Emmanuel Macron danse avec le flou - Une forme de néo-bonapartisme

jeudi 5 mai 2022.
 

Le président sortant refuse de mener campagne sur un programme détaillé et cohérent. Ce choix traduit une forme de néo-bonapartisme où le peuple doit lui faire aveuglément confiance. Mais c’est aussi une stratégie risquée.

Voilà quelques jours, Emmanuel Macron battait la campagne à Fouras, en Charente-Maritime, et déclarait avec force : « Je pense qu’il faut continuer à dire la vérité des projets. » Mais depuis cinq ans, le président-candidat est un véritable Janus. Une de ses faces proclame de beaux principes et de grandes résolutions et l’autre agit dans un sens entièrement opposé. Et il en va de même de cette campagne.

Car quelle est la « vérité du projet » d’Emmanuel Macron ? Même s’il n’a pas été reçu à l’École normale supérieure, le président de la République est assez instruit pour savoir que la « vérité », quelle que soit la conception qu’on en ait, n’est que le fruit d’un processus, d’une confrontation, d’une « maïeutique », disait Platon.

De ce point de vue, le projet macroniste évite donc soigneusement la vérité puisque le président sortant a refusé toute confrontation de son programme avec des programmes concurrents. La « vérité du projet » n’a donc qu’une forme pour lui : celle de son affirmation par le président.

Or une telle affirmation n’a pas de valeur réelle. En effet, pour être crédible et pour pouvoir être soumis à l’examen rationnel des électeurs, un programme doit pouvoir être contesté, critiqué, discuté. Ses points faibles et flous doivent pouvoir être mis en avant, ne serait-ce que pour conduire à des mises au point ou à des clarifications. La démocratie s’appuie sur cette dialectique. Elle permet de faire un choix éclairé.

Certes, on pourrait voir dans cette dérive une simple affirmation du présidentialisme déplorable dans lequel la Constitution de 1958 et sa révision de 2000 ont plongé le pays. Les partisans du président sortant s’appuient d’ailleurs sur les précédents. Mais, en réalité, le cas Macron va plus loin.

Car cette simple affirmation, pour être respectueuse de l’intelligence des citoyens, et donc de la démocratie, doit au moins s’appuyer sur un programme précis et construit. C’est sans doute imparfait, mais ce serait un minimum. Or le programme du président sortant n’a pas ces qualités.

Un programme qui cache ses ambitions et ses moyens

Dans cette campagne, le président a publié un programme largement impressionniste et qui tranche dans le contexte d’une élection présidentielle de 2022 où, globalement, beaucoup de candidats ont construit un programme détaillé, avec des propositions de chiffrage, des développements thématiques et des priorités. Depuis l’Élysée, rien de tel. La campagne s’est structurée autour de propositions générales portées par le président. Comme si, finalement, la forme importait plus que le fond.

Sur le plan économique, celui qui est censé être son « point fort », on ne peut ainsi qu’être frappé par la pauvreté des détails fournis. Lorsque l’on regarde de près ce programme, il apparaît dans un flou artistique complet.

Prenons la retraite à 65 ans, la grande proposition du président. Pourquoi ? La réponse est vague et moralisante : « Il faut travailler davantage. » Mais pourquoi faut-il travailler plus alors que le temps de travail n’a jamais cessé de décroître et que cette baisse a précisément porté la croissance ? La promesse du capitalisme de l’innovation, celle dont le candidat-président est prétendument le porteur derrière ces slogans favorables à la « science », n’est-elle pas précisément de produire davantage de valeur avec moins de travail ? Et puis, les chiffres du Conseil d’orientation des retraites ne disent-ils pas que cette augmentation de l’âge légal n’est pas financièrement justifiée ? Où sont ici la cohérence, le projet et l’ambition ? Où Emmanuel Macron veut-il en arriver ?

Prenons l’obligation de travailler ou de se former pour les bénéficiaires du RSA. Quelle sera la nature exacte de l’obligation ? Comment seront déterminées ces obligations ? Quelles seront les tâches exigées ? Le candidat est-il prêt à assumer de couper cette aide à ceux qui se soustrairaient à l’obligation ? Comment s’organisera concrètement cette obligation ? Où Emmanuel Macron veut-il en venir ?

Le programme économique d’Emmanuel Macron ressemble, en réalité, à un exercice de transposition de désirs sans précision des moyens utilisés, autrement dit de « wishful thinking ».

