Guerre en Ukraine : « Nous sommes plus que jamais à l’ère de la « mondialisation armée » »

lundi 21 mars 2022.
 

Entretien avec Claude Serfati, économiste et spécialiste des questions d’armement.

En 2020, malgré la récession liée à la pandémie, les dépenses militaires mondiales ont crû de 2,6 % par rapport à 2019. Peux-tu faire le point sur cette question ?

Claude Serfati - Selon les données du SIPRI [1], les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 000 milliards de dollars en 2020, ce qui représente une augmentation de près de 80 % (en dollars constants) depuis 1995. Toutes les régions de la planète sont concernées par ces augmentations. En 2020, les États-Unis comptaient pour près de 40 % et les pays de l’Otan pour environ 60 % des dépenses militaires mondiales.

La tragédie vécue par le peuple ukrainien éveille évidemment des réflexes de solidarité et d’indignation au sein des populations européennes. Cela rend encore plus nauséabond le comportement des dirigeants d’États-membres de l’UE. Les gouvernements « illibéraux » de la Pologne et de la Hongrie, mais aussi de la France ont été en pointe dans la politique de forteresse contre les réfugiéEs victimes des guerres en Afrique et au Moyen-Orient.

L’agression de l’impérialisme russe ne doit pas masquer que plus de 50 conflits armés ont lieu dans le monde, dont près de la moitié déchirent le continent africain. Ces « nouvelles guerres » sont des composantes permanentes de la « mondialisation » et les pays développés y participent par différents canaux : présence des grands groupes industriels qui exploitent les ressources naturelles, grandes banques qui recyclent les fortunes des élites nationales dans leurs paradis fiscaux, vente d’armes qui attisent les conflits, etc. Nous sommes plus que jamais à l’ère de la « mondialisation armée ».

L’agression de la Russie contre l’Ukraine va renforcer la tendance à la militarisation et à la hausse des dépenses « de défense » des pays de l’Otan.

Les budgets militaires de la plupart des pays de l’Otan étaient déjà à la hausse au cours de la décennie 2010. Le budget militaire des États-Unis après une légère baisse, a connu une forte progression : 616 milliards de dollars en 2019, 715 en 2022 et les prévisions avant l’invasion russe étaient de 780 en 2026. Les budgets des pays européens totalisent 378 milliards de dollars. Au cours de la décennie, ils ont progressé de 8,5 % en Europe de l’Ouest, de 31 % dans les pays d’Europe centrale, et de 74 % en Europe orientale (source : SIPRI).

L’Otan a été maintenue malgré la dissolution du pacte de Varsovie. En novembre 2021, Macron avait déclaré qu’elle était en état de « mort cérébrale ». Aujourd’hui, tous les États ouest-européens semblent vouloir se réfugier dans son giron. De nouvelles troupes américaines arrivent en Europe. Que peut-on en penser alors que Poutine répète que l’extension de l’Otan à l’Est a mis en péril la Russie ?

L’Otan a été construite en 1949 comme une organisation armée contre les menaces créées en Europe par l’Union soviétique. Elle a soutenu la guerre menée par la France en Indochine, le coup d’État en Grèce (1967), le fascisme au Portugal, etc. La disparition de l’URSS en 1991 n’a pas provoqué son extinction, mais sa transformation sur deux points majeurs dès 1991 puis au Sommet de Washington de 1999 avec l’adoption d’un nouveau « concept stratégique ».

D’une part, l’Otan a élargi son spectre d’interventions à l’ensemble de la planète. Cela commença en Irak en 1999, en ex-Yougoslavie avec le bombardement de la Serbie (1999), en Afghanistan (2001), en Libye (2011) et en bien d’autres endroits. D’autre part, puisque l’Union soviétique avait disparu, l’Otan a inventé un nouvel agenda fondé sur la « sécurité », mot vague mais dont le ciment idéologique était le tripode suivant : économie de marché capitaliste = démocratie = paix. Les ennemis potentiels sont donc autant militaires que civils, les menaces viennent des États et des agents non-étatiques, et la sécurité des membres de l’Alliance atlantique peut être affectée par de nombreux risques dont « l’interruption de l’accès aux ressources économiques essentielles ». La doctrine des États-Unis (1997) explicitait cette formule en déclarant que les États-Unis se réservent le droit d’intervenir militairement de façon unilatérale afin de « garantir un accès sans entrave aux marchés essentiels, aux approvisionnements énergétiques et aux ressources stratégiques ».

L’Otan demeure le bras armé de ce que j’ai appelé un « bloc transatlantique » dominé par les États-Unis et qui associe les pays européens dans une intégration économique, une alliance militaire et des « valeurs » communes (celles du tripode cité plus haut).

L’extension de l’Otan vers l’est de l’Europe reflétait les rapports de forces après la disparition de l’URSS. Aujourd’hui, Poutine réclame une autre distribution des cartes entre pays impérialistes. Les rivalités entre grandes puissances qui combinent l’usage de la puissance économique et des capacités militaires par les grandes puissances impérialistes persistent. L’ère de l’impérialisme n’est pas révolue.

