Toutes des grosses putes !

mercredi 30 mars 2022.
 

Revenant sur le sens et l’usage de l’insulte « grosse pute », prononcée par un policier sur le répondeur d’une femme de 34 ans qui venait de porter plainte pour agression sexuelle, plusieurs universitaires expriment leur solidarité avec « toutes les “grosses putes” qui viendraient se présenter dans des commissariats et y subiraient le même traitement qu’Élodie. »

Dans la nuit du 4 au 5 février 2022, Élodie se rend dans un commissariat parisien pour porter plainte à la suite d’une agression sexuelle survenue au cours de la soirée. Plus tard, dans le cadre de l’enquête, un agent lui laisse un message sur son répondeur et, par mégarde, manque de raccrocher le combiné correctement. Le répondeur du téléphone d’Élodie enregistre le policier au moment où celui-ci donne sa version des faits aux collègues qui l’entourent. C’est alors un florilège d’insultes sexistes, insistant sur le caractère infondé de la plainte : refusant d’être confrontée à son agresseur, Élodie est qualifiée de « grosse pute ».

L’insulte « pute » est une insulte générique. Un étiquetage social courant dont toutes les femmes peuvent faire l’expérience, en particulier si elles mènent une vie autonome et qu’elles ne sont pas en couple hétérosexuel stable. Et rares sont les femmes cisgenres ou transgenres qui peuvent se prévaloir d’avoir échappé à ce qualificatif. Se faire traiter de « pute », « sale pute » ou « grosse pute », ou encore de « salope », que ce soit dans l’espace public ou privé, au travail, dans la rue ou même dans les relations conjugales est une expérience banale pour les femmes – en quelque sorte intrinsèque à l’expérience de la féminité. La chercheuse Amandine Lebugle a montré que, dans l’espace public, les insultes les plus utilisées à l’encontre des femmes sont « salope », puis « connasse » et « pute ». L’enjeu est de porter atteinte à leur réputation sexuelle ou, pour des insultes adressées à la volée à une femme inconnue, d’user de ces qualificatifs en tenant pour évident que la moralité sexuelle de toute femme est suspecte. Frapper d’infamie les femmes exerçant des activités sexuelles rémunérées souligne le poids du contrôle qui s’exerce sur la sexualité des femmes et la suspicion qu’elle suscite. Au-delà, comme le montre la sociologue Gail Pheterson, les femmes sont potentiellement marquées du « stigmate de la putain » dans une société patriarcale. L’insulte « pute » occupe, en outre, une place centrale dans les entre-soi masculins, lorsque les hommes évaluent entre eux la conformité des comportements féminins aux normes de genre, mais aussi lorsqu’ils jugent d’autres hommes. Alors que « pédé » ou « enculé » sont souvent proférés par des hommes pour pointer du doigt ceux qui ne se plient pas aux normes en vigueur (masculines et hétérosexuelles), être désigné comme « un fils de pute » renvoie à la sexualité prétendument dévoyée de la mère.

C’est pour toutes ces raisons que cette insulte a pu être utilisée par des policiers, dans un espace professionnel toujours marqué par l’affirmation de valeurs viriles, et ce malgré une progressive féminisation des professions du maintien de la sécurité. Au commissariat comme dans la rue, la « grosse pute » est une femme qui refuse de se plier aux attentes masculines. C’est aussi une femme dont l’honnêteté et la probité sont, par définition, sujettes à caution. Dans le cas présent, une femme qui vient déposer plainte pour une agression sexuelle, une « grosse pute » est celle dont la parole dénonçant l’agression subie n’a aucune crédibilité, la « tache » en matière de comportements sexuels résidant de son côté.

A l’heure actuelle, les pouvoirs publics cherchent pourtant à améliorer le traitement pénal des violences sexuelles, par exemple en formant les agent·es à recevoir des plaintes en la matière, et en imposant des règles pour les auditions. Alors que le nombre de plaintes pour viol et agressions sexuelles augmente de façon spectaculaire à la suite des prises de paroles initiées par le mouvement #MeToo, le service statistique du ministère de l’Intérieur attribue d’ailleurs pour partie cette incidence croissante à l’amélioration de l’accueil des victimes dans les commissariats et les gendarmeries. Mais cet enregistrement involontaire des commentaires d’un agent, comme la non-réaction des collègues auxquel·le·s celui-ci s’adresse, donne à voir le mépris persistant pour celles qui osent ouvrir la porte des commissariats pour dénoncer des agressions sexistes ou sexuelles. Cela est d’autant plus vrai que, comme le montre par exemple la sociologue Océane Pérona, l’attitude des policiers et leurs appréciations des faits varient en fonction des caractéristiques sociales des victimes et des auteurs, mais aussi des circonstances dans lesquelles les actes dénoncés ont été commis. Tandis que les écarts sociaux entre victimes et auteurs jouent positivement dans la qualification de viol, la proximité sociale ou l’existence d’une relation amicale ou amoureuse entre les deux parties, a contrario, œuvrent à disqualifier les actes incriminés.

