Mélenchon et le PS : l’exception d’une scission réussie

dimanche 15 mai 2022.
 

Depuis l’unification du socialisme français, aucune des dissidences n’avait réussi à reconfigurer la gauche à son profit. Quatorze ans après son départ du PS, c’est ce que Jean-Luc Mélenchon est en passe de réussir, en ayant su s’adapter à des circonstances favorables.

La convention de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale, qui se tient ce samedi à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), a comme un parfum de revanche et de mission accomplie pour Jean-Luc Mélenchon.

Pas seulement au regard des cinq dernières années, durant lesquelles il aura perdu puis regagné un capital politique précieux. Mais parce que son départ du Parti socialiste (PS), en 2008, apparaît rétrospectivement comme la seule scission de ce parti qui a reconfiguré à ce point le champ politique à gauche.

Il y a quatorze ans, beaucoup auraient haussé les épaules à l’idée que le sénateur de l’Essonne puisse un jour réaliser une union des gauches sous son patronage. Encore plus à la perspective qu’il apparaisse comme la seule planche de salut du PS pour que ce dernier puisse préserver un groupe de députés à l’Assemblée nationale. Jean-Luc Mélenchon et le député du Nord, Marc Dolez, lors de la présentation du projet politique du Parti de Gauche, le 12 novembre 2008 à Paris. © Photo Lionel Bonaventure / AFP

Dans Mélenchon le plébéien (Robert Laffont, 2012), Lilian Allemagna et Stéphane Alliès* racontent la faiblesse des troupes qui le suivent alors dans sa défection, et la perplexité de nombreux militants vis-à-vis du timing et de la méthode. Des très proches, comme Marianne Louis ou Jérôme Guedj, refusent d’ailleurs de suivre le dirigeant de leur propre courant.

Avant même que ne se tienne le congrès de Reims, finalement remporté par Martine Aubry appuyée sur Benoît Hamon, le score interne de la motion de Ségolène Royal sert de prétexte au départ. Une vidéo et un blog relaient alors le mot d’ordre « Ça suffit comme ça » – sous-entendu, la dérive sociale-libérale du PS est trop avancée pour être freinée de l’intérieur, et justifie de rompre la loyauté à son égard.

Si le choix de quitter le PS est objectivement risqué et osé, c’est que toutes les scissions précédentes de ce parti, et de son ancêtre direct la SFIO, s’étaient soldées par des échecs. La scission de 1920, qui donna naissance au Parti communiste (PCF) au fameux congrès de Tours, est hors-norme dans la mesure où ce fut la majorité du parti qui décida d’adhérer à la Troisième Internationale et aux conditions des bolcheviks.

Pour le reste, le destin des dissidences a consisté à végéter dans la marginalité politique ou à rallier une des grandes formations du système partisan français – quitte à revenir dans le giron de la « vieille maison » après une émancipation ratée.

Bien sûr, plus on remonte le cours de l’histoire, plus le contexte et l’identité des protagonistes diffèrent par rapport à ceux de la défection mélenchonienne. Mais ce qui frappe est la récurrence du sort funeste de ces aventures à l’extérieur du parti, depuis les débuts du socialisme unifié jusqu’à la scission chevènementiste de 1993, à la fois la plus proche dans le temps et dans ses modalités. L’échec répété des dissidences socialistes

De fait, il n’y a que quelques spécialistes capables d’identifier, sous le nom de Parti socialiste français, une petite formation née en 1919. Celle-ci rassemblait des membres de l’aile droite de la SFIO, qui n’étaient pas prêts à renier la participation à l’Union sacrée pendant la Première Guerre mondiale, face à un afflux croissant de masses militantes souhaitant au contraire restaurer un socialisme pacifiste et révolutionnaire.

L’implantation de ce nouveau parti est restée très parisienne. Elle ne s’est jamais traduite que par une poignée d’élus à la Chambre et dans des conseils municipaux, qui n’ont jamais constitué de réelle concurrence à la SFIO, bien plus atteinte par le « grand schisme » communiste de 1920.

