1972 : au Joint français, la colère bretonne

jeudi 12 mai 2022.
 

Il y a cinquante ans, le 9 mai 1972, les grévistes du Joint français rentraient dans leur usine de Saint-Brieuc la tête haute. Parce qu’après plus de deux mois de lutte, la colère bretonne et la dignité ouvrière l’avaient emporté sur le mépris patronal. Retour sur cette « grève significative » et sur le sens de la solidarité de classe.

Ce premier mai 1972, une délégation d’ouvrières et d’ouvriers du Joint français ont fait le déplacement à Paris pour manifester, à l’invitation d’une extrême gauche unie (1). Pourquoi elles, pourquoi eux ?

Parce que les grévistes de l’usine du « Joint » de Saint-Brieuc, spécialisée dans le matériel d’étanchéité, sont en lutte depuis plus de deux mois.

Parce que leur combat frappe les esprits, qu’il combine plusieurs caractères de cette période d’insubordination ouvrière (2).

Parce que les images de la grève et des ses affrontements ont circulé au travers des reportages télévisés ou photographiques, et que l’une d’entre-elles est déjà devenue iconique, reproduite sur les tracts, les brochures, les affiches, les banderoles… : celle d’un ouvrier du Joint tenant fermement au col un CRS (qui s’avère être un copain d’école) (3).

Une usine bretonne

Mais de quelle usine parle-t-on ? Le Joint français est une filiale de la Compagnie générale d’électricité, possession d’Ambroise Roux, grand capitaliste français vice-président du CNPF, le syndicat patronal (4). L’usine-mère du Joint est à Bezons dans le Val d’Oise et c’est en 1962 qu’est implantée une nouvelle usine à Saint-Brieuc, ville -préfecture des Côtes du Nord (aujourd’hui Côtes d’Armor).

Dix ans après, l’usine de Saint-Brieuc emploie près de 1000 ouvrières et ouvriers (à peu près dans les mêmes proportions), pour l’écrasante majorité elles et ils sont des OS, des ouvrier·es spécialisé·es, c’est à dire sur des postes très peu qualifiés, à forte pénibilité et gratifiés de salaires très bas. Très peu d’ouvriers professionnels, très peu d’encadrement. La moitié des effectifs est compris dans une fourchette d’âge entre 20 et 24 ans (la majorité est alors à 21 ans). Très majoritairement le personnel ouvrier est jeune et célibataire et les effectifs « tournent » beaucoup. Même si en réalité ils et elles sont peu à arriver directement des campagnes environnantes, les ouvrier·es de l’usine de Saint-Brieuc sont considérés par la direction francilienne du Joint Français comme des « ouvriers-paysans », durs à la tâche autant que dociles face au patron.

La grève de 1968 – dans laquelle l’usine du Joint est rentrée tardivement pour toutefois en sortir la dernière de Saint-Brieuc – a permis que se créent deux sections syndicales, CGT et CFDT. Cette dernière va rapidement prendre le dessus, aidée en cela par une Union départementale dynamique qu’anime Jean Le Faucheur, par ailleurs militant PSU (5).

Une grève pour la dignité

En 1972 le feu couve : les ouvrier·es se sont aperçu·es que leurs salaires, à travail égal, étaient inférieurs de 20 % à ceux des ouvrier·es de l’usine de Bezons. Les syndicats optent pour une grève perlée et des débrayages par ateliers à partir du 15 février. Mais, signe de l’époque, le 10 mars les ouvrier·es débordent les consignes syndicales et votent à 75 % la grève illimitée et l’occupation de l’usine. La CFDT qui depuis 1968 a pris le pli de s’adapter à la radicalité des luttes ouvrières (6), soutient la décision des grévistes.

Leur revendication est simple : aligner leurs salaires sur ceux « de Paris », ce qui veut dire gagner une augmentation de 70 centimes de l’heure. À travail égal, salaire égal. L’intransigeance patronale va entraîner un conflit d’une rare intensité. Dès le 17 mars, après une plainte de la direction, l’usine es t évacuée par les gardes mobiles sur ordre du préfet… et occupée par les forces de l’ordre ! Le 19 mars, même les non-grévistes renoncent à venir travailler. Comme le dit l’historien Vincent Porhel l’usine est « de facto transformée en caserne ». La grève s’installe dans la durée. Les confrontations aux grilles de l’usine sont quotidiennes.