Prenons le fameux « plein emploi » que ce dernier promet. Il a certes daigné préciser sa pensée, dans un entretien récent, en fixant ce seuil à un taux de chômage de « 5-5,5 % », ce qui est fort contestable dans la mesure où, compte tenu de la précarité et du fractionnement croissant de l’emploi, le plein emploi est sans doute plus bas (aux États-Unis ou en Allemagne, on s’est rapproché des 3 %).

Mais comment parvenir à ce « plein emploi » ? Comme en 2017, Emmanuel Macron répond par les « réformes » et la « croissance ». Mais sur quoi se base-t-il pour faire un lien entre « réforme » et emplois ? Et de quelles réformes parle-t-il ? Il y a celle de l’assurance-chômage qui doit moduler les indemnités en fonction de la « croissance », mais comment met-on exactement en place un tel mécanisme ? Quel sera le critère ? Et quelle étude scientifique permet d’assurer que le chômage est volontaire, autrement dit que la répression contre les chômeurs en cas de forte croissance permettra d’augmenter l’emploi. Quelle société veut-il exactement construire avec de telles réformes ? La réponse est peut-être dans la création de « France Travail », structure centrale de surveillance des chômeurs, mais encore faudrait-il savoir concrètement ce qu’il en sera.

Le programme économique d’Emmanuel Macron ressemble, en réalité, à un exercice de transposition de désirs sans précision des moyens utilisés, autrement dit de wishful thinking, comme disent les anglophones. Les mécanismes sont effleurés, les détails sont oubliés et le chiffrage est inexistant. Le président s’est contenté de promettre le retour aux 3 % de déficit public sur le quinquennat et des « économies » de 20 milliards d’euros par an, portées à égalité par l’État et les collectivités locales.

Mais alors, dans quels domaines porteront ces économies ? Quel service public sera sacrifié, quel corps de fonctionnaires sera mis en coupe réglée, quelles dépenses des collectivités seront coupées concrètement, comment maintenir l’investissement public quand les pouvoirs locaux seront sous pression ? Toutes ces questions resteront sans réponse avant le premier tour.

Au reste, on peut aussi s’étonner de ne pas voir de perspective de croissance dans ce programme. Bien sûr, les projections sont fragiles et la situation est incertaine, mais Emmanuel Macron base tout son projet sur sa capacité à créer de la croissance. Pourquoi, alors, ne pas chiffrer ce « surplus » de croissance qu’il sera capable d’apporter ? Et, surtout, comment assurer concrètement qu’avec les 30 milliards d’euros d’investissement ce rythme de croissance permettra de tenir les engagements écologiques et même, compte tenu de l’urgence, de les dépasser ?

Un néo-bonapartisme de marketing

Le flou global de ce programme est complet. Il est d’autant plus frappant que le parti présidentiel se veut celui du « camp de la raison » pour paraphraser un mot du secrétaire d’État Clément Beaune, et qu’il fait le « pari de la science » comme l’a défendu le candidat lors de son seul meeting.

Mais s’inscrire dans la raison et la science, c’est précisément se soumettre à un jugement contradictoire et construire un projet dans cette démarche. Au lieu de quoi, ce flou qui s’ajoute à l’absence de débat ne dit rien d’autre que ceci : les détails seront précisés au moment où le président le décidera et dans les conditions qu’il aura fixées.

Ce que propose le président sortant est donc une forme de chèque en blanc : il faut lui faire confiance parce qu’il est le chef et que son bilan, forcément bon, montre qu’il fait toujours le bon choix. D’ailleurs, dans une interview fleuve accordée au Figaro, il parle beaucoup de lui, de sa personnalité, de son expérience : « Les crises m’ont forgé, mon énergie est intacte. » Comment un tel homme pourrait avoir besoin de rentrer dans les détails de son action future : l’avenir, c’est lui. Point.

Derrière l’arrogance et le flou, il y a évidemment la dissimulation des vrais objectifs : celui d’une politique de guerre sociale et de poursuite du subventionnement à grande échelle du secteur privé. Mais il y a aussi une conception du pouvoir et, plus largement, de la démocratie. Emmanuel Macron considère tout simplement que son programme, c’est lui. Tout détail est donc inutile, toute précision superficielle. Tout cela est parfaitement assumé. Dans le programme, on lit explicitement qu’il ne s’agit pas là d’un « programme classique » parce que « ce qui compte avant tout, c’est la vision pour le pays, la projection sur le temps long ».