Après avoir vivoté une quinzaine d’années, le Parti socialiste français a fusionné en 1935 avec d’autres formations dissidentes. Parmi celles-ci figurait le Parti socialiste de France-Union Jean Jaurès (PsdF), créé deux ans plus tôt par des élus exclus en raison de leur indiscipline. La postérité de cette scission-là s’est révélée plus forte, dans la mesure où elle a été la conséquence de deux querelles importantes au sein de la SFIO de l’époque.

L’une d’elles était liée à l’opportunité ou non de participer à des gouvernements dirigés par le Parti radical. Au début des années 1930, une majorité des députés y sont favorables, mais ils ne représentent en fait qu’une minorité « participationniste » au sein du parti tout entier. Après une première tentative de réconciliation lors d’un congrès extraordinaire tenu à Avignon en avril 1933, l’explication finale a lieu lors du trentième congrès de la SFIO à Paris en juillet de la même année. Marcel Déat (1894-1955), secrétaire général du PsdF à sa création en 1933 © Wiki Commons

À cette occasion, se superpose l’expression d’une autre querelle, distincte car de nature plus doctrinale. Elle est portée par des élus baptisés « néo-socialistes », parmi lesquels on compte le futur secrétaire général du PSdF, Marcel Déat.

Les néo-socialistes pensent que face au défi fasciste, le socialisme doit assumer une ambition de rénovation nationale, apte à répondre à la quête de « neuf » parmi la jeunesse, aux « ferments révolutionnaires » qui travailleraient les classes moyennes et à « l’abattement général » qui toucherait la classe ouvrière. « Épouvanté », selon ses propres termes, Léon Blum leur reproche de vider le socialisme de son sens en le déconnectant de l’internationalisme, et d’être prêts à singer le fascisme en prétendant l’éviter.

À sa naissance fin 1933, le PSdF peut compter sur une quarantaine de parlementaires et environ 20 000 adhérents. Doté de hautes ambitions, il reste en fait pris en étau entre les socialistes et les radicaux. En 1935, il finit donc par se fondre dans une Union socialiste républicaine qui participe au Front populaire l’année suivante. Si beaucoup de ses membres ont ensuite retrouvé les rangs de la SFIO après la guerre, plusieurs figures, dont Marcel Déat, ont suivi une dérive qui les a conduits jusqu’à la collaboration avec l’occupant nazi.

Après la Libération, les dissidences les plus significatives se sont produites en réaction à des orientations controversées prises par le secrétaire général de la SFIO, Guy Mollet. Il s’agit de sa politique algérienne en 1956, contradictoire avec les promesses d’apaisement faites en campagne électorale, puis de son soutien à l’investiture du général de Gaulle à la présidence du Conseil en mai 1958, prolongé par le ralliement à la nouvelle Constitution portée par ce dernier.

La SFIO préserve des réseaux, ainsi que des assises territoriales et parlementaires, dont la taille n’est égalée par aucune des nouvelles formations rivales.

De nombreuses voix fustigent alors une dérive coloniale et cocardière de leur parti, ainsi que sa reddition face au spectre du pouvoir personnel. À la paralysie doctrinale, leur semblent s’ajouter des faillites morales qui discréditent l’idéal conservé sur le papier.

Entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, des socialistes en rupture de ban se dispersent donc dans une série de clubs et de petites formations, dont on épargnera les sigles et la chronologie des fusions, séparations et disparitions. Mentionnons tout de même que la plus importante d’entre elles, dont la vigueur militante et la créativité idéologique ont perduré jusqu’aux années 1980, a été le Parti socialiste unifié (PSU).

En dépit de l’affaiblissement de la SFIO que traduisent ces départs successifs, la formation de Guy Mollet préserve des réseaux, ainsi que des assises territoriales et parlementaires, dont la taille n’est égalée par aucune des nouvelles formations rivales. « Le Parti socialiste, écrit Pierre Lévêque dans son Histoire des forces politiques en France (Armand Colin, 1997), demeure statistiquement la formation dominante de la gauche non communiste et, en dehors du PCF, la principale force d’opposition au régime gaulliste. »

C’est bien pourquoi de nombreux acteurs politiques, de Jean-Pierre Chevènement à François Mitterrand, choisissent de s’investir dans ce parti pour y véhiculer leurs ambitions. Alliés pour la circonstance, ils l’engagent définitivement sur un nouveau chemin au congrès d’Épinay de 1971  : celui de l’union de la gauche, matérialisé par la signature du Programme commun avec le PCF en 1972.