La solidarité s’organise : la mairie PSU délivre des bons d’alimentations et les paysans assurent le ravitaillement ; un comité de soutien s’active en ville et au cœur de la jeunesse lycéenne ; un match de football est organisé « par de joyeux drilles briochins au profit des grévistes du Joint français » ; Paco Ibañez, Claude Nougaro… ainsi que le breton Gilles Servat, viennent chanter pour les grévistes :

« Et voici la colère bretonne / La colère et l’espoir mêlé / Les charlatans qu’on déboulonnent / Voici le matin qui se lève / Voici la liberté qu’on rêve / Voici le jour des poings levés ! » (7)

Mais les négociations sont à la peine et les délégués syndicaux, CGT comme CFDT, estiment qu’il faut trouver une porte de sortie. Mais quelle violence ?

Le 5 avril, un nouveau round de négociations est organisé dans les locaux de l’inspection du travail de Saint-Brieuc. Les propositions patronales tombent et c’est la douche froide : 19 centimes d’augmentation. La « colère bretonne » frappe alors. Les 200 à 300 ouvrières et ouvriers présent·es sur place séquestrent la délégation patronale toute la nuit. Un cinéaste du collectif militant Torr e Benn (8), Jean-Louis Le Tacon, capture la scène : on y voit des grévistes, hommes et femmes, se moquer des patrons, les pousser, les bousculer (9). La célèbre photo est prise le 6 avril, au petit matin de cette « nuit blanche », alors que l’inspection du travail vient d’être évacuée par la police, non sans heurts. Interviewé en direct par la télévision avec son homologue de la CGT, Jean Le Faucheur de la CFDT entend le bruit de l’affrontement. Ni une ni deux, il court rejoindre les grévistes, laissant en plan le journaliste comme le cégétiste. À ce moment, le conflit acquiert une audience nationale.

Les affrontements entre grévistes et CRS se multiplient : à la violence patronale répond la violence des ouvrières et des ouvriers. Sans que cela ne leur nuise dans « l’opinion publique » : le 18 avril, une grande manifestation régionale rassemble de 10 000 à 15 000 manifestant·es venu·es de toute la Bretagne. Le drapeau rouge côtoie le Gwenn ha du. L’UD CFDT, la mairie PSU et le comité de soutien arrivent à fonctionner de concert. Le rôle de l’extrême gauche dans ce dernier est apprécié à sa juste valeur : la Ligue communiste, implantée notamment dans les lycées de la ville, diffusant son bulletin Taupe Rouge, y est très active et a de ce fait bonne presse. Les maoïstes apparaissent comme extérieurs et il n’y a pas d’intervention libertaire sur place à proprement parlé… bien que la CGT puisse voir dans la « violence » des grévistes la réminiscence archaïque d’un anarcho-syndicalisme originel. Mais il n’y a aucun « gauchiste » au sein de l’usine (et il n’y en aura pas après), et la CFDT conserve de bout en bout le lien direct avec les grévistes. La solidarité de la classe ouvrière briochine, qui se manifeste par un soutien financier et des débrayages, est structurée par les réseaux syndicaux : c’est celle qui permet de tenir au premier chef. Dans les cercles de la gauche syndicale CFDT, c’est l’occasion de réfléchir au rapport à entretenir avec les comités de soutien [voir l’analyse qu’en tire Frédo Krumnow reproduite à la suite].

Car c’est bien l’articulation de la solidarité locale et de l’écho médiatique national, savamment pesée par l’équipe départementale de la CFDT, qui permet d’obtenir le 6 mai un protocole d’accord garantissant 65 centimes d’augmentation. Malgré une minorité s’y opposant, la reprise est votée largement le 8 mai. La grève est victorieuse. La colère et la dignité ouvrière l’ont emporté sur le mépris patronal.


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