Autrement dit : le président dessine quelques grandes lignes et, pour le reste, il saura prendre les bonnes décisions, quoi qu’il arrive. Le cœur du programme, c’est l’infaillibilité présidentielle.

Si le programme est le président, la campagne doit se contenter de mettre en scène ce président.

Il y a là une forme évidente de néo-bonapartisme pour lequel le débat public contradictoire est inutile et l’élection une sorte de formalité pénible dont la seule fonction est de prouver l’adhésion du peuple à une figure charismatique. Il ne lui est donc pas possible de faire confiance à l’intelligence des citoyens puisque ce sont les citoyens qui doivent faire confiance à la sienne. La démocratie se limite alors à des « grands débats » ou à des « conventions » où, comme dans le quinquennat passé, le chef se met en scène et ne garde que ce qu’il veut.

C’est cela la « vérité du projet » d’Emmanuel Macron, qui, au reste, est fort cohérente avec la tendance lourde de son quinquennat à l’autoritarisme et avec un des rares projets concrets du programme : « la privation des droits civiques à ceux qui s’en prennent aux dépositaires de l’autorité publique ». Cavaignac, Napoléon III et Adolphe Thiers n’auraient pas fait mieux.

Et s’il en voulait un dernier exemple, on le trouverait dans la verticalité de son rapport aux corps constitué, si chère déjà à Nicolas Sarkozy (qu’il salue d’ailleurs dans l’entretien au Figaro) et qui se traduit par le caractère plébiscitaire de ces « consultations ». Dès lors, on comprend mieux sa volonté de récompenser les professeurs qui acceptent de se soumettre et son mépris pour les autres. Dans le Figaro, il prétend ainsi « répondre au syndrome de la salle des profs où celui qui se démène est parfois moqué par celui qui fait le minimum syndical ». Ceux qui n’adhèrent pas au choix présidentiel sont donc de mauvais citoyens. Cette volonté de diviser le « bon peuple » et la « vile multitude », pour reprendre précisément les termes de Thiers, est un point central du discours du quinquennat qui s’achève.

Ce néo-bonapartisme moderne se dissimule derrière des slogans vaporeux et des promesses de Gascon. Que le président sortant ait pu gloser pendant quatre longues heures lors de la présentation d’un programme aussi vaporeux montre sa capacité à remplir le vide, à faire l’article comme un bonimenteur de foire ou comme un conférencier TEDx pseudo-érudit.

Derrière les phrases vides comme « faire Nation », « planification écologique autour d’un agenda de solutions », « la seule vraie égalité, c’est l’égalité des chances » ou « un nouveau contrat social en forme de pacte entre générations », il y a autant de réalité concrète que dans les réclames de supermarché. L’emballage est doré, le produit décevant, banal et, parfois, toxique. Ce qui importe, c’est la marque et l’adhésion du consommateur à la marque.

Si le programme est le président, la campagne doit se contenter de mettre en scène ce président. Ce qu’il dit importe peu, ce qui compte, c’est « la marque » comme on dit dans les directions de communication. La stratégie est donc de préserver cette marque de tout effet d’image négatif. D’où le refus de débattre ou de se soumettre à certaines interviews, à Mediapart ou France 2.

Mais cette posture a une faiblesse évidente. L’adhésion populaire au président reste limitée précisément parce que le fond réel de son projet, comme celui de son quinquennat, est bien la violence néolibérale de classe. Le risque est donc grand que la marque Macron soit attachée dans une partie non négligeable de la population à l’image du rejet et du double jeu.

L’écart entre la réalité du terrain pour les plus fragiles, ce que les économistes appellent avec mépris le « ressenti », et la gloriole dont le président pare son bilan ne peut qu’amener une grande partie de nos concitoyens à penser ce que Victor Hugo disait de Napoléon III dans Napoléon Le Petit : « Cet homme ment comme les autres hommes respirent. » Or, comme le signalait Guy Debord dans La Société du spectacle, « le mensonge qui n’est plus contredit devient folie ».

L’enfermement du président-candidat dans cette campagne prend cette voie.

Et dès lors, cette confiance dans l’infaillibilité présidentielle pourrait bien se retourner contre lui. En voulant se ménager, Emmanuel Macron a cru se protéger, il s’est en réalité fragilisé. Mais incapable de changer, convaincu de ses qualités, boursouflé de son orgueil, il ne pouvait finalement rien faire d’autre dans cette campagne.

Romaric Godin


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