La nouvelle orientation, qu’il s’agit pour les élus d’appliquer sur le terrain, est justement à l’origine de nouvelles petites scissions. En effet, elle heurte des responsables de l’ex-SFIO matricés de longue date par l’anticommunisme, autant qu’habitués à des alliances tournées vers le centre, héritées de la IVe République.

Personne ne se souvient, cependant, du Mouvement démocrate socialiste de France (dont le candidat Émile Muller obtint 0,7 % à l’élection présidentielle de 1974) ou de la Fédération des socialistes démocrates d’Éric Hintermann. Lancées en ordre dispersé, par des dirigeants vieillissants et peu charismatiques, ces formations sont surtout en butte à l’installation de la bipolarisation droite/gauche, qui réduit leur espace potentiel à néant. Le député-maire de Belfort Jean-Pierre Chevènement prononce un discours le 13 décembre 1992 à Champs-sur-Marne lors de la deuxième Convention du Mouvement des Citoyens. © Bertrand Guay / AFP

C’est dans ce système politique relativement fermé, où les nouveaux partis doivent affronter des modes de scrutin peu favorables à une percée vis-à-vis des partis de gouvernement installés, que Jean-Pierre Chevènement et ses amis ont à leur tour tenté leur chance, en fondant le Mouvement des citoyens (MDC) en 1993. Entre-temps, celui qui a toujours campé à l’aile gauche du PS a été mis en minorité sur le tournant de la rigueur en 1983, l’élaboration du marché unique en Europe par sa bête noire Jacques Delors dans la foulée, et la guerre du Golfe en 1990.

Le référendum sur le traité de Maastricht, en septembre 1992, accélère un processus d’éloignement qui débouche sur la fondation du Mouvement des citoyens (MDC) au début de l’année 1993. Tout comme le référendum de 2005 sur le TCE qui sera une expérience clé pour Mélenchon et ses amis, lesquels ont alors expérimenté la chaleur et la cohérence de la « gauche du “non” », le scrutin encourage les chevènementistes dans leur volonté de faire advenir une « autre gauche ».

Le virage républicain et le discours souverainiste de Jean-Pierre Chevènement font néanmoins perdurer une ambiguïté entre des tentations de rassemblement par-delà la droite et la gauche, et l’ambition affichée au congrès fondateur de « relever la gauche avec la France ». Cette seconde option amène le MDC à participer à la coalition gouvernementale de la gauche plurielle entre 1997, du moins jusqu’à la démission de Chevènement sur la question corse à l’été 2000.

Deux ans plus tard, une campagne présidentielle menée en direction des « républicains des deux rives » se solde par le résultat modeste de 5,3 % des suffrages exprimés. Par la suite, le MDC devenu MRC a perduré à travers une poignée de parlementaires et d’élus locaux, avant de fusionner en 2019 avec de nouveaux socialistes en rupture, au sein de la Gauche républicaine et socialiste (GRS). Quant à la figure fondatrice de cette entreprise politique qui n’a guère prospéré, elle est aujourd’hui un soutien de la « grande coalition » d’Emmanuel Macron. Comment Mélenchon a réussi

Au vu de ces antécédents, il n’est pas étonnant que le lancement du petit Parti de gauche (PG), auquel ont assisté quelque deux mille personnes à Paris en novembre 2008, ait suscité le scepticisme. D’autant que le cheminement ayant mené à la défection des mélenchonistes ressemble fort, dans ses modalités, à celui qui avait abouti au choix de la sortie par les chevènementistes.

Dans les deux cas, on retrouve une combinaison de perte d’audience dans les scrutins internes du parti et d’implication croissante dans des initiatives extérieures au parti, qui se révèlent d’ailleurs bien plus valorisantes. D’où le sentiment d’une marginalisation « malgré soi », qui érode la fidélité réelle à l’institution partisane et finit par rendre acceptable le coût de la rupture.

