Irlande du Nord : contexte et enjeux de la victoire électorale inédite du Sinn Féin aux législatives

jeudi 2 juin 2022.
 

La victoire du Sinn Féin aux élections du 5 mai dernier est un nouveau pas dans la crise que connait le Royaume-Uni après le Brexit.

par LABICA Thierry

Le 5 mai dernier ont eu lieu une série d’élections au Royaume-Uni. L’Écosse, le Pays de Galles et l’Angleterre (soit la Grande-Bretagne) renouvelaient une partie de leurs gouvernements locaux (environ 150 assemblées sur un total de 400, soit environ 4 000 sièges sur un total de 20 000). Le même jour, l’Irlande du Nord réélisait son parlement autonome (Stormont) issu du processus de « dévolution » engagé à partir de l’accord de Belfast de 1998 (aussi appelé « accord du Vendredi saint »).

Pour la première fois depuis la partition de l’Irlande et la création de l’Irlande du Nord il y a 101 ans, le Sinn Féin, formation de gauche, nationaliste républicaine en faveur de la réunification de l’Irlande, est arrivé en tête de cette élection, avec 29 % des suffrages et 27 sièges (d’une assemblée qui en compte quatre-vingt-dix).

Ces élections ont des implications majeures à diverses échelles, que ce soit pour l’Irlande du Nord et l’île d’Irlande elle-même, pour le Royaume-Uni post-Brexit ou, à un niveau international, au-delà du cadre européen même.

Au premier chef, la victoire du Sinn Féin est marquante dans la mesure où la structure politique de l’Irlande du Nord, depuis sa création, visait à rendre une telle éventualité impossible : tout était conçu, dès l’origine, pour garantir des majorités protestantes favorables au maintien de ce territoire dans le Royaume-Uni. En devenant le premier parti du mini-État, le Sinn Féin signale une évolution historique d’autant plus significative que deux ans plus tôt seulement, en 2020, le même parti était devenu la principale force politique au sud, lors des élections législatives en République d’Irlande ; avec près de 25 % des voix, le Sinn Féin dirigé par Mary-Lou McDonald infligea une défaite sans précédent, là encore, au tandem des partis de droite historiques au pouvoir (Fianna Fáil et Fine Gael [1]).

Ces résultats sont eux-mêmes autant d’expressions supplémentaires des évolutions profondes qui traversent la société irlandaise au sud comme au nord, que l’on parle par exemple d’avortement ou de mariage pour tous [2] dans cette culture si longtemps sous l’emprise d’un conservatisme catholique romain particulièrement puissant. Central également dans la séquence ouverte par l’accord de Belfast, il y a encore le fait qu’existe en Irlande une génération qui, bien qu’amplement avertie sur l’histoire récente de l’île, n’a pas connu les circonstances et les souffrances de trente années de guerre civile. L’audience du Sinn Féin de nos jours ne peut aussi être tout à fait étrangère à cette distance historique qui éloigne désormais ce parti de son lien à l’IRA [3] et au contexte de la lutte armée.

Ces inflexions historiques profondes rencontrent depuis quelques années le contexte créé par le référendum de 2016 sur la sortie de l’UE. Le scrutin nord-irlandais de début mai prend toute son importance au regard de cette situation marquée par le blocage chronique sur la question du statut de l’Irlande du Nord dans ce cadre.

Une réaction en chaîne

Résumons. L’Irlande du Nord est censée sortir de l’UE, de son marché unique, de ses normes et standards, avec le reste du Royaume-Uni. Ceci implique, pour des raisons de réglementations commerciales sur les échanges, l’instauration d’une frontière douanière sur l’île d’Irlande entre le nord et la République qui, elle, fait toujours partie de l’UE. Mais pour des raisons politiques et constitutionnelles, le projet d’une telle frontière est impensable : elle contreviendrait aux dispositions de l’accord de Belfast et serait potentiellement facteur de résurgences auxquelles personne ne veut assister. Une solution temporaire a été négociée entre l’UE et le gouvernement de Boris Johnson : le « protocole sur l’Irlande du Nord ». Selon cet arrangement, l’Irlande du Nord reste dans le marché unique de l’UE, et les contrôles douaniers sont effectués en mer d’Irlande, entre la Grande-Bretagne et l’île d’Irlande et non sur l’île d’Irlande, entre le nord « britannique » et le sud.

Pour les partis unionistes et loyalistes nord-irlandais (qui défendent le maintien dans le Royaume-Uni et la loyauté à la couronne d’Angleterre), ce protocole est un affront dès lors qu’il instaure un statut intermédiaire, ou hybride, de la partie nord de l’île, hors du territoire du Royaume-Uni. En guise de protestation et pour contraindre le gouvernement Johnson à enfreindre l’accord passé avec l’UE, le dirigeant du principal parti unioniste [4], Jeffrey Donaldson, a donc décidé de boycotter la structure de partage de pouvoir (au sein de l’exécutif) instituée par l’accord de Belfast, ce depuis le début février 2021. Donaldson a également pratiqué la politique de la chaise vide dans le cadre des réunions interministérielles entre le nord et le sud. Ce faisant, il bloque depuis plus d’un an le fonctionnement de l’exécutif autonome nord-irlandais [5] et continue ainsi d’empêcher Michelle O’Neill d’exercer son mandat de first minister issu de l’élection du 5 mai.

Trois facteurs contribuent à affaiblir la position historiquement hégémonique des unionistes. Le premier tient à l’ordre constitutionnel issu de l’accord de Belfast et qui impose, entre autres, ce principe de partage du pouvoir. Mais il faut également garder à l’esprit que plus récemment, en 2016, une nette majorité de nord-irlandais (56 %) ont voté pour rester dans l’UE quand les unionistes ont défendu une sortie en version Johnson. Et troisièmement, contrairement à Theresa May dont la survie dépendait de dix élus unionistes après sa dégringolade aux législatives de 2017 au Royaume-Uni, Boris Johnson, lui, n’a pas besoin du moindre parlementaire unioniste au parlement de Westminster pour assurer sa majorité absolue. Autrement dit, les unionistes ne peuvent exercer aucune pression sur le gouvernement Johnson à Londres où les tories anglais (bien plus que britanniques) sont largement majoritaires depuis décembre 2019. D’où le recours à cet autre levier, à savoir le boycott et le blocage prolongé de l’exécutif nord-irlandais.

Le Sinn Féin est renforcé

Si Michelle O’Neill et le Sinn Féin se voient maintenant encore empêchés de gouverner, les dividendes pour eux paraissent assez évidents : face au DUP, défait dans les élections, qui exige que les accords passés avec l’UE soient piétinés, et qui refuse de se soumettre à la règle démocratique la plus élémentaire, le Sinn Féin a tout le loisir de faire figure d’organisation raisonnable, respectueuse de – et pleinement en phase avec – la volonté populaire exprimée dans les urnes (que ce soit lors du référendum sur l’UE ou suite aux dernières élections législatives), soucieuse de bien faire fonctionner les institutions et de se conformer au cadre constitutionnel réputé avoir permis de mettre un terme à des décennies de carnages.


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