Réélire Macron ? As-tu déjà oublié ce qu’il nous a fait ?

mardi 5 avril 2022.
 

Les enquêtes d’opinion se succèdent et annoncent à Emmanuel Macron une large réélection. De moins en moins large ceci dit, à mesure que sa non-campagne révèle combien cet homme craint d’être confronté à son bilan. Mais réélection tout de même, et rien que cela devrait nous faire tomber de nos chaises. Que s’est-il passé ? As-tu déjà oublié ce qu’il nous a fait ?

Il faut que tu m’aides à comprendre.

Que t’est-il arrivé ? Par quelle opération t’a-t-on fait penser qu’il était dans ton intérêt que cet homme soit réélu ? Mettons : peut-être es-tu l’heureux propriétaire de multiples biens immobiliers dont tu tires des revenus locatifs ; peut-être as-tu un joli portefeuille d’actifs financiers à effeuiller pour passer le temps ; peut-être meubles-tu de mols après-midi d’oisiveté en vérifiant, une demi seconde de fébrilité au coin de l’œil, si ta rente est bien arrivée sur ton compte en banque comme le mois dernier... À cette condition, oui — et à condition que tu n’aies pas d’autre sens de la justice que de jouir de ton privilège — il est raisonnable que tu veuilles reconduire Emmanuel Macron.

Mais si tu n’as aucun de ces privilèges ? Si tu es, comme plus ou moins nous tous, une de ces gens ordinaires qui font leurs petites affaires avec leur petit boulot dans leur petite auto, et qu’on ne gratifie pas des masses pour cela : quel intérêt crois-tu avoir à sa réélection qui soit autre chose que l’intérêt de ton créancier, ton proprio, ton banquier ou ton patron ?

Tu dois avoir tes raisons, et des raisons qui te paraissent raisonnables. Peut-être est-ce "faute de mieux", parce que tu trouves le reste de l’offre électorale déplorable ? Peut-être est-ce à force de t’être entendu répéter (par des personnes qui ont quelque intérêt à le répéter, ne crois-tu pas ?) qu’Emmanuel Macron était plus présidentiable, plus sérieux, plus modéré, plus républicain que les autres ?

Ou bien il y a chez certains de ses concurrents des propositions dont tu te dis : "Ah, dans l’idéal, ce serait bien !", mais dont on t’a tellement rabâché qu’elles étaient utopiques, irréalistes et dangereuses, que tu as fini par le croire ? As-tu remarqué, d’ailleurs, que toute réforme qui consistait à durcir un peu tes journées, à te faire travailler davantage, à moins te payer, à te précariser, recevait toujours de ces gens-là l’assentiment du "sérieux", et que toute proposition consistant à te rendre la vie plus douce recevait le stigmate de "l’irréalisme" ? Oui, bien sûr que tu as remarqué.

Mais tout cela, est-ce que tu y crois toi-même ?

"Présidentiable", lui ? — L’homme des illettrés-qui-ne-sont-rien-et-qui-n’ont-qu’à-traverser-la-rue ? L’homme du : "Qu’ils viennent me chercher", qui soudain moins fanfaron quelques semaines plus tard face une marée des Gilets jaunes, faisait affréter un hélicoptère à l’Élysée ? L’homme qui daigne à peine mener sa propre campagne, qui a peur de son bilan et ne tolère la confrontation que de personnes présélectionnées dans des farces de "débats citoyens" ? L’homme qui se présente devant les Français avec un "programme" de chasse aux pauvres manifestement élaboré sur un coin de table entre deux shootings photos en cosplay de Volodymyr Zelensky, qui valent à la France des moqueries du monde entier ? Crois-tu qu’on le dise présidentiable pour quelque autre raison que parce qu’il est Président ?

"Sérieux", lui ? — L’homme incapable de recourir convenablement aux services des hauts fonctionnaires de l’État, et qui a préféré confier à des cabinets privés la charge de concevoir les politiques publiques ? L’homme dont un rapport sénatorial vient de démontrer (dans ce qui est en train de devenir une "affaire McKinsey" dont les proportions ont de quoi faire pâlir les affaires Cahuzac et Fillon) qu’il a opéré au cours de son mandat une gabegie folle d’argent public, engageant 2,4 milliards d’euros dans ces cabinets de conseils, pour des résultats régulièrement nuls, et dans des conditions qui flirtent d’un peu partout avec le conflit d’intérêt et les pratiques de copinage ? —"Où l’on découvre, comme cela a été dit d’un mot aiguisé, qu’il y a bien de l’argent magique, mais pour payer des études de cabinets de conseil affirmant qu’il n’y a pas d’argent magique."