La première condamnation pour viol conjugal n’est survenue en France qu’en 1994, dans un contexte où les viols dénoncés s’étaient accompagnés d’actes de barbarie. Il a encore fallu attendre 2006 pour que le viol conjugal soit explicitement qualifié de crime dans le code pénal. Aujourd’hui encore, nombre de femmes victimes de violences conjugales taisent les viols lors de leur dépôt de plainte. Quant aux relations sexuelles tarifées, leur existence semble rendre impossible toute qualification d’agression ou de viol. Du point de vue des policiers, comme des juges, il reste difficile d’envisager que des travailleuses et travailleurs du sexe puissent être violé·e·s.

Une plainte pour « injure » a été déposée par Élodie à l’encontre du policier concerné. La préfecture de police a annoncé qu’à titre conservatoire, celui-ci était suspendu de ses fonctions. Pourtant, après quelques gesticulations du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, le parquet de Paris a classé l’affaire sans suite. Ce classement sans suite révèle la manière dont les victimes de violences sexuelles continuent d’être méprisées et dont leur parole est remise en cause. Ce mépris s’accompagne en outre souvent d’une imputation de responsabilité quant aux faits qu’elles dénoncent. Elles sont tenues pour coupables d’avoir bu, de ne pas avoir de vie sexuelle ou au contraire d’en avoir une, trop riche, d’être misandre (c’est-à-dire de détester les hommes), voire de préférer les femmes, de vouloir se venger ou de chercher à tirer quelque bénéfice de cette dénonciation. Les commentaires des policiers, mettant en doute la véracité des faits rapportés par la plaignante ou lui attribuant la volonté de nuire à celui qu’elle accuse, perpétuent et renouvellent le cliché des fausses accusations de viol, qui seraient proférées par les femmes pour se venger, s’enrichir ou blanchir leur réputation sexuelle.

De cet épisode, ressortent à la fois des stigmates persistants sur la sexualité des femmes et la méconnaissance ou la dénégation qui pèse sur l’ampleur des violences sexistes et sexuelles, sous toutes leurs formes. Pour reprendre le fameux slogan féministe, pouvoir affirmer « oui, c’est oui », et donc avoir une sexualité épanouie pour les femmes, reste conditionné au fait que la société tout entière accepte et reconnaisse quand « non, c’est non ». La reconnaissance des violences sexistes et sexuelles est un préalable à l’affirmation du droit des femmes à une sexualité de plaisir, débarrassée de toute forme de coercition.

Chercheuses travaillant sur les rapports et les violences de genre, nous encourageons l’ensemble des professionnel·les qui contribuent à la mise en œuvre de ces politiques non seulement à en mobiliser toutes les possibilités pour promouvoir l’égalité des sexes devant le droit, mais aussi à ne pas contribuer à rajouter de la violence à la violence en maltraitant les femmes qu’ils et elles ont pour mission d’aider.

Parce que ce qui est arrivé à Élodie aurait pu arriver à chacune d’entre nous, parce qu’aucune femme venant dénoncer des violences sexistes et sexuelles n’est réellement à l’abri de se voir disqualifiée et jugée par celles et ceux qui devraient pourtant l’accompagner dans cette épreuve, nous sommes solidaires de toutes les « grosses putes » qui viendraient se présenter dans des commissariats et y subiraient le même traitement qu’Élodie.

Signataires :

Isabel Boni-Le Goff

Catherine Cavalin

Isabelle Clair

Mathilde Darley

Alice Debauche

Pauline Delage

Fanny Gallot

Margot Giacinti

Nahema Hanafi

Solenne Jouanneau

Delphine Lacombe

Tania Lejbowicz

Marylène Lieber

Gwenaëlle Mainsant

Gwenaëlle Perrier

Sylvie Tissot


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