Cabinets de conseil : le boulet d’Emmanuel Macron

dimanche 3 avril 2022.
 

L’affaire McKinsey, mise en lumière par un récent rapport sénatorial, est devenue un sujet politique de campagne, dont Emmanuel Macron peine à se défaire. Et pour cause : elle révèle la nature profonde de son exercice du pouvoir et de sa conception de l’État.

Depuis une semaine, l’affaire McKinsey, du nom du cabinet de conseil américain auquel le gouvernement français a largement recours et qui n’a payé aucun impôt sur les sociétés entre 2011 et 2020, s’est pourtant immiscée dans la campagne présidentielle : tous les adversaires d’Emmanuel Macron s’en sont emparés pour dénoncer « un scandale », quand ses soutiens, eux, ont crié au « complotisme » sans convaincre personne.

En abordant ce sujet sur le seul terrain pénal, le chef de l’État a tenté de l’aseptiser de son caractère politique. Une méthode utilisée à maintes reprises sous le quinquennat pour éteindre des polémiques naissantes, mais qui n’a, cette fois-ci, servi à rien.

L’expression « que ça aille au pénal ! » évoque celle qu’Emmanuel Macron avait eue à l’été 2018, en pleine affaire Benalla. Déjà largement mis en difficulté, il s’était échauffé devant ses troupes, en lançant : « S’ils veulent un responsable, il est devant vous, qu’ils viennent le chercher ! » Formule d’autant plus provocante que l’article 67 de la Constitution consacre l’irresponsabilité du président de la République pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions.

Un sujet explosif et mal anticipé

Réentendre le président-candidat inviter tout un chacun à saisir la justice s’il considère qu’« il y a un problème » n’est pas sans rappeler, non plus, le discours qu’il avait tenu en octobre 2021, à Poitiers (Vienne), en ouverture des États généraux de la justice, quelques semaines après la mise en examen de son ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn dans l’enquête de la Cour de justice de la République (CJR) sur la gestion de la crise sanitaire.

Le chef de l’État avait alors dénoncé la « judiciarisation de la vie politique » et s’était inquiété d’un mouvement qu’il jugeait « orchestré par des citoyens souvent devenus procureurs ». « Je ne laisserai pas la justice devenir un pouvoir », avait-il déjà affirmé, quelques mois plus tôt, en réaction à la mise en examen du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti dans le cadre d’une autre enquête de la CJR.

C’est pourtant à la justice que le président-candidat a choisi aujourd’hui de s’en remettre pour évacuer du débat public l’affaire McKinsey, dossier compréhensible, clair, « parfait pour les réseaux sociaux », de l’aveu même d’un ministre. Et qui pose la question suivante : comment se fait-il que l’explosion certaine de ce sujet politique n’ait pas été anticipée par ses équipes de campagne, qui verrouillent pourtant toute sa communication ?

Pour beaucoup en interne, le problème est structurel et révèle la nature profonde du macronisme, mélange d’arrogance, de déconnexion et de mépris à l’égard du travail de contrôle parlementaire. « On a négligé le sujet », reconnaît un membre du gouvernement. Un député La République en marche (LREM) y voit aussi la marque de la « start-up nation », qui n’a jamais envisagé l’État autrement que comme une entreprise. Et où les frontières entre l’intérêt général et les intérêts privés sont considérées comme caduques.

Mais d’ailleurs le conflit d’intérêts existe-t-il même dans l’univers de la Macronie ? Lorsque des audacieux osent s’y référer, ils sont accueillis au mieux avec un sourire contraint, et plus souvent avec des ricanements. La morgue avec laquelle Éric Dupond-Moretti traita les magistrats de la CJR lors d’une ses auditions pour « prise illégale d’intérêts » dit tout. Toutes les accusations avancées ne visaient, selon lui, qu’à « salir sa réputation » en tant qu’ancien avocat et à alimenter un procès « en illégitimité » dans ses fonctions de garde des Sceaux.

La charge du ministre de la justice contre les institutions de la République fut si violente que la présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, était sortie de sa réserve pour le rappeler à son rôle de « garant de l’indépendance de la justice ». Pas un macroniste ne crut bon de prendre ses distances. Et le premier ministre, Jean Castex, décida de son côté qu’il y avait urgence à détourner les yeux et passer à autre chose.