- "Modéré", lui ? — L’homme qui a réprimé le plus long mouvement social de l’histoire du pays par une brutalité sanglante ? Qui a fait une morte et des milliers de blessés ? L’homme de la libéralisation fanatique du marché du travail, dont le prochain quinquennat s’est donné pour projet phare de transformer les allocataires du RSA (soit les personnes les plus pauvres et vulnérables du pays) en un vivier de travailleurs maximalement précaires, sans contrat de travail, mis aux travaux forcés et payables en-dessous du SMIC horaire ? L’homme dont l’obsession idéologique pour la réduction de la dépense publique est si maladive qu’elle l’a poussé à persister dans la fermeture de lits d’hôpital au beau milieu d’une pandémie ?

"Républicain", lui ? — L’homme qui avec constance et acharnement a abîmé les solidarités de l’État social ? L’homme qui a laissé sa police jeter des sans-abris à terre hors de leurs tentes, et les leur lacérer ? L’homme de la prétendue digue contre l’extrême-droite — devenue passerelle — qui ne s’est trouvé de meilleure lubie que de réhabiliter Maurras et Pétain ? Dont le ministre de l’Intérieur a déclaré à la cheffe de l’extrême-droite française un soir de grande écoute qu’elle était "trop molle" ? L’homme qui en pleine pandémie mondiale n’a pas trouvé plus judicieux que de faire trompeter deux semaines durant à l’Assemblée contre les Musulmans, matin, midi et soir ? Qui en 2018, à un ancien militaire d’extrême-droite qui lui glissait : "Quand mettrez-vous les sans-papiers hors de chez-nous ?", susurrait en retour : "Ah, ceux qui n’ont pas de papiers et qui n’ont pas le droit à l’asile, croyez-moi qu’on va les... On va continuer le travail !" ?

Soyons honnêtes : il n’y a que par un mélange veule d’inertie et d’habitude qu’on puisse gratifier le Président Macron de tels épithètes. Rappelle-toi ce que cet homme nous a fait !

Il a été le Président de l’extrême violence répressive :

Le Président sous le mandat duquel il est devenu banal, en France, de manifester avec la peur de ne pas revenir entier. Et je t’en supplie, essaie un instant de sortir de la torpeur démocratique où nous sommes tombés : rien que cela, dans une démocratie saine, devrait le disqualifier à tout jamais !

L’aurais-tu cru, en 2017, qu’en quelques années tu verrais s’étaler une telle répression sanglante ? Toi aussi, tu les as vus, les corps mutilés, les crânes enfoncés, les yeux crevés, les mains arrachées ! Tu l’as vu, le visage de Zineb Redouane, tuée à sa fenêtre par un policier ; et le corps inanimé de Geneviève Legay, enjambée par des hommes en armure... ces deux dames-là, elles auraient pu être ta mère ; elles auraient pu être ma mère.

Toi aussi tu l’as entendu, ce policier s’écriant, tout fier : "A voté !" pendant un tir tendu, alors même que ceux-ci sont censément prohibés. Tu as dû les lire, ces récits de petits enfants hurlant de douleur dans une rame de métro lacrymogénisée. Et là-dessus, toi aussi tu l’as entendu, Macron, à son grand débat, s’exclamer : "Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit !" Et tu serais déjà prêt à passer sur tout ça ?!

Le Président dont le chef de la sécurité avait pour occupation personnelle, sur son temps libre, de tabasser des manifestants et qui, ayant été averti, a essayé de le couvrir aussi longtemps qu’il a pu. Le Président qui, face à l’explosion des preuves filmées d’actes de brutalités policières, a choisi de légiférer... contre ceux qui filmaient, plutôt que de sévir contre ceux qui brutalisaient !

Il a été le Président de l’extrême violence sociale :

Le Président dont les premières ordonnances de juillet 2017 ont consisté à faciliter le recours au travail précaire, à faire sauter les limites du nombre de CDD renouvelables et de leur durée, à favoriser les horaires décalés ou à retirer de multiples facteurs de pénibilité de la liste de ceux qui ouvraient des droits à une retraite anticipée — exposition à des substances chimiques, port de charges lourdes, postures pénibles, exposition à des vibrations mécaniques, etc.

Le Président qui a fait plafonner les indemnités prudhommales, de sorte que les employeurs peu scrupuleux puissent licencier sans cause réelle (c’est-à-dire transgresser la loi) tout en faisant leurs petits comptes et en sachant d’avance combien cela leur coûtera.

