 19 h 45 ». En revanche, le PV note que les faits décrits ont « entraîné une incapacité n’excédant pas huit jours ». On est pourtant seize jours après les faits et Jacqueline porte encore les attelles posées après les interventions chirurgicales. Elle dispose aussi des certificats médicaux attestant de son état.
« Quand j’ai vu qu’elle n’avait mis que huit jours d’ITT, j’ai protesté. Il y a eu un échange durant lequel elle m’a traitée de “personne bornée” mais son supérieur a confirmé ces huit jours. Ils m’ont remis un document pour aller faire évaluer les dommages à la médecine légale. » Elle s’y rendra trois jours plus tard à l’hôpital Rangueil.
Deux mois et demi plus tard, Jacqueline attend toujours les résultats de la consultation faite ce jour-là. Et dit encore son incompréhension d’avoir subi un tel sort dans une manifestation aussi calme. « J’ai participé et suivi de nombreuses manifestations dans ma vie et j’ai déjà assisté à des violences policières qui ne sont pas du tout une surprise pour moi. La surprise, là, c’est d’en avoir été victime alors que je n’ai absolument rien fait, pas même une insulte… Et la banalité du geste de ce policier, son arrogance ensuite, comme si c’était normal de me traiter ainsi. C’était tellement injustifié qu’ensuite, je me suis parfois demandé ce qui m’était vraiment arrivé. Il y a eu de l’incrédulité. Et c’est très important pour moi qu’il y ait eu des témoins parce que ça confirme que je n’ai pas rêvé… »
Il n’existe pas de définition juridique des « violences policières ». Mais les organisations de défense des droits humains et les observatoires de la police s’entendent généralement pour considérer la légitimité (l’acte est-il prévu par la loi ?), la nécessité (l’acte permet-il d’atteindre le résultat visé ?) et la proportionnalité (l’adéquation entre la situation réprimée et l’acte policier) comme les bons critères pour en évaluer et en caractériser l’existence (voir par exemple cette fiche synthétique du collectif Romeurope).
Il y a bien plus grave que mon cas. C’est pour ça que j’ai hésité à médiatiser cette affaire.
Jacqueline
« Je n’avais jamais vu ça. C’est une réaction totalement démesurée, de la brutalité gratuite. Jacqueline est une femme menue. Le policier était costaud. Il avait dans les 25 ans. Je suis certaine que s’il lui avait dit “Madame vous ne passez pas”, elle serait repartie », raconte Émilie. Katia, elle, se souvient, lorsque Jacqueline est repartie, avoir « éprouvé le besoin de la suivre des yeux tant que je l’ai vu marcher pour voir s’ils n’allaient pas la rattraper. J’ai eu peur que l’arbitraire continue et qu’elle soit en danger… » Toutes les deux, comme Annie, ont déposé leur témoignage par écrit et sont prêtes à le faire entendre devant un tribunal.
« Nous interrogeons régulièrement le parquet de Toulouse et espérons que le policier sera renvoyé devant le tribunal correctionnel, explique Pascal Nakache, l’avocat de Jacqueline. Étant donné que son numéro de RIO est connu, cela rend difficile, a priori, pour l’institution policière de se retrancher derrière l’impossibilité d’identification de la personne visée par la plainte. »
Si l’enquête préliminaire aboutit à un classement sans suite, Jacqueline Gesta assure qu’elle se portera partie civile pour qu’un juge étudie son cas. « Je sais de longue date que ces violences existent et qu’elles visent surtout des jeunes des cités. Il y a bien plus grave que mon cas. C’est pour ça que j’ai hésité à médiatiser cette affaire. Une espèce de classification s’est faite et je me suis mise au fond du classement… Et puis, j’ai réfléchi et me suis dit qu’un policier n’a pas le droit de faire n’importe quoi et qu’il faut le faire savoir. J’entends maintenant aller au bout de cette démarche, pour encourager les gens victimes de ce type de violence à porter plainte et pour sortir de cette banalisation. Je n’accepte pas que les petits du Mirail soient embarqués tout le temps et je n’accepte pas d’être jetée au sol. »
Ce mardi 8 mars, elle a prévu d’aller manifester dans les rues de Toulouse à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes.
Emmanuel Riondé (Mediacités Toulouse)
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