L’avènement d’Emmanuel Macron constitue l’étape ultime de l’autonomisation des élites politiques gouvernementales par rapport au reste du corps social.

ar, fondamentalement, aucun des membres du gouvernement et de la majorité ne voit le problème. Le mélange des genres, le détournement des moyens de l’État pour des avantages ou la défense des intérêts privés, tout cela sonne très « vieux monde » à leurs yeux. Eux écrivent des règles pour eux-mêmes. S’il fallait un exemple de ce dévoiement, le cas du secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, s’impose tant il est emblématique de la conception du droit et de l’éthique au sein du pouvoir.

Pendant plus de dix ans, ce haut fonctionnaire a détourné toutes les règles de la haute fonction publique, a caché ses relations familiales avec le groupe de transport maritime MSC dont il gérait par ailleurs le dossier au ministère des finances, lui permettant d’accéder à des milliards d’argent public, a menti à toutes les instances chargées de contrôler sa situation. Pourtant, que s’est-il passé quand l’affaire a été découverte ? Rien.

Le bras droit d’Emmanuel Macron n’a pas abandonné un pouce de pouvoir à l’Élysée. Aucune sanction, même pas de limitation, ne lui a été imposée. Pire encore : le président de la République est intervenu directement auprès du Parquet national financier (PNF) pour que la justice ne passe pas. Le pouvoir macronien ne saurait être soumis aux mêmes lois que les autres.

L’affaire Alexis Kohler et puis… rien

Malgré tout, Alexis Kohler est aujourd’hui encore au cœur du dispositif de la campagne présidentielle. Il continue d’être présenté comme « le meilleur de la Macronie », « le cerveau droit d’Emmanuel Macron », « le modèle de la haute fonction publique ». De fait, il incarne, d’une certaine façon, la quintessence de la haute fonction publique telle qu’elle entend être désormais : une caste qui évolue selon ses propres règles et qui n’a de comptes à rendre à personne.

Dans son dernier livre Public (Anamosa), le politiste Antoine Vauchez, qui documente depuis des années la capture de l’État par des intérêts privés, résume cette évolution, dont la manifestation la plus claire est celle du pantouflage, des allers-retours entre public et privé. « Ce circuit du pantouflage public-privé aura permis aux élites politiques gouvernementales de se détacher de l’emprise des partis et des militants par des perspectives de reconversion plus stables et plus rémunératrices », relève-t-il.

L’avènement d’Emmanuel Macron constitue, selon le chercheur, l’étape ultime de cette autonomisation par rapport au reste du corps social. Puisque, désormais, ces élites politiques gouvernementales se sont mises en position d’être à l’abri de tous les aléas, y compris électoraux. Quelle que soit l’issue des scrutins, elles sont assurées d’être protégées, dans le public comme dans le privé.

La réforme des grands corps de l’État et celle de la fonction publique, mises en œuvre sous ce quinquennat, portent en elles cet aboutissement, ce Saint-Graal rêvé d’une haute administration qui n’a plus à se soucier du politique ou de l’intérêt général. Car l’une comme l’autre suppriment tous les cadres existants et la notion même d’État. Celui-ci n’est plus vu que comme le point d’arbitrage entre les différents intérêts dans la société.

Le fait que l’État dispose d’agents permanents est désormais nié – le contractuel est la figure d’avenir de l’agent public pour le macronisme. Dans ce nouveau cadre, ce n’est plus seulement le pantouflage qui est encouragé mais le rétropantouflage qui est institué, l’État devant s’entourer des meilleures compétences, comme l’a expliqué Emmanuel Macron. En dehors, évidemment, de tout encadrement des rémunérations publiques.

Après avoir nié la notion de conflit d’intérêts, le gouvernement en supprime l’existence par l’effacement des frontières. Figurant parmi les derniers réprouvés de la haute fonction publique, Stéphane Richard, le PDG d’Orange, s’étonnait en novembre 2021, au lendemain de sa condamnation dans l’affaire Tapie, de la sanction qui venait de lui être infligée et lui imposait de démissionner de ses fonctions.

« Vous n’avez pas un devoir d’exemplarité parce que vous êtes haut fonctionnaire ? », l’avait questionné France Inter, à l’époque. « J’ai d’abord un devoir d’efficacité. Quand on sert l’État, quand on sert une entreprise, certes on doit être exemplaire, mais on doit d’abord être efficace », avait-il répondu, résumant, en quelques mots, l’état d’esprit qui règne au sommet de l’État.

Au nom de l’efficacité, il est justifié de faire voler en éclats les lois, les cadres institutionnels, les règles d’éthique. Mais à s’en tenir à ce seul critère, l’action du gouvernement a-t-elle rempli sa mission ? Les masques, les aides personnalisées au logement (APL), la réforme de l’assurance-chômage, pour ne citer que ces exemples, justifient de se poser la question.

Martine Orange et Ellen Salvi


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