Il reste que la sortie de Mélenchon et ses amis ne s’est faite qu’après avoir obtenu quelques assurances importantes. En septembre 2008 à la Fête de l’Huma, la secrétaire nationale du PCF Marie-George Buffet évoque des « fronts » à constituer pour les prochaines élections européennes. Un mois plus tard, les communistes acceptent d’élargir la notion à des « partis » et plus seulement à des « personnalités ». Les conditions de naissance d’un Front de gauche, dans lequel le jeune parti mélenchoniste aura sa place en tant que tel, sont réunies.

Par la suite, le leader du PG parvient à s’imposer comme le candidat présidentiel de cette coalition partisane. Il avait rêvé qu’elle devienne un parti à part entière, comme Die Linke en Allemagne, co-dirigée par un autre social-démocrate lui aussi dissident, Oskar Lafontaine. Mais même après son bon score à l’élection de 2012, qui révèle ses qualités de tribun et lui fait franchir un seuil de notoriété, il comprend que le PCF n’acceptera jamais de se fondre ainsi dans une nouvelle formation.

Pour sa part, dès l’arrivée au pouvoir de François Hollande, il a l’intuition qu’il lui faut tenir une ligne de démarcation très nette vis-à-vis du PS au pouvoir. La bérézina que ce dernier connaîtra, et ses alliés gouvernementaux avec, rendra ce pari décisif. De plus, alors que les performances du Front de gauche restent médiocres aux élections intermédiaires, il chevauche le « moment populiste » en lançant La France insoumise (LFI).

Car ce qui permet à la dissidence de Mélenchon de devenir victorieuse, c’est d’être adaptée à un contexte rare de réouverture du jeu politique.

D’une part, dans toutes les démocraties occidentales, les systèmes partisans subissent les soubresauts de la grande crise de 2008. Les allégeances politiques traditionnelles sont déstabilisées et le vent est porteur, à gauche, pour une contestation démocratique, sociale et écologiste de la mondialisation, plus qu’étroitement souverainiste. En France, malgré toutes ses fragilités, c’est LFI qui exprime ce clivage mieux que d’autres.

D’autre part, Mélenchon bénéficie de beaucoup plus que d’un échec du PS. Lui à sa gauche, et Macron à sa droite, s’offrent comme issues à une base électorale socialiste qui s’effondre sur elle-même. Le parti à la rose, qui avait toujours conservé un noyau électoral minimal et des bases locales solides dans les moments de basses eaux, se voit brutalement privé du premier. Les collectivités qu’il détient ne lui offrent dès lors plus que l’illusion de compter encore au niveau national – illusion dissipée par le score chétif d’Anne Hidalgo le 10 avril dernier.

Enfin, Mélenchon ayant su saisir à son profit cette rare fenêtre d’opportunité, les dissidents qui viennent à sa suite ne peuvent prétendre à la même réussite. C’est le cas de Génération·s, lancé par Benoît Hamon après son échec à l’élection présidentielle de 2017. Deux ans après, Mediapart détaillait des manquements internes qui ont encore davantage entravé le développement d’un parti désormais intégré au Pôle écologiste. C’est aussi le cas de la GRS de Maurel et Lienemann, dont les animateurs ont plutôt regardé du côté d’Arnaud Montebourg ou Fabien Roussel, qui ont plutôt mené des campagnes d’arrière-garde cette année.

En définitive, le dissident de 2008 peut se targuer d’être celui qui réalise aujourd’hui une union des gauches sur ses bases programmatiques, au bénéfice premier de son entreprise politique, laquelle devrait se doter du plus grand groupe de ce camp à l’Assemblée nationale.

Si l’accord trouvé dans le cadre de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale apparaît historique, c’est aussi pour cette raison. Certes, la construction reste fragile. Mais jamais, de l’histoire des gauches au XXe et au XXIe siècle, ce scénario ne s’était produit.

Fabien Escalona


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message