Le Président qui a réduit d’un tiers la représentation des salariés dans les Comités Sociaux et Économiques (CSE) — fusion des anciens Comités d’Entreprise (CE) et Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT).

Le Président qui, comme jamais, a décidé de s’en prendre aux chômeurs plutôt qu’au chômage, et qui est parvenu à afficher des chiffres avantageux à force de records de personnes radiées.

Il a été le Président de l’extrême extension des inégalités :

Le Président qui a baissé les APL tout en supprimant l’ISF.

Le Président dont la Flat tax a renié le principe de progressivité dans l’imposition du capital.

Le Président sous le mandat duquel tu as vu des files de centaines d’étudiants à perte de vue s’amasser devant des points de distribution de nourriture, et le nombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire s’élever jusqu’à 8 millions.

Le Président, pour finir, sous le mandat duquel le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a bondi de 8,8 à 12 millions, dans le même temps que la fortune des milliardaires du pays doublait, au point que cinq d’entre eux possèdent dorénavant autant que 40% de la population ! — Et tu pourras bien retourner cela dans tous les sens, il n’y a pas trente politiques économiques possibles pour un dirigeant : il y a celles du genre à faire circuler la richesse de la poche des grandes fortunes à la poche des plus démunis, et celles du genre à la faire circuler dans le sens inverse. Le Président Macron se sera rendu digne d’une chose, au moins : son sobriquet de "Président des riches".

Pourquoi élis-tu ce monde-là, si ça n’est pas lui que tu veux ?

Un monde où l’on met toujours un peu plus durement la tête sous l’eau à ceux qui peinent, pour cajoler encore davantage ceux qui ont déjà tout ? Un monde où l’on n’a pour les plus pauvres que la cravache et, s’ils se révoltent contre le sort qu’on leur fait, du LBD et de la grenade mutilante ? Où il faut réussir pour soi, contre autrui, accumuler des masses d’argent et piétiner la concurrence ? Tu le sais, que c’est inexcusable. Tu le sais, que c’est dégueulasse. Tu le sais, que c’est contraire à toute décence, à toute morale, à tout ce que tu inculques à tes propres gosses. Alors pourquoi est-ce pour ça que tu votes ?

À tes gosses tu enseignes à partager avec leurs frères, leurs sœurs, leurs petits copains ! À tes gosses tu enseignes qu’on ne se sert pas le premier comme un cochon sans veiller à ce qu’il en reste assez pour les autres ! Que lorsqu’on est plus fort on veille sur celui qui est plus faible. Qu’on ne traite pas des êtres humains comme des moyens. Qu’on ne maltraite pas des animaux. Alors pourquoi, rendu aux urnes, te choisis-tu un monde en tout point opposé ? Pourquoi te choisis-tu ce monde de privilèges, de brutalité et d’égoïsme ? Tu le sais que ça n’est pas ce monde-là, ce monde sordide, dur et dévasté, que tu veux leur léguer, à tes petits !

On a dû trop te dire qu’un monde décent était "irréaliste".

Je ne sais comment me l’expliquer autrement. Parce qu’entendons-nous au moins sur cela : tu dois bien te le dire que ("idéalement", au moins) ce serait juste que les gens partent à la retraite avant d’être morts (comme un quart des plus pauvres le sont déjà à l’âge de départ légal que le Président Macron entend encore repousser de 62 à 65 ans). Que ce serait juste que les enfants issus de familles défavorisées puissent, comme les enfants issus de familles aisées, se concentrer sur leurs études sans avoir besoin de bosser à côté. Que ce serait juste que tous les gosses aient accès à la cantine inconditionnellement. Que la richesse soit moins concentrée, mieux répartie. Que personne n’ait à vivre dans des conditions indignes. Que le travail vaille un salaire dont on vive bien. Qu’on passe plus de temps libre à s’occuper de nos petits, de nos vieux, à lire, à rêver, à aimer ; et moins à produire, produire et encore produire. Qu’on arrête d’épuiser nos écosystèmes, de malmener les bêtes... Non ?

Si donc tout cela te paraît juste, et que néanmoins tu t’apprêtes à réélire quelqu’un qui entend faire l’exact inverse, c’est que tu as dû te faire à l’idée que ce qui était juste était "irréalisable", "peu crédible", "pas sérieux". Tu as dû te laisser intimider par ces marquis de plateaux, grassement payés à t’expliquer qu’un monde décent est "au-dessus de nos moyens"...