E. Macron confirme sa capacité à dire une chose et « en même temps » son contraire dans sa hâte de devenir celui qui va sauver la planète. Il a pensé pouvoir être l’alternative occidentale à Donald Trump. Or, celui-ci ne voulait pas détruire l’Otan, il insistait pour que les Européens assument une plus grande part du « fardeau » de la défense du « monde libre ». Cette position a été celle de tous les présidents américains. Trump félicita Emmanuel Macron pour l’effort militaire de la France et vilipenda A. Merkel pour son appétit militariste insuffisant. Le budget consacré à la présence militaire des troupes américaines en Europe (l’European Defense Initiative) a d’ailleurs considérablement augmenté pendant le mandat de Trump, passant de 800 millions à 6 milliards de dollars entre 2016 et 2020.

L’Allemagne annonce vouloir augmenter ses dépenses militaires à plus de 2 % du PIB alors que jusque-là elle trainait des pieds, s’attirant les reproches des États-Unis. L’Union européenne s’implique dans l’aide militaire à l’Ukraine. Est-ce l’annonce d’une nouvelle phase de l’histoire de l’Union européenne ?

C’est évident. La guerre en Ukraine va accélérer la militarisation de l’UE (et bien sûr du Royaume-Uni), car l’UE ne part pas de rien. L’adoption d’une stratégie européenne de sécurité en 2003, assez proche sur le papier de celle adoptée un an plus tôt par l’Administration de G. W. Bush a été une étape importante dans l’élaboration d’une politique européenne de sécurité et de défense. La Commission a créé un fonds européen de défense (FED) qui financera la recherche et développement militaire des groupes de l’armement pour deux milliards d’euros en 2022.

La France a toujours été la plus favorable à la militarisation de l’UE, et cela est devenu encore plus net depuis les années 2010 et le Brexit. En effet, le militaire – tant sous la forme d’interventions des armées que dans ses dimensions industrielles – apparait de plus en plus comme un des derniers « avantages comparatifs » et la France et ses dirigeants l’utilisent pour compenser la perte continue de son poids économique. Les échanges commerciaux de la France sont déficitaires avec la plupart des États-membres. L’industrie française peut être qualifiée d’« homme malade de l’Europe ».

Depuis son élection, E. Macron a défendu avec encore plus d’entrain la militarisation de l’UE. À la fois par conviction et pour pouvoir continuer à peser dans les orientations de l’UE, compte tenu de l’affaiblissement du poids de la France dans les processus de décision dans les questions économiques.

L’invasion russe conforte la position de ceux qui promeuvent la militarisation de l’UE. Le discours du chancelier Scholz au Bundestag marque une évolution notable de la politique de défense de l’Allemagne, au moins au niveau déclaratif. Il faudra en effet voir le rythme et l’ampleur de la mise en œuvre des 113 milliards d’euros d’augmentation du budget de défense qu’il a annoncée.

L’Otan est le cadre « naturel » de la militarisation de l’UE et impliquera sans doute une coopération accrue avec le Royaume-Uni. Il y longtemps que tous les dirigeants français – droite et gauche confondus – ont accepté cette réalité. H. Védrine, qui fut ministre des affaires étrangères de F. Mitterrand avait ainsi résumé la position française : « la défense européenne n’est pas seulement bonne pour l’Europe, mais aussi pour l’Alliance atlantique [l’Otan] ». Les circonvolutions d’E. Macron sur la « souveraineté européenne » n’ont pas d’autre signification, avec l’espoir que les grands groupes français de l’armement pourront en tirer avantage.

En France, la tendance était déjà à la hausse des dépenses militaires. Peux-tu faire le point sur cette tendance et son amplification probable ?

L’armée est chez elle dans la cinquième République. Entre 2000 et 2019, l’augmentation du budget de la défense a été nettement supérieure à celle des budgets à finalité sociale (éducation, logement, etc.) et seulement dépassée par la progression du budget de la police. Sous le mandat d’E. Macron, les dépenses militaires ont augmenté de 50%. Ce n’est qu’un début. Avant même la guerre en Ukraine, les militaires ont obtenu des engagements d’augmentation encore plus forte. Deux députés (Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiérot), chargés de faire valoir cette exigence, ont estimé que les dépenses militaires devraient augmenter de 40 à 60 milliards sur la période 2022-2030 (le budget de la défense 2022 s’élève à 50 milliards d’euros).

Les élections présidentielles indiquent que pour l’armée, Noël tombe cette année en avril. Au nom de l’union nationale, la surenchère militariste envahit l’espace médiatique sans aucun débat. E. Macron l’a d’ores et déjà annoncé : la guerre vient « percuter notre vie démocratique ». Or, le déni démocratique qui existe en France n’est pas dû à la guerre, il est inscrit dans la cinquième république : les questions de défense sont la propriété du Président. Et il en joue comme jamais. « Je vous protégerai » sert de programme électoral et annonce une centralisation accrue du pouvoir.

Une réélection d’E. Macon « par tacite reconduction » n’effacera pas la crise sociale. Il faudra bien payer les cadeaux de Noël, rembourser la dette publique qui explose, arriver à financer le déficit de nos échanges commerciaux. Concilier l’union nationale et « en même temps » la « guerre sociale » pour permettre aux entreprises françaises de ne pas sombrer, c’est une alchimie délicate. L’exaltation sécuritaire qui a fait voter 13 lois liberticides depuis les attentats terroristes de 2015, dont quatre en 2021, risque de s’enflammer.

Claude Serfati


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