Et ici, on entre au royaume des mystifications !

Que t’ont-ils fait croire ? Que les "premiers de cordée", heureux détenteurs de onze appartements bien situés ou d’un joli capital d’actifs bien placés, s’enrichissant à la sueur du front des autres sans avoir même à lever une fesse de leur canapé, s’étaient "démenés" pour cela ? Qu’ils avaient "mérité leur réussite" ? Qu’ils étaient nos "élites productives", plus "indispensables à la nation" que le gars qui t’a construit ta maison, la dame qui te nettoie ton bureau ou le môme qui te livre ton repas ?

Que t’ont-ils fait croire ? Que relever les salaires provoquerait la "faillite" ? Mais tu sais qu’ils ont dit cela à chaque fois, n’est-ce pas ? En 36, en 68, en 81, en 2000 ? Que si on les avait écoutés, ces gens-là, tu n’aurais ni congés payés, ni retraite, ni salaire minimum, ni temps de travail légal, ni droit syndical ! Des siècles plus loin encore : si on les avait écoutés, ces gens-là, on n’aurait pas mis fin au travail des enfants, on n’aurait même pas mis fin à l’esclavage ! Chaque fois ils ont brandi le chantage à l’emploi ! Chaque fois ils ont brandi la faillite ! Et chaque fois après cela ils sont revenus la bouche en cœur ramasser les profits qu’il restait. Est c’est de ces gens que tu veux prendre conseil ? Ne t’est-il pas venu à l’esprit que s’ils font cette mine glacée quand ils s’exclament : "Mais qui va payer ?!", c’est parce qu’ils savent que, le cas échéant, ce sont eux qui payeront ?

Pour ces gens, l’argent aspiré du bas vers le haut est toujours "raisonnable", et l’argent repris d’en haut pour distribuer en bas toujours "populiste" et "démagogique". Les milliers de milliards que le capital ponctionne chaque année sur toute la société pour gonfler indéfiniment ses dividendes et ses fortunes ? Du bon sens ! 260 pauvres milliards qu’un programme social veut reprendre là-haut pour irriguer la société ici-bas et lui permettre de fonctionner à peu près convenablement ? De la folie furieuse !

Que t’ont-ils fait croire, encore ? Qu’augmenter la fiscalité là où les fortunes s’amassent, cela ferait "fuir les capitaux" ? Et que nous serions ruinés ? Les grandes fortunes nous dictent leur chantage, donc, et il faudrait plier sous cette dure nécessité. As-tu bien compris que les capitaux n’engrangent pas d’autre richesse que celle qu’ils dégagent du travail de leurs salariés ? Que quand bien même le capitaliste s’en irait (et tant qu’il restera un centime à engranger, il ne s’en ira pas), il ne se priverait que de sa propre manne. Les travailleurs et leur force de travail seraient encore là ! Tu serais encore là ! Nous serions encore là !

Ils ont réussi à te faire croire qu’un corps est ruiné s’il n’a plus de parasites pour lui sucer le sang. Ils ont fait de toi le lointain écho à travers les siècles de ces esclaves qui parlaient la langue de leurs maîtres. Cesse donc de te laisser intimider ! Fais ce qui est juste : débarrasse-toi de leur monde. Il est ignoble, il est absurde, il est odieux.

Si tu le veux, il y a un autre candidat.

Il n’y en a pas qu’un, d’ailleurs, qui veuille rompre avec ce monde-là. (Et tu voteras si tu le veux, et tu voteras bien pour qui tu voudras ; mais ne dis pas qu’ils sont "tous pareils", ça n’est pas vrai !)

Puis parmi ceux qui veulent rompre, il y en a un qui est à peu près bien placé, qui plaide pour la solidarité, pour le partage, pour l’écologie, pour la rénovation démocratique, pour le contrôle citoyen des institutions plutôt que pour l’abandon passif à un maître reconduit tous les cinq ans... Et qui plaide pour tout ça sur la base d’un programme chiffré dont le sérieux est largement salué par des économistes, des associations et des ONG.

Il y en a un, en somme, dont il n’est pas absolument exclu qu’il puisse gagner, et qui voudrait faire un monde décent. Il a ses inconvénients, nul doute ! Peut-être quelques uns te sont-ils insurmontables. Il a un avantage, tout de même : il campe assez l’idée d’un monde décent pour que tu aies très bien compris de qui je parle sans même que j’aie eu à écrire son nom.

Alexis DAYON

Professeur de philosophie


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